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Entretien avec Caroline François-Rubino, par Isabelle Lévesque

mardi 24 mars 2020, par Cécile Guivarch

Isabelle Lévesque : Quelle est la place de l’accompagnement des poèmes dans l’ensemble de ton activité de peintre ?

Caroline François-Rubino : L’accompagnement des poèmes occupe une place de plus en plus importante dans mon activité de peintre. Ils sont très présents dans mon atelier, sous forme de manuscrits, de tapuscrits, de petits livres déjà écrits, de feuillets imprimés, d’exemplaires de tête… Tout au long de l’année des livres sont en devenir. Ils exigent la même concentration que celle requise pour le travail sur toiles ou plus grands formats sur papier et ils m’ouvrent chaque fois de nouveaux espaces à investir, de nouvelles pages où peindre et dessiner dans le temps du poème. Depuis que je travaille en collaboration avec les poètes, je ne suis plus jamais seule dans l’atelier.

I.L. : Avec quels poètes as-tu déjà collaboré ?

C.F.R. : J’ai collaboré avec de nombreux poètes français et étrangers, pour des livres d’artiste, des livres dans l’édition ou de bibliophilie, des livres uniques, des livres pauvres, des livres numériques. Récemment, j’ai illustré les recueils de Sabine Dewulf, Pierre Dhainaut, John Taylor, Julien Nouveau, Gabrielle Althen et Béatrice Marchal.

I.L. : As-tu accompagné des textes relevant d’autres genres littéraires ?

C.F.R. : Pas encore, mais des images surgissent de mes différentes lectures. Cependant, la poésie me semble plus proche de ma pratique et elle m’engage plus spontanément sur les chemins de la création.

I.L. : Que retrouves-tu de ta peinture dans les poèmes accompagnés ?

C.F.R. : Je retrouve ma passion pour le paysage et pour la perception de l’espace, des habitudes d’ordre technique et comme une écriture devenue libre et spontanée. Les gestes de la peinture sont les mêmes mais avec une maîtrise imposée par le support, son format et son caractère unique. Parfois aussi, les poèmes peuvent m’amener à explorer de nouveaux sentiers.

I.L. : Dans les livres tu privilégies les aquarelles et les encres, plutôt que l’huile, la gouache ou la gravure. Pourquoi ce choix ?

C.F.R. : Ce n’est pas tout à fait un choix. L’aquarelle et l’encre, de Chine ou du Japon, accompagnent mon travail de peintre depuis fort longtemps, la gouache aussi, mais je l’utilise plutôt pour effectuer des rehauts à cause de son opacité. Ce sont des techniques appropriées au travail sur papier, que je combine parfois, et qui me permettent une grande spontanéité, mais je les emploie aussi sur toile, donc sur de plus grands formats. J’ai toujours aimé ce que l’eau pouvait induire dans mes gestes de peintre : sa rapidité, sa fluidité, sa transparence, son inconstance, son imprévisibilité, son mystère aussi. Elle m’amène toujours un peu plus loin, il faut accepter de jouer avec et souvent la laisser gagner. Elle peut encourager le pinceau et la main à parcourir l’espace de la feuille comme elle peut aussi, en séchant trop vite, limiter certaines surfaces, certains chemins à être empruntés.
En revanche, là où un choix s’impose, c’est pour le papier. De sa qualité dépendent beaucoup de choses, c’est lui qui répond aux interventions, qui absorbe l’eau et les pigments, qui vont donc se véhiculer plus ou moins bien. Mais je ne peux pas toujours choisir moi-même le papier, parfois les poèmes sont déjà inscrits sur des feuillets préparés et alors je m’adapte en fonction de sa nature, je l’apprivoise un peu… Bien sûr travailler sur un très bon papier est un vrai plaisir, surtout avec l’aquarelle. Les papiers du Moulin Richard de Bas que j’ai choisis pour ma propre collection sont assez épais et sont un peu bruts, avec leurs barbes naturelles ; le papier du Moulin du Coq utilisé par Alain Freixe pour sa collection À côté a un grain torchon très particulier ; celui du Moulin de Larroque, papier d’art pur chiffon, proche d’une matière textile, je l’ai découvert grâce à Claude et Sophie Chambard pour leur collection Le singulier imprévisible. Ils utilisent aussi du BFK Rives comme certains éditeurs pour leurs tirages de tête, un papier très agréable et qui rend toutes sortes de subtilités à l’aquarelle. Parfois, je choisis encore un papier parce qu’il me semble correspondre à la thématique d’un sujet de livre, comme par exemple le papier bistre que j’ai utilisé avec Michaël Glück pour répondre à la proposition de Daniel Leuwers autour de Fromentin, en écho à sa peinture orientaliste.
Je travaille encore aux pastels, secs ou à l’huile, que je connais bien, mais peu souvent pour des livres d’artiste à cause de leur tenue, les uns poudroient quand les autres risquent de graisser, je réserve leur usage plutôt pour des livres qui seront publiés. Quant à l’huile sur papier, je l’utilise pour de plus grands formats de livres avec des papiers adaptés. Enfin, je n’oublie pas les crayons, blancs ou bleus, toujours à portée de main, et les mines de plomb qui sont des outils graphiques indispensables.
Je ne pratique pas la gravure, sans doute parce que je n’ai pas eu la chance d’y être initiée assez tôt et qu’elle requiert un long apprentissage, et je ne pratique pas non plus le collage qui ne correspond pas à ma manière de travailler.
Les techniques que j’utilise me conviennent et je ne pense pas avoir exploré encore toutes leurs possibilités.

