Jean-Pierre Chambon, Étant donné
aquarelles de Philippe Cognée
Al Manar, 2024 – 120 p., 20 €
Isabelle Lévesque :Étant donné : Comment comprendre le titre de ton nouveau recueil de poésie ? S’agit-il d’une simple préposition (ou locution prépositive) annonçant le début d’un raisonnement, débouchant sur quelle conclusion ? Ou doit-on lire, plus philosophiquement chaque mot pour lui-même ? (Le dictionnaire de philosophie nous indique d’une part que l’« étant » désigne « l’être particulier, par opposition à l’Être » et que, d’autre part, ce qui est « donné » est « posé comme existant originaire et indubitable ».)
Jean-Pierre Chambon : Ce titre, Étant donné, se réfère à la fameuse préposition, mais qui, laissée seule et nue, n’introduisant aucun élément, ouvre ainsi sur l’infinité des circonstances. Car le livre ici a pour projet d’accueillir tout ce qui est donné, et il nous est tant donné pour peu que l’on y prête attention. Tout, micro-événement, bribe de pensée déjà gagnée par la divagation, souvenir remonté à la conscience à travers le tamis de la mémoire et son miroir déformant, observation ou rêverie, tout étant donné dans le seul enthousiasme de l’écriture, sans tri, sans hiérarchie, dans l’humeur du jour et le désordre de la vie. Le don de chaque jour en somme, même s’il n’est pas toujours un cadeau.
Si l’on veut lire les deux mots du titre d’après les définitions philosophiques que tu rapportes, comme ton questionnement le propose aussi, on peut être autorisé à se demander si l’Être majuscule existe vraiment, sauf idéalement, puisque tout change, s’il n’y aurait pas que du devenir, des modalités ou des manières d’être, des étants en résumé. Et, par ailleurs, concernant ce qui est donné et « posé comme existant », je crois qu’il est plus sage de lui accorder une pointe de doute.
I.L. : Le livre s’ouvre sur une giroflée offrant « l’expression de sa pure joie de vivre » menacée « par le vent de novembre » après l’avoir été par ta main. Dans quels « interstices » le poème pousse-t-il ? Qu’est-ce qui le menace ?
J.-P.Ch. : Ces poèmes sont nés de réminiscences plus ou moins lointaines, extraites des interstices du vécu et de la mémoire. Ils sont nés de presque rien, une sensation, une image, un moment retenu et on ne sait trop pourquoi revivifié. Dans le profond dépôt des impressions, parmi celles qui ont persisté, quelques-unes se réactivent mentalement, avec plus ou moins d’insistance, et appellent alors les mots qui, en tentant de les traduire, pourraient en transmettre la teneur sur le plan verbal. L’écriture qui les retrace les déborde, alors est suggéré un prolongement inattendu qui fait glisser le sens vers une autre direction. Quelquefois, l’image première qui a servi d’appel au poème se teinte d’une part d’imaginaire. Ces poèmes sont faits en quelque sorte de petits coups de pinceau qui veulent saisir une vibration, mais jamais trop appuyés car il faut veiller à garder une certaine légèreté.
I.L. :
« J’adore
les morts-vivants
m’a répondu
tout à trac
en me dévisageant
de ses grands yeux
étincelants
la petite fille » p.10
Après la « petite giroflée », voici une petite fille qui déstabilise l’adulte. C’est une nouvelle surprise qui brouille les frontières entre réel et irréel présumé. Quels rapports entretient l’univers d’Étant donné avec celui des « morts-vivants », fantômes et autres monstres adorés par cette petite fille ?
J.-P.Ch. : Dans ce poème, en l’occurence, c’est le narrateur qui se trouve inopinément renvoyé à un statut de mort-vivant par l’innocente malice de la réponse de l’enfant. Il y a bien quelques fantômes qui viennent de-ci de-là hanter le recueil. Des présences évanouies que l’écriture réveille, car on sait que les morts continuent de vivre en nous. Mais le poème, parce qu’il prend en charge ce qui revient à la conscience, ne peut-il pas en lui-même être considéré comme un fantôme, un revenant ? À moins qu’il soit un ange, l’ange de la présence.
