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7 Soleils & autres poèmes
Entretien avec Denise Le Dantec
par Isabelle Lévesque

mercredi 13 janvier 2021, par Cécile Guivarch

Denise Le Dantec, 7 Soleils & autres poèmes
Peintures d’Alain Dulac
L’herbe qui tremble, 2020 –144 p., 15 €

 

© Alain Dulac & L’herbe qui tremble

Isabelle Lévesque : Tu as recueilli dans 7 Soleils & autres poèmes des textes qui semblent avoir pour point commun la langue bretonne et la culture celtique. Tu racontes dans d’autres livres (comme Le Rappel des jours) avoir parlé breton avec tes grands-parents. La langue bretonne, avec sa musique, son accentuation, sa rythmique et sa syntaxe si différentes, est-elle encore vivante en toi ?

Denise Le Dantec : Née à Morlaix dans le Finistère trois mois avant la déclaration de la guerre, j’ai passé mon enfance dans la campagne du village de Trémel situé dans les Côtes-du-Nord où l’on parlait breton : mes parents, directeurs d’école primaire publique, mes grands-parents paternels, suite à l’incendie criminel de la nuit du 3 au 4 août 1943, devenus paysans. Ma grand-mère, qui avait appartenu à la communauté italienne d’Argenteuil, avait même appris à écrire la langue bretonne... Toutefois ma famille, anti-vichyste et résistante, était violemment opposée au régionalisme vichyste et à la thèse subséquente de la « grande patrie » et de la « petite patrie ». Aussi bien ma famille était-elle opposée à l’école en breton fondée en 1942 à Plestin-les-Grèves par Yann Kerlann, interrompue en 1944.
Néanmoins la langue bretonne, précisément le trégorrois, était parlée à cet endroit de la Bretagne, très souvent, comme chez les miens, dans le but de dérouter l’ennemi allemand, voire de le narguer.
C’est une langue celtique de la famille brittonique, la « lingua brittanica » à laquelle je demeure attachée. Il s’agit d’une langue rude qui comporte de nombreux signes diacritiques, des h aspirés comme le c’h, des diagrammes comme le ZH... Sa phonétique évoque la géographie minérale accidentée de la Bretagne elle-même. Mon ami Robert Antelme, né au sud de la Corse, amoureux de la Bretagne, me disait combien la Bretagne parlait d’une voix sourde, questionnante : « Et dans ce questionnement qui ne cesse pas, l’humanité est ce mouvement qui nous conduit au niveau de notre condition mortelle. »
Cette langue , qui semble provenir des confins, me fait aussi songer à ce qu’écrivait le stoïcien Marcus Cornelius Fronto dans une lettre destinée à Marc Aurèle, citée par Pascal Quignard : « Il faut chercher l’archaïque au fond de l’élan. »
Hugo pensait que le paysan breton parlait « une langue morte », comme si le breton ne donnait accès qu’à l’expression rustique et non au dire poétique – comme si le breton était le patois des rustres... Au milieu du siècle dernier on attribuait au poète breton Armand Robin une langue dite « fisel », tandis que ce mot désigne une danse bretonne... C’est dire l’obscurité des connaissances à ce sujet il y a encore peu.
Pour ma part, j’ai vécu dans les deux langues, le breton et le français, jusque l’âge de douze-treize ans environ. Je comprends encore le breton, mais je n’ai appris à l’écrire que lorsque j’étais déjà adulte.
La langue bretonne avec sa phonétique singulière m’a donné accès phonétiquement à diverses langues étrangères, dont l’allemand mais aussi à l’anglais, au polonais – tandis que l’italien, par exemple, reste pour moi une langue convoitée, mais difficile à parler correctement.
Il reste que ayant appris dès l’âge de neuf ans le latin et le grec, je me suis sentie très tôt attirée, comme Armand Robin, par toutes les langues et par toutes les cultures du monde. La collection de poésie Seghers a contribué à cet élargissement de mes connaissances et de mes goûts. Marseille est ainsi une de mes patries, tout comme Florence et Athènes.