I.L. : Quels sont les aspects d’un poème qui ouvrent le mieux la porte à ta créativité ?

C.F.R. : Tout d’abord l’espace qu’il occupe sur la page, sa manière de s’y inscrire, puis sa respiration et son rythme. Cela me permet de trouver mon propre espace et ma propre concentration. Les images qu’il évoque viennent ensuite et parfois quelques mots peuvent suffire à susciter ma réponse, ils me donnent le tempo en quelque sorte. D’ailleurs, je travaille souvent en écoutant de la musique, classique la plupart du temps, elle fait partie aussi de cette alchimie qui advient sur le papier.
Le titre d’un poème a une réelle importance également. Parfois il semble répondre aux titres de mes peintures et de mes séries ou à certaines de mes préoccupations picturales comme par exemple Esquisse nocturne ou L’écho d’une couleur de Pierre Dhainaut.

I.L. : Tu as réalisé de nombreux livres d’artiste avec des poètes. Nous n’avons pu tous les reproduire. Est-ce une activité récente pour toi ? Quand as-tu commencé à le faire ? Qu’est-ce qui t’en a donné l’envie ?

C.F.R. : J’ai toujours dessiné dans mes cahiers, dans leurs marges ou dans les moindres espaces libres, recopié et illustré des poèmes, fabriqué de petits livres… Avec Yves Battistini, traducteur des poètes présocratiques, comme professeur de latin au lycée, mon goût pour la poésie s’est affirmé. Ensuite, j’ai eu la grande chance de suivre les cours d’Yves Bonnefoy à la faculté d’Aix-en-Provence, pendant mes études d’arts plastiques, et je n’ai cessé de le lire depuis, il m’a toujours inspirée. J’ai découvert ainsi sa complicité avec les peintres et cela a suscité mon envie de collaborer avec des poètes. C’est en 2013 que j’ai réalisé mes premiers livres d’artiste avec François Rannou qui m’a proposé de travailler avec lui, il s’agit de livres à exemplaires uniques, souvent sous la forme d’un leporello mais aussi de carnets reliés ou à spirales, qui ont été exposés plusieurs fois. Puis Daniel Leuwers a invité un jour John Taylor, avec qui je collaborais déjà depuis 2014, à participer à sa collection de livres pauvres pour un livre consacré à Cahier de verdure de Philippe Jaccottet dont il est le traducteur, nous avons donc réalisé ensemble Grassy Stairways / Escalier herbeux en 2015 et peu après, un livre au sujet de L’entrée dans le jardin de Pierre-Albert Jourdan dont John a traduit Les sandales de paille ainsi qu’une série de livres en hommage à plusieurs recueils d’Yves Bonnefoy. Notre collaboration nous a amenés également à créer des livres uniques sous forme de carnets très variés que nous avons eu la chance d’exposer à plusieurs reprises.
Puis petit à petit, au gré des rencontres et des échanges, les livres d’artiste se sont multipliés et ont occupé une place de plus en plus importante dans mon travail de peintre, à tel point qu’il serait nécessaire que je procède à leur archivage un peu plus régulièrement. Mais l’envie de travailler est toujours plus forte que celle du classement et du rangement…

I.L. : Comment se produisent les rencontres ? Contactes-tu les poètes de ton choix ou l’initiative vient-elle plutôt d’eux ?