I.L. : Dans le troisième poème, le narrateur évoque son présent tel qu’il l’imaginait lorsque ce n’était qu’un futur lointain, « le gouffre sans fond de l’avenir ». Comment le poème transforme-t-il le temps en espace à explorer, entre gouffre du passé et gouffre de l’avenir ? Si la peur, ou l’appréhension, est présente, ne serait-ce pas une manière de la transcender ?
J.-P.Ch. : Si nous transposons le temps en espace, c’est peut-être pour pouvoir l’appréhender plus aisément : il reste fuyant, insaisissable, tandis que l’espace paraît plus tangible, avec des profondeurs que l’œil peut évaluer. Dans ce poème, s’opère une sorte de dédoublement : le narrateur se revoit encore jeune s’interrogeant sur son avenir dont il ne devine aucun trait, quand l’angle de la chambre en offrant un support matériel à sa spéculation abstraite formait pour lui la pointe d’une flèche s’enfonçant dans l’inconnu... Y a-t-il une destinée, et que serait-elle ? Telle est en substance la question qu’il se posait alors le soir avant de s’endormir. Dans cette rétrospection, il peut, devenu adulte, mesurer l’écart qui le sépare de sa jeunesse et en quoi le devenir l’a changé, comme s’il avait désormais basculé dans cet ailleurs temporel qu’il ne savait alors envisager. En réfléchissant sur cette spéculation, je tombe sur cette phrase de Malcolm de Chazal : « Si l’arbre pensait à l’avenir, il ne pousserait pas » – qui vient à point nommé refermer la question, ou du moins l’apaiser.
I.L. : Beaucoup d’enfants apparaissent dans Étant donné, mais également beaucoup de vieilles personnes (« la vieille dame » p.57, « ce vieux citadin » p.59, « la vieille aubergiste » p.72, « un vieux chat » p.73, « la vieille dame » p.80, « ce vieux petit monsieur » p.81…). En quoi ces deux âges sont-ils plus proches du poème ou du conte ?
J.-P.Ch. : Je ne sais pas si les uns et les autres sont plus proches du poème, mais le poème se plaît à essayer de voir, d’entendre, de sentir autrement à travers eux. Les enfants l’attirent par leur faculté d’émerveillement, leur ingénuité, leur spontanéité, leur pétillement, leurs craintes aussi. Leur manière d’être en contact immédiat avec le monde, que nous avons perdue. Les vieilles personnes, par leur fragilité, leur désillusion, leur inquiétude, leur dignité. Deux âges plus touchants parce qu’ils se situent en marge des habitudes et des tracas de la vie active, aux deux extrémités de l’existence. Innocence et expérience, c’est justement ce dont le poème aimerait se charger et ce qu’il voudrait transmettre.
I.L. : Les poèmes évoquent souvent le rêve du sommeil, la rêverie, l’imagination… Tu sembles aussi parfois refuser le sommeil et saluer fraternellement la « communauté des veilleurs ». Qu’est-ce qui domine dans ta poésie ?
J.-P.Ch. : Ce qui domine, je ne sais pas. Peut-être d’abord un souci de la langue, c’est la moindre des choses pour la poésie, et en tout cas pour ce livre une attention à ce qui semble caché dans ce qu’on appelle la réalité, ce qui la déborde, l’excède et lui échappe, ce qui tient du secret, un secret fuyant à mesure qu’on croit l’approcher, car sans doute inconsistant. Tout part d’une espèce de perception fugitive, entre le réel et la rêverie, l’entrechoc des deux produisant une étincelle qui enflamme le désir d’écrire.
I.L. : Chaque poème se limite à une page. Sans ponctuation, chacun ne semble comporter qu’une seule phrase, donc souvent très longue et très articulée. Pour composer ce recueil, t’es-tu donné des contraintes de forme comme celle-ci ?