Isabelle Lévesque : La première section du recueil, celle qui donne son titre à l’ensemble, repose sur une lecture de l’un des textes les plus importants du Barzaz Breiz que Hersart de la Villemarqué présentait comme « peut-être l[e] plus anci[en] de la poésie bretonne » : Les Séries, ou Le druide et l’enfant. Ce chant, dont de nombreuses versions sont maintenant connues est parfois appelé Les Vêpres des grenouilles (Gousperoù ar raned). Chant druidique ? Poème-jeu pour apprendre aux enfants à compter ? Les spécialistes n’ont pas fini de le commenter… Pour toi, quelle est l’importance de cette œuvre ? Est-elle liée à ton enfance ?

Denise Le Dantec : J’ai eu connaissance tardivement de ces chants de la Bretagne bretonnante collectés tout d’abord par sa mère, puis par Madame de Saint-Prix (morlaisienne comme moi), par René Kerambrun, enfin par Hersart de la Villemarqué lui-même et ses collaborateurs. C’était le temps de la « re-naissance d’un peuple », comme l’a écrit mon frère.
La Bretagne se désenclavait grâce à son plan routier, à ses entreprises nouvelles et diverses. Brest retrouvait son rayonnement d’antan... Pour moi, c’était avant tout une renaissance culturelle : Per-Jakez Hélias, Xavier Grall (avec lequel j’ai entretenu une correspondance), Jean Markale, Paol Keineg, bien d’autres…
Comme l’a écrit le poète Saint-Pol-Roux, la Bretagne trouvait « ses traditions de l’avenir ». Plus proche, le romancier Louis Guilloux, auteur du génial Sang noir, avait écrit La Bretagne que j’aime.
Les festoù-noz se multipliaient avec le kan ha diskan ; des journaux et des revues apparaissaient, donnant à la Bretagne la troisième place éditoriale de France. La France entière entonnait les musiques et les chansons d’Alan Stivell, Tri Yann, Denez Prigent, Gilles Servat, le groupe Glaz. Les écoles Diwann fleurissaient. La langue bretonne, considérée dès lors à part entière, devenait même une option au Baccalauréat.
Avec des amis, je participais à Bretagne Poésie, Wigwam, La Rivière échappée et autres revues. Je publiais dans d’autres maisons d’édition situées presque toutes à Rennes ou autour de Rennes : Apogée, La Part commune, Folle-Avoine
En 1983, François Maspero publiait le fameux Barzaz Breiz en un volume de 540 pages (j’avais lu pour ma part la sixième édition de référence du livre).
Assurément, je ne suis pas ignorante de la « Querelle du Barzaz Breiz ». De même que je n’ignore pas que la Résistance bretonne a eu à faire avec les miliciens et les collaborateurs, je suis restée sceptique quant à l’authenticité de ces chants qu’Hersart de la Villemarqué fait remonter jusqu’à la confuse période druidique de la Bretagne. Si je ne vais pas jusqu’à dénier l’existence de druides-prêtres tels que le grand Taliesin, Saint Sulio, Hyvarnion, Gwenc’hlañ, non plus que celle des kler, ces écoliers-poètes, ces chanteurs ambulants, je pressens bien que ces textes tellement séduisants ne peuvent sortir directement de la bouche du peuple.
Les « diamants du Barzaz Breiz », comme l’écrivait George Sand, allant jusqu’à les préférer aux grands textes homériques, ont été évidemment retravaillés par Hersart de la Villemarqué et ses nombreux collaborateurs.
La polémique engendrée par Françoise Morvan à ce sujet m’a beaucoup touchée puisqu’elle a écrit qu’il s’agit de faux. Néanmoins, Hersart de la Villemarqué a été soutenu par son « cousin » Chateaubriand, par l’historien Augustin Thierry, par le remarquable François-Marie Luzel, par Jacob Grimm lui-même... En 1964, Donatien Laurent a retrouvé les fameux carnets de collectage qu’H. de V. n’avait pas voulu montrer. Après tout, les frères Grimm eux aussi ont « arrangé » les contes qu’ils avaient collectés... Il semblerait que la polémique demeure ouverte. Je n’ai pas pu me procurer les Chants de Bretagne proposés par Françoise Morvan et André Markowicz, parus aux éditions Orphée La Différence. Je suis donc restée sous l’emprise du merveilleux, et le Chant des Séries, si énigmatique soit-il (la version de François-Marie Luzel a sa beauté), suscitera toujours mon émerveillement....

