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Autour du feu, avec Françoise Delorme et Florence Saint-Roch

samedi 31 octobre 2020, par Florence Saint Roch

F.D. Je ne comprends pas la phrase « le réel n’existe pas », rien ne répond en moi à cette assertion. Pour moi, il n’y a que le réel, ses doubles compris. À l’heure d’essayer de continuer à alimenter notre feu de brindilles, je relis un passage d’un livre qui m’avait fortement intéressée il y a longtemps déjà (1992), Forêts, Essai sur l’imaginaire occidental de Robert Harrison. En faisant l’étude du poème « Correspondances », Harrison se penche sur la question de la représentation et, surtout, de l’artifice comme porte vers un ailleurs inaccessible, une unité perdue, l’artifice luttant en « forêt de symboles » contre la violence et l’horreur de « la réalité » artifice cher à Baudelaire. J’ai plutôt le sentiment, moi, que la distance symbolique permet de s’approcher du réel et de nos rapports avec lui (l’ « entre », l’intervalle, le mascaret, les masques, et autres avatars, « ce souffle entre le monde et nous ») plutôt qu’elle nous ouvre un ailleurs quel qu’il soit. La question serait plutôt alors de savoir quel type de rapports nous entretenons avec ces doubles que la vie symbolique génère et en quoi ils changent notre rapport au réel et même quel type de rapports ils entretiennent avec le réel : comment ils forment perception et interprétation du réel, c’est-à-dire ce à quoi nos corps – cerveau compris – réagissent. Que faire des représentations dont nous ne pouvons sortir, mais que je ressens plutôt comme une ouverture que comme un champ clos, une appréhension, grâce à la distance qu’elles instaurent plutôt que l’inverse, même si elle nous sépare ? Il y a un poème de Fabio Pusterla que j’aime bien citer dans ce débat, car il me semble dire à la fois l’enfermement et l’ouverture que nous donne le langage, sans que je m’associe à l’évocation d’une harmonie perdue, dont je ne suis pas sûre qu’elle préexiste, et Pusterla non plus, finalement, puisqu’il évoque un grand souffle dans « un désordre de forces » :

DISTANCE
Du nid joyeux du monde
la voix au-dessus des branches
chantait et chantait
dans le grand souffle de feuilles
dans un désordre de forces.
Puis la distance est venue
et elle s’appelait vertige,
abandon des arbres et de l’espace
et elle s’appelait exil de l’eau qui court
adieu des animaux solitude des corps flux.
La distance est venue et elle s’appelait beauté
beauté douloureuse qui n’appartient pas,
la précision la grâce des gestes
le tourment de la parole qui s’approche
de l’harmonie insaisissable, perdue.
La distance est venue et elle s’appelait pupille,
écho de lumières, fleuve, regard clair,
elle s’appelait jour et nuit, puis passé et avenir,
elle s’appelait étoile polaire, vent.

Pierre après pierre, anthologie, éd. Métispresse, 2017, traduit par Mathilde Vischer

C’est là que « jouer pour de vrai » ou « jouer pour de faux » me paraissent introduire une distinction entre deux manières de les envisager (expressions employées par Victor Erice pour parler de son film L’esprit de la ruche, pour qualifier les deux manières de réagir à la fiction, à l’invention symbolique des deux enfants qu’il met en scène). C’est : qu’est-ce qu’on fait de cette distance, en quoi elle nous affecte et comment, comment lui donner sa place effective ?

F.S.R. Je comprends (du moins je crois comprendre, car si le réel existe, l’altérité aussi !) ce que tu veux dire. D’expérience (ce faisceaux d’impressions, cette intuition aussi dont, par facilité, on se fait parfois une raison), je dirais assez qu’en effet je suis au monde, que je m’inscris dans sa réalité : présente, plutôt consciente de l’être, et à tout le moins, respirant, bougeant, aimant, agissant – vivante. Les choses se gâtent quand précisément il s’agit d’exprimer, d’écrire/de décrire cette réalité ; à ce moment, dès que je prends mon stylo et que je dois mettre des mots, je suis séparée, ou plutôt je me sens séparée. La réalité reflue, s’éloigne, se complexifie ; les mots, la pesée des mots creusent l’écart, la réalité est toujours là, mais moi, je n’y suis plus tout à fait. Et nous y revoici : dire le réel n’existe pas, c’est simplement dire que notre malédiction d’être soi-disant supérieurs repose sur un incontournable traitement des informations, et que, ce faisant, nous élaborons des représentations. La seule réalité qui nous apparaisse alors clairement, c’est la réalité de notre relation au réel, relation dont le langage est partie prenante, parce qu’il la formalise. Et au fond, ce n’est pas si grave – je dirais même que pour un créateur, quel qu’il soit, c’est une chance, parce qu’il peut créer de cela, jouer avec les écarts, les dilater plus encore, inventer, imaginer, et, comme tu l’explicites si bien, s’engager dans un ordre parallèle, celui, par exemple, du symbolique. Dans notre rapport au réel, dans ce « jeu pour de vrai » que tu évoques, tout est affaire d’accommodation. On voit ce que l’on peut (pas toujours ce que l’on veut), on en fait ce que l’on peut (et pas toujours non plus ce qu’on veut), et dans cette distance, on joue, s’approche ou s’éloigne encore, grossit ou rétrécit, exagère ou minore, déplace, déjoue, rejoue sans cesse.