J.-P.Ch. : Ce livre s’inscrit dans la continuité d’un autre, Tout venant (paru aux éditions Héros-Limite en 2014), constitué d’une succession de poèmes courts écrits sur des motifs divers. Il s’agissait de retenir, dans le parfait désordre, tout ce qui venait sous la plume. Pour Étant donné, le principe est le même, si ce n’est que les poèmes sont un peu plus longs, légèrement plus développés, ce qui leur donne une autre tonalité. Dans le poème intitulé « Le poème », j’ai tenté de livrer la clé d’écriture du livre, de suggérer un art poétique : […] c’est de ces traces d’images gardées / suffisamment vivaces et rayonnantes / que le poème souhaite transfuser / dans les mots la lumière résiduelle / et rendre à la langue la saveur évanouie / par le tournoiement tourmenté de sa phrase / et le cliquettement sec de ses syllabes ». La seule contrainte que j’aie adoptée – mais je n’en ai pas fait une règle absolue et je ne l’ai pas strictement respectée – aura été de composer le poème sur une seule phrase – ou presque – qui s’enroulerait sur elle-même comme autour d’un axe, avec ses charnières et ses emboîtements. L’idée d’une spirale donc, portée par un mouvement centrifuge.
I.L. :Étant donné, ce sont tes poèmes, mais aussi les aquarelles de Philippe Cognée. Comment les mots et les couleurs se sont-ils rencontrés ? D’abord les uns puis les autres ou l’inverse ? Que s’apportent-ils mutuellement ?
J.-P.Ch. : C’est l’éditeur, Alain Gorius, qui a proposé de solliciter Philippe Cognée pour accompagner ce livre. J’en ai été évidemment ravi, connaissant son travail pictural et ayant pu admirer ses grands tableaux traités à la cire. Philippe a choisi de réaliser pour le livre des aquarelles, technique qui s’accorde mieux à l’apparente légèreté des poèmes. Il a travaillé sur quelques-uns des poèmes dont il a cherché à donner une traduction visuelle. Ses aquarelles sont forcément des interprétations, qui m’ont surpris en même temps qu’elles m’ont séduit, car ce qu’elles montrent ne correspond évidemment pas à l’image mentale que je me forgeais à l’écriture du poème. L’aspect liquide de l’aquarelle, le contour des figures qu’elle laisse embué, l’allure diluée, tamisée, tremblante, des choses ou des scènes qu’elle saisit s’accorde bien à l’univers diffus des poèmes, il me semble. Les aquarelles paraissent comme des émanations, au sens presque volatil, des poèmes. J’avais noté que ces poèmes étaient composés comme par petites touches de pinceau, ce qui les rapproche de l’aquarelle, le sujet étant fixé par un procédé d’imbibition qui s’applique à garder la translucidité recherchée.
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Bibliographie
Evocation de la maison grise, Le Verbe et l’Empreinte, 1981. Matières de coma, Ubacs, 1984. Les Mots de l’autre (avec Charlie Raby), Le Castor Astral, 1986. Le Corps est le vêtement de l’âme, Comp’Act, 1990. Le Territoire aveugle, Gallimard, 1990. Le Roi errant ; Gallimard, 1995 [prix Yvan Goll]. Rimbaud, la tentation du soleil, Cadex, 1997. Carnet du jardin de la Madeleine, Cadex, 1999. Assombrissement, L’Amourier, 2001. Goutte d’eau, Cadex, 2001. Corps antérieur, Cadex, 2003. Sur un poème d’André du Bouchet, Jacques Brémond, 2004. Méditation sur un squelette d’ange (avec Michaël Glück), L’Amourier, 2004. Labyrinthe, Cadex, 2007. Nuée de corbeaux dans la bibliothèque, L’Amourier, 2007. Le Petit Livre amer, Voix d’encre, 2008. Trois rois, Harpo &, 2009. Tout venant, Héros-Limite, 2014. Matières de coma, postface de Bernard Noël, Faï fioc, 2016. Des lecteurs, Harpo &, 2016. Zélia, Al Manar, 2016. L’Ecorce terrestre, Le Castor Astral, 2018. Un écart de conscience, Le Réalgar, 2019. La Peau profonde, Jacques Brémond, 2019. Une motte de terre (avec Michaël Glück), Méridianes, 2020. Musique de chambre – pour Leonard Cohen, Atelier du Hanneton, 2020. La Montagne lumineuse, Voix d’encre, 2022. Je ne vois pas l’oiseau, Al Manar, 2022. Étant donné, Al Manar, 2024.