C.F.R. : Il n’y a pas deux rencontres identiques, c’est très variable. Je ne sollicite pas les poètes, c’est en les rencontrant que l’échange et l’envie de travailler ensemble se produisent. Je suis souvent sollicitée en revanche. Parfois aussi, un éditeur nous propose de collaborer ou m’envoie le texte d’un livre qu’il souhaite que j’accompagne. Je suis invitée également à participer à des collections de livres d’artiste.
Une rencontre décisive a été celle avec Pierre Dhainaut, en 2016. Daniel Leuwers m’adresse pour sa collection de livres pauvres un jeu de livres déjà écrits, par Pierre donc, que je ne connaissais que de nom et dont je n’avais pas encore découvert l’écriture. Il s’agissait de Et ce sera tout (en hommage aux Proêmes de Francis Ponge). Je complète ces petits livres et je demande à Daniel Leuwers de bien vouloir me communiquer l’adresse courriel de ce poète pour le remercier. Il m’explique que Pierre n’a pas d’adresse numérique et me donne son adresse postale, s’ensuit une correspondance qui n’a pas cessé et également de longues conversations téléphoniques au sujet de la poésie, de la peinture, de projets de livres, etc. Une grande complicité et une très profonde amitié nous ont réunis, nous avons publié déjà plusieurs livres ensemble, d’autres projets nous animent, preuve que poésie et peinture favorisent le dialogue et la création.

I.L. : Tu accompagnes également beaucoup de poètes pour des livres publiés par des éditeurs (comme L’herbe qui tremble, Æncrages & Co, Al Manar, Voix d’encre, Lanskine…). Ta démarche y est-elle la même ? L’une des deux est-elle le prolongement de l’autre ?

C.F.R. : Je pense que ma démarche est toujours à peu près la même dans tout mon travail de peintre. Le paysage a façonné depuis longtemps mon langage pictural, il est omniprésent dans tout ce que je peins ou dessine.
Ce qui diffère c’est le temps accordé à chaque facette de ce travail. J’ai souvent des toiles ou des séries en cours qui m’occupent comme celles en ce moment des Brumes ou des Forêts. Il s’agit d’un travail en devenir, qui se cherche et chemine peu à peu, lentement. Ce qu’il m’apporte aura forcément des retombées sur mon travail avec les poètes et les livres.
En ce qui concerne les livres publiés, ma réponse nécessite un ensemble d’images cohérent et spécifique pour chaque recueil. Ces images seront vraiment nouvelles car elles vont naître de ma lecture et de mes impressions, sans pour autant en être une traduction littérale.
Les livres d’artiste offrent la possibilité de réponses plus spontanées, mais si je me sens un peu plus libre d’intervenir, je sais aussi que je vais devoir répéter sensiblement les mêmes images suivant le nombre d’exemplaires. Je me crée donc des contraintes dès que je suis intervenue sur le premier exemplaire. Pour cela, il faut travailler dans une certaine tension et avec un certain rythme. Il en est de même pour la réalisation des exemplaires de tête, avec plus de concentration encore, car ce sont des ouvrages imprimés sur beau papier et au tirage limité. Mais la main semble le savoir, elle est toujours sûre dans ces moments-là ainsi que le pinceau choisi.
Ce qui diffère également, c’est l’espace de travail. Il faut de la place, de quoi pouvoir étaler les séries de livres, organiser son matériel, disposer d’eau d’une manière pratique, bref se forcer à avoir un peu de méthode.
Ces différentes manières de travailler dans le temps et dans l’espace se prolongent donc les unes les autres, se complètent et instaurent une dynamique qui évite toute monotonie dans l’atelier. Il y a toujours quelque chose en cours ou en attente, et j’y pense aussi hors de l’atelier, notamment lorsque je vais marcher chaque jour dans la campagne où les arbres et les montagnes au loin nourrissent mon regard pour de prochaines images.

I.L. : Les livrets sont-ils diffusés (comment ?), exposés (où ?) ? Ou s’agit-il plutôt d’un plaisir entre peintre et poète ?

