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Autour du feu, Françoise Delorme et Florence Saint-Roch, 2e partie, chap. 3

mercredi 5 octobre 2022, par Florence Saint Roch

F. D. : Quelques lignes, pas plus, avons-nous dit !

Je suis le centre du motif
Je suis l’araignée prise au piège
L’âne qui tourne le manège
Je suis l’égoïsme tardif

Je suis le centre du motif
Maille, si je me détricote
Si je m’altère fausse note
Si mon cœur est inattentif

Anne Sylvestre

Cette œuvre de Baselitz que tu proposes au regard dans le chapitre précédent est impressionnante. Elle rappelle que nous sommes l’araignée et sa toile. Nous ne nous séparons jamais de ce que nous inventons, ni de ce qui nous nourrit et que nous nourrissons. Le poète, que peut-il dans ce carnage, pour ne pas le susciter en même temps qu’il prétendrait s’en défendre ? Je ne sais pas. Je me demande de quelle attention il faudrait faire preuve pour avancer des mots que les autres entendraient au moment où ils sont prononcés et pas quelques siècles après ... Ils se sentiraient tenus d’y répondre ? Dans une autre idéologie, peut-être.
J’aime le dernier vers d’Anne Sylvestre. Quelle attention aux mots des autres il faudrait prodiguer pour qu’un désir nouveau de comprendre et de vivre ensemble autrement surgisse ? Je ressens peu de tirant. Rien ne se déplace assez, ni dans les discours politiques, ni dans la vie des poèmes. Même si nous ne croyons plus assez ni au langage ni au réel, ceux-ci continuent d’exister et d’agir. La puissance de « ce qui arrive » comme la performativité potentielle de la langue et plus particulièrement du poème (qui est censé le plus apte à développer toute la latence qu’elle contient) m’étonne.
Sommes-nous sourds, disais-je ? Ou ne voulons-nous pas entendre que sécréter un autre fil de soi devient nécessaire, inéluctable ? Nous ne pouvons seulement user du monde ; nous sommes le monde, c’est tout, même si l’écart qui révèle notre inséparation nous leurre sans cesse en nous faisant croire l’inverse ? Tout l’enjeu est là. Beaucoup s’en émeuvent, beaucoup essaient. Parfois, quelque chose bouge, fait de la lumière, qui continuera. Infime, tremblante. Je ne désespère pas, j’espère peu. Je me souviens de ces vers de Liliane Giraudon : « situation post-utopique / l’emblème repose très bas / parmi les herbes ».

F. S.-R. : Oui, le poète de Baselitz est écartelé, au cœur de la cible – flottant et pris dans les courbes du temps : cernes rouges et noirs d’un bois plus dur que lui. Sa situation paraît fragile, douloureuse, et, franchement, peu enviable. Sombre tableau : qui, le regardant, a encore envie d’être poète ? Quid de ce qui y appelle ? Passés les égoïsmes premiers (par aveuglement, sans doute, je les sens plus premiers que tardifs), quel point de dé-part : quelles étroitesses conjurer, quelles limitations dépasser, et vers quoi se tourner, à qui s’adresser ? Et dans quelle langue ?
Autant de questions qui, parfois, feraient rendre le tablier. Pourtant, qui le rend, ce tablier ? Qui abandonne, lâche l’affaire ? Découragement et scepticisme ne parviennent pas complètement, dirait-on, à faire cesser l’aventure poétique – ni artistique en général. Des montagnes de choses se détricotent, les politiques patinent, les utopies d’hier font les dystopies d’aujourd’hui. Mais, justement, reste un mais : incurablement, des femmes et des hommes restent à l’œuvre, même si sûrement beaucoup souffrent de la distorsion entre nécessité intérieure et arguments venus du dehors – entre l’élan créateur et sa réception. Et même si les poètes entre eux, cela arrive à l’occasion, restent sourds les uns aux autres, ne prennent pas la peine de bien se lire, littéralement, ne s’entendent pas...
Alors, que proposer, comment s’entendre ? Avec qui s’aboucher ?
S’appuyant sur un vers de Du Bouchet (comment aurait-il pu ne pas s’y entendre en abouchement ?), Ariane Dreyfus écrit :

Enfin
Cracher
Les caillots de la malheureuse parole

Plutôt l’arbuste, son impatience, vite la pelle
Avant que la nuit tombe et ses racines dehors

C’est fait.
Il boit son eau plus tranquille.

Le but serait de se parler comme on se donne à boire.
Je plante un peu d’écrire. Mais le but serait comme on se donne et s’étire.

Jusqu’à la porte. Voilà je lui parle.

