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Entretien avec Pierre-Alain Tâche par Françoise Delorme

lundi 11 janvier 2021, par Cécile Guivarch

Nous pourrions commencer par aujourd’hui, et interroger ce dernier « état des lieux » qu’est le livre qui vint de paraître. Un des chapitres est intitulé « Une ferveur lucide ». Peut-être est-ce pour cela, pour la fertile assurance que peuvent laisser venir ces mots, mais j’ai le sentiment que l’ensemble des poèmes rassemblé dans Clarté des pertes est moins mélancolique que vos derniers ouvrages. Est-ce vrai ?

Le chapitre du livre auquel vous faites allusion est dédié à la mémoire de la poétesse Heather Dohollau avec laquelle j’ai beaucoup échangé. La lucidité et la ferveur dont le titre fait état lui appartiennent en propre. Mais il n’est pas interdit d’y voir une leçon. Et il est vrai, alors, qu’une « fertile assurance » peut naître de ces mots qui, pourtant, appartiennent à autrui. Ils ont pour effet de dégager un horizon où le deuil trouve une fonction comme inattendue engageant qui écrit sur la perte à ne pas laisser libre cours à la mélancolie.

Une sorte de dynamisme se déploie et (dé)livre encore une belle moisson de poèmes qui invitent à retrouver, à inventer une joie de l’écriture poétique que rien ne menace plus vraiment tant elle se risque à s’exposer dans la grande précarité qu’elle découvre et tente d’assumer. Eprouvez-vous la même avenante et entreprenante tranquillité que celle que le lecteur perçoit, est-ce que la légère lumière qui en naît vous éclaire aussi, un peu, un peu plus qu’auparavant ?

Clarté des pertes a été le lieu d’une expérience singulière et nouvelle, pour moi, dans la mesure où il s’agissait, pour tenter de le surmonter par l’écriture, de prendre en compte un sentiment de perte que la vie, déjà, amplifie (avec l’âge ?) et que la mort exacerbe, bien évidemment. Or, la confrontation au deuil d’êtres chers m’a conduit, pas à pas, vers une sérénité à laquelle je ne m’attendais pas. La gratitude l’emportait sur toute autre considération. Et, de fait, une confiance fut ainsi retrouvée au gré de balades méditatives et d’un compagnonnage confiant avec ceux qui m’ont été chers et qui ne sont plus, mais aussi avec des lieux comme désenchantés. Une forme de sérénité, que je ne connaissais pas jusqu’ici, a libéré l’écriture poétique - et quand bien même elle se savait et se sait encore en grande précarité.

Ce n’est pas tant qu’il n’y ait plus de menace parce qu’il n’y aurait plus rien à perdre, mais j’éprouve plutôt que la disparition soudain bascule vers une dimension autre et dégage une clarté qui libère la parole en retour. Ce qui a été, alors, rayonne dans la lumière de ce qui est ou, si vous préférez, dans cette éternité de l’instant dont j’ai si souvent (et peut-être trop complaisamment) fait état ! Et cette lumière est bienfaisante, qui écarte pour un temps la plainte, renouvelle l’écoute et autorise d’espérer une relation plus apaisée avec le réel, avec le proche, et peut-être même d’entrer, selon la belle expression de Jean-Pierre Lemaire, « dans la confidence des choses ».

Donner à ressentir aujourd’hui au plus près, dans les mots de ce poème ici présent, votre rencontre avec d’autres poètes directement dans leurs poèmes, accueille chacun d’entre nous, comme si « ce compagnonnage » libérait non seulement la parole mais le regard de chacun, les sens, parole peut-être prête alors à « réenchanter » le monde autrement, mais comme l’écrit Joël Bastard, dans la grâce d’une « magie sans magie », sans supprimer ni dévier la menace mortelle qui n’épargne rien. Vous expérimentez devant nous, d’une manière encore plus intime, le rapport nécessaire entre culture et expérience vécue comme mode humain d’existence en quelques sorte bicéphale. Vous avez fait de nombreuse références à la musique, l’architecture et la peinture dans vos poèmes depuis toujours, comme si elles dotaient votre expérience d’une autre dimension, à travers le temps et à travers l’espace. Une sorte d’unité et de circulation paradoxales et précaires à la fois entre les œuvres, entre les êtres et entre les êtres et les œuvres naît de l’interpénétration entre deuil - perte, disparition et effacement - avec le partage relancé, continué des mots, des œuvres. Pouvez-vous nous entretenir de l’importance essentielle des références esthétiques dans votre œuvre sans que cela ne l’alourdisse jamais d’un quelconque intellectualisme au service de l’Idée plutôt que de l’Image, bien au contraire ?