 

© Alain Dulac & L’herbe qui tremble

 

Isabelle Lévesque : S’il est question de cueillir dans ton poème, on voit bien qu’il ne s’agit pas que de cueillir le goëmon ou des images. Tu y cueilles le chant des oiseaux comme tu l’as déjà fait pour ton Journal de l’estran : « kak kak kak ki-ya aar aar kek kek »… Ces chants eux-mêmes sont indissolublement liés au lieu qui révèle un espace-temps puisque sa géologie si particulière fait toujours penser à sa formation. Ainsi tu passes d’une « violette durcie à travers laquelle se lisent les âges » à l’améthyste si caractéristique d’Île Grande : « L’améthyste est la trace de rythmes cosmiques si anciens qu’on ne peut les percevoir qu’à la condition de vivre jusqu’à briller du même éclat. » N’est-ce pas là une véritable ambition de poète ?

Denise Le Dantec : J’ai vécu dans une campagne proche de la mer. Les oiseaux me sont toujours familiers. À L’Ile Grande, la LPO soigne les oiseaux sauvages en détresse. Ma mère ne manquait pas d’y apporter son obole, même dans son grand âge... Les goélands sont les oiseaux du ciel marin : goelan signifie pleurer en breton. Là-bas, en bord de mer, les oiseaux crient, pleurent, grognent comme des cochons… c’est un sombre opéra. En revanche, côté jardins, ma grand-mère, qui ressemblait à la Sido de Colette, m’éveillait pour me montrer le geai des chênes aux rémiges bleu vif : je m’en souviens comme d’hier.
Quant à mon amour des pierres, ce serait une longue histoire à raconter, je les collectionnais dans les boîtes à chaussures.
Tenter de « briller du même éclat » ou, du moins, faire briller le poème du même éclat – réverbérer le monde autant que je puisse le faire, en travaillant la vibration de la parole…Dans le même temps, travailler les ombres – mettre en relation l’acte verbal avec l’obscurité des profondeurs terrestres. Quel travail !
Par les cris d’oiseaux, j’introduis une forme d’audibilité au sein des silences somnambuliques des signifiants. Cela éveille à une nouvelle économie de la lecture, ouvrant à un au-delà de nous-mêmes afin de tenter de faire entendre le monde, tellement plus grand que nous. Les cris des oiseaux, c’est l’intensité maximale. C’est ici ma façon de déconstruire la rhétorique poétique.
Ghérasim Luca écrit : « le ton erre (non) confit dans le ciel ».
C’est de ma part une tentative d’affranchissement quand bien même celle-ci est-elle encore bien timide. Ailleurs, j’ai introduit quelques images et dessins avec la même intention.
L’améthyste me fait penser à la pierre d’améthyste de Picasso, évoquée par mon ami Claude Roy dans La Main heureuse : Picasso prend la pierre d’améthyste dans sa main, l’agite, voit la goutte d’eau fabuleuse et ordinaire doucement rouler dans son petit alvéole –« Ainsi, toutes les ressources de la grammaire et de la syntaxe, des versifications et des règles, des rhétoriques et des conventions ne sont que des cristaux inventés part l’Art pour transmettre et sauver la goutte d’eau de la confiance que, malgré tout, l’homme fait aux hommes. »

 

© Alain Dulac & L’herbe qui tremble

 

Isabelle Lévesque : Les poèmes de ce livre ont été écrits à des périodes diverses si j’en juge par les dates de leur parution en plaquettes ou livres d’artiste. 1981 pour Marche dans les abers, 1985 pour Mémoire des dunes, 1992 pour Opuscule d’Ouessant, 1996 pour Arianrod, 2000 pour Sept Soleils. Pourtant l’ensemble révèle une cohérence qui me semble tenir à cette langue bretonne dont nous avons déjà parlé, mais aussi à ce sens de l’énigme si présent dans ce que nous pouvons connaître des anciens chants druidiques. Pour toi, dans ta propre poésie, quelle place fais-tu à l’énigme, voire à la prophétie ? Le poète Voyant n’est-il pas un héritier de Gwenc’hlan, ce barde aveugle auteur d’une gwerz prophétique ?