C.F.R. : La diffusion des livres d’artiste, à moins qu’ils ne soient publiés comme ceux que j’ai réalisés aux éditions Æncrages & Co avec John Taylor (Wind / Vent, 2017) ou avec Luis Mizón et Anne Slacik (Chants pour traverser la mer, 2018), est très ponctuelle et presque éphémère. Je montre régulièrement des photos de ces livres sur ma page Facebook, mais cela ne suffit pas à les faire voir à un nombre assez grand de personnes. Ils sont heureusement parfois exposés par Daniel Leuwers (collection de livres pauvres) et font l’objet de catalogues, comme récemment à Belfort à l’occasion du projet De l’Allemagne auquel j’ai participé avec cinq poètes. La collection de Marie Thamin (collection L3V, mt galerie) a été présentée également plusieurs fois. J’en ai exposés le plus souvent possible, à la Médiathèque de Lourdes lors d’une exposition personnelle en 2015 (Orées), à la Bibliothèque de Bordeaux, avec John Taylor, en 2016 (John Taylor et Caroline François-Rubino, livres d’artistes), à la Médiathèque de Pau en 2017 (Caroline François-Rubino, livres avec les poètes) et j’espère bientôt à nouveau.
Il faut rappeler que ces livres sont hors commerce et qu’ils ne relèvent d’aucun organisme de diffusion. Ils demeurent ainsi un peu discrétionnaires et n’appartiennent qu’à l’auteur et/ou à l’artiste dans le cas de collections particulières comme par exemple certains livres uniques que j’ai réalisés avec John Taylor et Pierre Dhainaut, ou un livre en 10 exemplaires avec Pierre Chappuis, ou tes précieux carnets en 6 exemplaires, sur papier du Moulin de Kéréon, pour ta collection L’adresse des falaises. La mienne, Jardins sans rives, débutée en 2019 et dont le beau titre m’a été offert par Pierre Dhainaut, est constituée de 6 ou 8 exemplaires que nous nous partageons ou que nous offrons à d’autres poètes ou artistes amis. Ainsi aussi pour la belle collection de Claude et Sophie Chambard, Le singulier imprévisible. La collection À côté (Les Cahiers du Museur) initiée par Alain Freixe, comportent 21 exemplaires ce qui laisse plus de possibilités de circulation et d’échanges des livres.
Bien sûr, en amont il y a avant tout le plaisir de travailler ensemble pour des livres modestes et sans prétention. Je ne dirais pas pour autant que l’on y travaille gratuitement, ils demandent de notre part beaucoup de temps et de passion, une confiance mutuelle et une implication partagée. Chaque collection a ses contraintes, mais elles ne sont jamais pesantes. Il s’agit finalement d’un travail au fil du temps et des demandes qui vient scander le temps de travail habituel et l’enrichit.

I.L. : Quand un poète écrit pour accompagner tes peintures, cela te satisfait-il autant que quand c’est l’inverse ?

C.F.R. : Oui bien sûr, même plus car c’est comme un cadeau qu’il me fait et que je découvre plus tard lorsqu’il me renvoie le ou les livres. Cet écho qu’il offre à mes peintures est toujours pour moi un nouveau regard encourageant, comme si ses mots disaient à leur tour ce que j’avais cherché à exprimer ou suggérer.
C’est enthousiasmant pour un peintre d’avoir pu susciter l’écriture d’un poète, de l’avoir inspiré et conquis dans son univers. À l’inverse, lorsque je peins pour accompagner un poème, c’est à moi de m’imprégner de la voix du poète, de ses couleurs et de sa lumière.
Dans un sens ou dans l’autre, c’est une aventure sans cesse nouvelle qui ouvre vers un espace où mots, lignes, traits et surfaces peintes vont résonner ensemble.
Quand nous avons travaillé Pierre Dhainaut et moi pour Paysage de genèse, paru aux éditions Voix d’encre en 2017, nous avons procédé de trois manières différentes : Pierre a d’abord écrit une suite de poèmes pour une série d’aquarelles dont je lui avais envoyé les originaux, puis nous avons travaillé chacun de notre côté pour la partie médiane de l’ouvrage constituée de notes et d’encres les soulignant et, pour la dernière partie, Pierre m’a adressé une série de tercets que j’ai illustrés. Comme l’a écrit Pierre, nous avons « ainsi varié les approches de ce qu’il fallait dire ou peindre (…) et peu à peu, au fil des mois, un livre est apparu, ou plutôt un espace d’échanges. »

I.L. : Parmi tous les poètes que tu as accompagnés, discernes-tu une parenté que ta peinture mettrait en relief ?