L’idée qu’il existe des chemins de traverse entre les êtres, que nous ne demeurons pas distincts d’une unité à jamais féconde, que l’art favorise et permet un accès même étroit à autrui, cette idée-là m’accompagne. Pierre Oster, en ami, aurait sans doute généreusement accepté qu’elle soit aussi mienne. Avec pour conséquence, notamment, que le dialogue établi par le poème en miroir d’autres poèmes m’a toujours semblé être un moyen adéquat de rendre compte non seulement de leur lecture, mais aussi d’une confiance que la pratique de la poésie permet parfois d’établir et qui, seule, autorise une telle forme d’échange. L’amitié entre poètes se nourrit de cette connivence intuitive qui lui confère une autre dimension (où les « chemins de traverse » évoqués par le poète de Paysage du Tout peuvent s’élargir). Ce qui s’exprime, ce qui circule, dans cette manifestation d’une unité vécue, ce ne sont pas seulement des images et des mots, mais, en quelque sorte, la preuve d’une attente aboutie par la grâce d’une expérience de la poésie qui n’aurait pas à se justifier. Il ne s’agit plus alors de comprendre, mais de partager. Mais il faut, pour cela, que deux personnes et deux œuvres consonent vraiment - ce qui est loin d’être fréquent ! Il n’est pas alors question de littérature, mais bien d’une appartenance commune et d’une reconnaissance mutuelle. C’est d’ailleurs le motif pour lequel il me semble évident, pour en avoir fait l’expérience, que le deuil n’entame pas une telle relation, que le poème orphelin maintient l’échange, le relance même, et que la perte, comme vous le suggérez, réenchante le monde.

Pour en venir maintenant aux références esthétiques, elles sont effectivement nombreuses dans ma poésie. Mais elles ne sont ni systématiques, ni conçues comme étant indispensables. Occasionnelles, ainsi, elles sont rarement explicites, car je craindrais que l’on me soupçonne de vouloir faire étalage d’une culture dont je mesure chaque jour l’hétérogénéité à raison d’une diffraction de mes centres d’intérêt et du hasard des circonstances. Je ne les convoque pas : elle sont, en quelque sorte, comprises en pleine pâte, parties intégrantes d’un processus créatif où je leur attribue la fonction de faire lever ma propre parole, de l’agrandir et de lui donner une profondeur qu’elle ne peut acquérir sans l’apport, dans le proche, de l’expérience d’autrui. Sans elles, je manquerais souvent de confiance en ma propre intuition.

Globalement, on pourrait dire que les références tissent, à travers le temps et l’espace, une toile de fond où mon écriture se reconnaît. Mais, en cela même, elles constituent aussi des repères pour le lecteur ; lequel pourra nourrir son approche d’éléments non pas extrinsèques au poème, mais, tout simplement, identifiables en son sein comme autant de balises qui peuvent l’aider à se situer dans le flux de ce dernier.

Cela dit, il est évident, à mes yeux, que citations, allusions et renvois ne participent pas d’un discours à construire. Car je tiens que l’écriture poétique doit éviter d’en être le lieu, même si elle ne répugne pas à s’interroger parfois sur ses enjeux et sur ses modes de fonctionnement. Elle a vocation à tenter de dire tout simplement ce qui est, à accueillir, à risquer. Mais, en cela, elle reste l’occasion d’une connaissance ; laquelle , pour le poète, implique le dévoilement d’une part insoupçonnée de lui-même dont il prend conscience en écrivant. Cette connaissance n’est jamais assurée : elle englobe une part d’indistinct et de mystère. Elle témoigne d’un vécu certes singulier, mais que le poème ne désespère pas d’offrir en partage pour peu qu’il parvienne à donner forme à ce qui, sans quoi, se perdrait.

La référence, en définitive, précise l’enjeu de ce qui a été perçu et, parfois, le valide. Elle laisse apparaître un réseau de liens, elle oriente un sens, mais elle ne l’impose pas. Elle permet d’avancer dans ce que je considère être une autre manière de penser. La poésie ouvre l’écrit à de telles rencontres et à ces libres associations, car elle n’est pas soumise aux lois d’une logique implacable. Elle s’interdit, de même, toute visée téléologique. Il ne s’agit bien évidemment pas, à mes yeux, de renoncer aux outils de la raison ; mais nous avons à retrouver, à reconstituer un équilibre entre cette dernière et l’intuition ; un équilibre que les dérives de l’intellectualisme et les finalités consuméristes ont rompu. La poésie peut aider. à ce recentrement, qui me paraît inéluctable.


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