Denise Le Dantec : C’est là la « prodigieuse question » questionnant le rapport de la poésie et de la vérité. On sait l’influence de la philosophie sur la poésie du XXème siècle, en particulier celle d’Héraclite dit l’Obscur sur la poésie de René Char.
L’énigme est un genre et une esthétique qui a régné en littérature dès le Moyen-Age, ludique ou sérieuse, puis, au cours de l’époque Baroque, c’est « l’emblème précieuse ». Anagramme, fatrasies, resverie, songe, blason, rebus, devinettes, gab : « Blanc est le champ, noire la semence ».
Héraclite et aussi Delphes, la Sibylle, le temple d’Artémis, Hermès Trismégiste... tous sont là sur cette « voie oblique » – y compris les bardes bretons tels que Gwenc’hlan.
On pense encore bien entendu à Mallarmé : « Si ce très blanc ébat au ras du sol dénie /À tout site l’honneur du paysage faux » et à Nerval – le vaste antique...
Pourtant là ne se situe pas vraiment l’expérience linguistique qu’est pour moi la poésie. Si celle-ci, comme je le pense, tente de transmettre la réalité, assurément sur un mode qui diffère de la communication courante, c’est à l’illusoire rapport entre réalité et signes que je me sens confrontée. Les signes, qui sont le rapport entre signifiant et signifié, ne peuvent transmettre toutes nos perceptions. Le langage est un moyen relatif. Aussi bien j’essaie dans le poème d’éprouver la multiplicité des modes du dire. Le philosophe Wittgenstein écrit : « Sur ce dont on ne peut parler, mieux vaut se taire. » Il y a constamment en moi une lutte entre le Tace  ! et le dire.
Quand j’écris, je deviens sujet flottant, quasi absent, même si toujours responsable. Je ne laisse pas parler les mots en moi, car je sais ne pas être une « bouche d’or ».
Je travaille à la multiplicité des modes du dire et de l’écrire, faisant ainsi usage des procédés de densification, de conflagration syntaxique, de déplacement continu du sens. Éloignée d’une poésie de l’Être autant que d’une poésie de la Connaissance, je cherche moins à « donner un sens plus pur aux mots de la tribu » qu’à me situer sur cette ligne de frontière qui interrompt le langage pour justement faire parler ce non-langage. Ma poésie est erratique, déroutante. Et vatique, si elle l’est, malgré moi.
Je n’oublie pas l’amicale leçon du poète André du Bouchet : « Il y a des obscurités nécessaires et des obscurités non nécessaires » en poésie.

 

© Alain Dulac & L’herbe qui tremble

 

Isabelle Lévesque : La dernière partie, « Et endurer la mer bleue est un châtiment », me semble particulièrement énigmatique. Son titre est la traduction d’un vers de la Vie de Saint Guénolé. Quatre poèmes sont composés de fragments issus de diverses traditions celtiques et numérotés. Certains sont repris. Parfois le numéro correspond à un vide. S’agit-il d’une réinvention des Séries ? D’une sorte de Tarot prophétique, ou de Yi King celtique ? Ou encore, peut-être, d’un poème druidique dont le vent a effacé une partie ?

Denise Le Dantec : Ce sont des textes qui sont apparemment sans locuteur, placés dans des dispositifs citationnels. À mes yeux, ce sont des « inscriptions ». Celles-ci répondent à des décisions d’écriture qui m’échappent pour une part. Il faut dire que je suis éloignée de la poésie confessionnelle. Non que je ne lise pas avec intérêt et plaisir la poésie du groupe de New-York comme Allen Ginsberg, Sylvia Plath mais je n’ai pas cette disposition.
Ici, ma subjectivité est faible et, pour ainsi dire, résiduelle. J’opère ce retrait parce que ces inscriptions que j’ai trouvées déplacées, transposées, transformées, ont une puissance poétique suffisante par elles-mêmes.
Ai-je voulu pour autant reprendre les Séries ? Inventer un Yi King ou un Tarot celtique, pourquoi pas ? C’est une écriture de type oraculaire – initiatique... Cela sonne comme une puissance d’avenir ; cela soulève le présent qui englue chacun de nous.
Après tout, comme l’écrivait Platon, la poésie n’est-elle pas « chose ailée, zélée, sacrée » ?


Denise Le Dantec, en quelques liens :


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