C.F.R. : Je me sens très proche, je dirais presque picturalement, de l’écriture de Pierre Dhainaut et de celle de John Taylor, différentes bien sûr, mais toutes deux attentives à des éléments de la Nature qui correspondent à mes préoccupations quant au paysage et à sa perception. Ce serait plutôt elles qui mettent en relief ce que je peins. Nous avons à présent cheminé ensemble assez souvent pour toutes sortes de livres, notre complicité et notre parenté se sont construites sans que l’on ait à y penser.

Pierre Dhainaut, livre à exemplaire unique

« Au présent de l’air », 2019.

Le texte du recueil d’Emmanuel Damon, Le pain, l’orage (Al Manar, 2018), qu’il a souhaité que j’accompagne, m’a immédiatement conquise comme s’il avait été écrit pour ma peinture, signe d’une parenté de sensibilité.
L’écriture forte et incisive de Sabine Huynh m’a incitée à chercher des correspondances graphiques pour traduire sa respiration et son rythme. Pour elle, je travaille très souvent à l’encre, en noir et blanc, comme pour Kvar lo publié par les éditions Æncrages & Co en 2016. Les vides sont aussi importants que les pleins, l’économie des moyens répond à la justesse de ses mots, jamais un de trop.
Certains thèmes comme celui de l’arbre favorisent encore cette parenté, par exemple pour les livres que nous avons réalisés ensemble toi et moi. Ainsi lorsque tu écris : Tu peins sur l’arête le tronc penché, / tu arrêtes l’ombre des feuilles voisines de l’horizon. / Remède à l’apesanteur encre diffuse sur les rives inventées du jardin dans Incliner le nom.

I.L. : Le bleu et le noir sont-elles les couleurs dominantes de la poésie d’aujourd’hui ?

C.F.R. : Il me semble que toutes les couleurs ont leur importance en poésie comme en peinture, aujourd’hui comme hier.
Pour ma part, si le bleu et le noir font partie de ma palette en priorité, et il en existe un nombre infini de tonalités, c’est pour une multitude de raisons qui ne sont pas forcément symboliques. J’imagine qu’il en est de même pour les poètes avec qui je travaille.
Avec John Taylor, le bleu dans ses poèmes, le bleu de mes peintures, c’était comme une évidence. Hublots / Portholes (L’œil ébloui, 2016), Boire à la source / Drink from the Source (Voix d’encre, 2016) et Le dernier cerisier / The Last Cherry Tree (Voix d’encre, 2019) sont tous dominés par un bleu précis, comme si les bleus du ciel, de la mer, des montagnes, de la neige ou de la nuit nous avaient réunis.
Si j’ai utilisé de l’aquarelle gris de Payne, presque noire malgré son effet bleuté, pour Après de Pierre Dhainaut (L’herbe qui tremble, 2019), où il évoque son hospitalisation, d’autres couleurs surgissent sans cesse avec ses mots. Nous aimons en parler, les qualifier, tenter de les saisir : ce sont celles des embruns, des nuages qui passent, du givre sur un carreau, d’un bosquet de trembles, d’un vol d’oiseaux dans le lointain, ou encore de quelques lucioles qui brillent dans la nuit…
Beaucoup de bleus, proches d’un vert parfois, font écho aux deux voix d’Angèle Paoli et de Stephan Causse dans Rendez-vous à l’arbre bruyère (Al Manar, 2018) qui nous font traverser les paysages de Corse et des Cévennes.
J’aimerais parler ici de la poésie de Françoise Ascal à laquelle le bleu et le noir pourraient correspondre, mais aussi les gris que j’emploie pour un projet en cours avec elle, tout en nuances, en délicatesse.
Le noir dans mes collaborations avec Sabine Huynh, pour Kvar lo, pour notre contribution au projet De l’Allemagne ici présentée ou encore pour un livre pauvre rendant hommage à Quelque chose noir de Jacques Roubaud (Qu’est-ce qui meurt dans cette main ?, collection de livres pauvres de Daniel Leuwers, 2016) est différent chaque fois, plus ou moins profond et dense, au diapason des sons et des vibrations qu’émettent les poèmes.
Enfin, D’ombres, d’eau et de sel de Julien Nouveau, publié par les éditions Lanskine en 2019, est de noir, de bleu et de blanc, presque avec obstination, tout au long des feuillets écrits et peints qui composent ce très beau livre-objet.
Il faut en effet insister sur le remarquable travail que font les éditeurs pour la poésie d’aujourd’hui. Sans leur regard, leur confiance et leur passion, tous ces livres n’existeraient pas.