Un visage tiendrait la porte ouverte.
[…]

Ariane Dreyfus, La Bouche de quelqu’un, Tarabuste, 2003, remanié pour Comme si c’était hier, collection Reprises, Tarabuste, 2022.

Le « comme » et le « comme si », à l’articulation du même et de l’autre, si chers aux poètes, et si profondément explorés par Ariane Dreyfus (avis aux amateurs, toute une thèse à imaginer sur le sujet), me semblent énoncer la possibilité de cet « autre fil » dont tu parles. Autre fil de soi, autre régime d’être, sans doute, dans une vie devenue plus « élastique » (je pense à Sophie ou la vie élastique, bien sûr – Le Castor Astral, 2020), plus fluide, étirable et résiliente à la fois (je file la métaphore élastique !), plus généreuse, et, au bout du compte, plus désirable…

F. D. : Comme disent Lakof et Johnson, nous ne vivons pas de la même manière dans « le temps, c’est de l’argent » et avec « le fleuve du temps » ! « Je file la métaphore élastique », belle manière d’introduire une dé-finition de la vie symbolique, métaphore vive si elle reste dans l’orbite de « l’être-comme », du « frémissement du comme-un de(s) choses » cher à Michel Deguy ou à Milène Tournier dont le livre Je t’aime comme décline, fragmente, redouble et recoud l’invite ! Elasticité de l’écart, du seuil, propre à donner à sentir le continu et le discontinu simultanés de nos vies et de la parole dans le même mouvement créateur qui les produit et nous met au monde. Ce mouvement, l’art doit s’en charger et plus particulièrement la poésie si elle est, comme le dit Henri Meschonnic, « une écoute qui contraint à l’écoute ». Oui, il faudra bien s’entendre , désirer ce « comme-un », mettre en œuvre le « est et n’est pas », l’ouverture inquiète des possibles du « comme. » Mais, comme on le sait les élastiques cassent. Pour certains, ils me semblent déjà cassés et j’espère maintenant ... dans la capacité de réparer, de nouer-dénouer-renouer, sûrement, de déjouer les réifications.

Plus souvent qu’on ne le voudra, ce sera en dénouant. S’astreindre à ces gestes sera déchirant, parfois désespérant. L’égoïsme premier de toute cellule vivante nous empêchera longtemps, mais aussi l’égoïsme tardif, forme d’inconscience criminelle difficile à débusquer, à circonscrire, à convertir. Toute une fatigue en résulte, que chacun devra(it) assumer, toujours. Creuser, planter l’arbre, l’arroser, c’est tout un programme , s’apercevoir qu’il est en mauvaise posture, qu’il a besoin d’eau, ne pas se tromper sur ses besoins spécifiques, veiller sur lui, avant la belle, réelle et si plaisante simplicité de « donner à boire », de trouver « visage » ! C’est de tous les instants un « sacré boulot » (titre d’un petit livre de Patrice Duret et Sylvain Thévoz sur le travail du poète, éd. Du Miel de l’Ours, Genève). Qui en a assez envie aujourd’hui ? Et qui en eut jamais envie, sans le concours de Dame Nécessité (manger, boire, parler en ce qui concerne les vivants humains) ? La nécessité du poème existe, comme celle de l’arbre. Toutes sortes de prisonniers nous ont touché quelques mots saxifrages de ce lien entre vie et poésie, Nelson Mandela dans Un long chemin vers la liberté, Primo Levi dans Si c’est un homme, Evguenia Guinzburg dans Le vertige et tant d’autres. Regarder un brin d’herbe entre deux pierres dans la solitude carcérale, reconstruire L’Odyssée à plusieurs, avoir perdu et retrouver un vers oublié.

Chacun cherchera, de plus en plus, seulement je le crains quand la nécessité s’en fera impérativement sentir, comment habiter poétiquement ici dans la langue, manière tragique de « faire monde », seule manière de ne pas se défausser. Mouvement passé-présent-futur, un peu tous azimuts et dans tous les sens. La tâche, si tâche il y a, consisterait aujourd’hui à continuer la mémoire de la geste symbolique, à la porter au-dessus des précipices publicitaires, industrialisants et « marchandisants », à garder opérante la « rime » la plus généralisée possible, si elle « réalise un état indéfiniment naissant de la signifiance » (Henri Meschonnic), si elle peut se greffer et ainsi se survivre, malgré les saisons elles-mêmes dérangées, changer pour exister, encore (re)commencer :


L’hypothèse noire grandit.

Avril ouvre son ciel aux arbres,

j’entreprends pour écrire

de nouer deux branches fines.

Isabelle Lévesque


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