I.L. : Quels sont tes poètes et tes peintres de prédilection ? Y a-t-il des livres qui te semblent réaliser l’accord parfait entre poème et peinture ?

C.F.R. : J’ai déjà cité Yves Bonnefoy dont la poésie et les écrits sur l’art m’ont toujours accompagnée depuis mes études. Gustave Roud, Heather Dohollau, Robert Frost, Pierre-Albert Jourdan sont des poètes à qui je reviens souvent, François Cheng et Kenneth White également. Parmi les voix contemporaines, celle de Pierre Dhainaut m’a fait découvrir des horizons nouveaux et elle m’accompagne à présent dans mon travail de peintre.
Turner se trouve depuis longtemps dans mon panthéon à la plus haute place, suivi de près par Claude Monet et Berthe Morisot. Mais tant d’autres peintres me fascinent… Corot, Constable et Friedrich pour leurs arbres ou encore Hercule Seghers, Alexander Cozens et Joachim Patinir pour leurs paysages fantastiques. Giorgio Morandi pour son univers silencieux et ses paysages bien sûr. Shitao, Hiroshige… Sans oublier de grandes femmes peintres comme Vieira Da Silva, Joan Mitchell ou Emily Carr.
L’accord parfait entre poème et peinture dans les livres estomperait toutes ces possibilités d’échange et de dialogue entre le poète et le peintre, tout ce qui se passe entre texte et image et que l’on ne peut saisir et restituer deux fois, l’œil et la pensée cheminant ensemble toujours de manière nouvelle. Pour ma part, je ne cherche pas à l’atteindre, je souhaite rester au seuil de l’inattendu, dans l’incertitude et la surprise de ce qui va advenir.
Un livre d’artiste naît comme la preuve d’une véritable alchimie. Là où la parole et l’image ont fusionné sur le papier apparaissent les promesses d’une complicité que rien ne saurait figer, sans limite et fragile à la fois.


Présentation de Caroline François-Rubino :

Caroline François-Rubino, née en 1960, vit dans le Sud de la France.
Ses peintures révèlent une perception intime de l’espace et de la lumière et sa passion pour le paysage trouve écho auprès des poètes. Elle a réalisé avec eux de nombreux livres d’artiste.
Elle a illustré récemment :

  • Et je suis sur la terre de Sabine Dewulf (L’herbe qui tremble, 2020)
  • Oblò / Portholes de John Taylor (Pietre Vive Editore, 2019)
  • Après de Pierre Dhainaut (L’herbe qui tremble, 2019)
  • D’ombres, d’eau et de sel de Julien Nouveau (Lanskine, 2019)
  • Le dernier cerisier / The Last Cherry Tree de John Taylor (Voix d’encre, 2019)

Site personnel :
http://www.caroline-francois-rubino.com/

Autres sites :
https://www.terreaciel.net/Caroline-Francois-Rubino-et-John-Taylor#.Xi1xz_xCeUn
http://martinritman.blogspot.com/2016/09/hublots-de-john-taylor-francoise-daviet.html?spref=fb
https://www.recoursaupoeme.fr/pierre-dhainautetat-present-du-peut-etre/
https://www.nouvelle-quinzaine-litteraire.fr/mode-lecture/naissance-du-poeme-1204
https://www.terreaciel.net/Angele-Paoli-Stephan-Causse-Rendez-vous-a-l-arbre-bruyere-par-Isabelle-Levesque#.Xi17QfxCeUl
https://murielecamac.blogspot.com/2019/06/john-taylor-le-recueil-le-dernier.html?fbclid=IwAR2aMJslgPSq42mvqdCdaBcuBQm5GT1751e3janGB-WNCcQEKjg8IegyUnY
https://issuu.com/revuecequireste/docs/dans_l_____clatement_du_blanc


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