F.D. [Et] le mot « jeu » lui aussi s’échappe et se déguise de plus à plaisir. Cependant, que peut la poésie par le jeu que tu décris pour une élucidation ou une complexification ou une simplification du problème ? Les oulipiens réussissent parfois, par le biais de contraintes loufoques ou de hasards étonnants, à inventer des formes qui nous séduisent tous par une justesse jubilatoire. Une sorte de perfection formelle, comme tu le dis, semble rendre compte sinon du réel, du moins d’un rapport comme existentiel entre mots et référents (et/ou références). Mais souvent, le jeu semble besogneux ou artificiel, sauf lorsque l’écrivain s’engage et inaugure une recherche (à la fois personnelle et universalisante, mais recherche de quoi ? ), lorsqu’il « se met en jeu », voir W ou le souvenir d’enfance de Perec ou Petite cosmogonie portative de Queneau ou Pierre de rêve avec paysage opposé de Michèle Métail). S’il « joue » comme sa vie même dans les mots qu’il avance, qu’il agence, quelque chose se passe ! Les poètes objectivistes, littéralistes en tous genres, réussissent aussi lorsqu’ils se mettent en jeu dans l’espoir d’échapper – plus ou moins ? – à ce « désastreux » théâtre de représentations. Entre ces deux pôles, toutes sortes de lyrisme croient plus ou moins à l’importance de cette « magie sans magie » (l’expression, si judicieuse, est de Joël Bastard). En somme, il s’agit d’y croire. Mais à quoi ? À la force exploratoire et propositionnelle des poèmes quant à la forme et la conduite de nos vies, qui me semble sans cesse vérifiable. Nous ne vivons pas dans le même monde imaginaire suivant les choix représentatifs que nous faisons du réel hybride dans lequel nous vivons tous et il s’en ressent, même celui des « choses naturelles » dont l’indifférence est absolue et résiste à l’hybridation. Non ? Il me semble que le moment que nous vivons aujourd’hui a une forme bien particulière, du fait des représentations que nous nous en faisons. Si nous nous faisions une autre représentation de la vie et de la mort, de leurs relations, nous vivrions réellement autrement, nous serions une autre hybridation.

F.S.R. Oui, trouver la bonne distance, puisqu’il s’agit d’y croire, comme tu dis, et c’est affaire de vision, d’abord, mais aussi de regard porté. Je reviens à cette notion d’accommodation – parce que tel est le dispositif (perceptif, physiologique, et, de fait, mental) qui nous permet de nous adapter. Sans cesse, parce que la vue chez nous est un sens prépondérant (merci l’évolution qui, en nous redressant sur nos deux pieds, a favorisé son développement), notre œil est en situation de s’accommoder : il se règle pour percevoir les choses nettement, de loin comme de près, travaille à former une image qui ait la meilleure définition possible : celle qui (pense-t-on) détient le plus haut degré de vérité, qui est la plus conforme à la réalité. Et nous savons que malgré ces dispositifs très performants, restent encore des flous, des indécisions, des colorations très relatives. Là encore, Flaubert, qui a lu Kant, qui a lu aussi Schopenhauer : je suis toujours émerveillée de ce que l’auteur de Madame Bovary, dont on connaît l’immense souci de réalisme, ait autant montré, dans ses œuvres, des personnages qui peinent à voir le réel tel qu’il est : les Trois contes, à cet égard, sont très instructifs. Traversant les époques, ces trois récits mettent en scène des personnages affectés de troubles visuels : Hérode ébloui par la danse de Salomé n’y voit plus, aveuglé par une subite passion amoureuse, il perd le sens des réalités, et devient incapable de décider mûrement et sagement ; Julien a des visions et des hallucinations, prend ses désirs ou ses hantises pour des réalités ; Félicité n’y voit plus du tout, le monde autour d’elle devient confus, son esprit vacille, double cécité qui la fait basculer dans une tout autre dimension : la sphère du sacré. Ces trois personnages (comme tant d’autres chez Flaubert), à la lettre comme dans l’esprit, ne s’accommodent pas du réel. Ils se méprennent, s’illusionnent, se passionnent pour de vrai, car ils gagnent une réalité autre, dont rien n’indique qu’elle soit moins vraie que la « nôtre ». Parcourant ces territoires, la littérature tout entière, et, bien sûr, la poésie, qui, pour se caractériser (pour se donner une légitimité au vu des « écarts formels » qu’elle instaure ?), énumère à l’envi les moyens langagiers dont elle dispose. La poésie serait-elle plus facilement accommodante ? Y a-t-il vraiment une spécificité de la parole poétique, aurait-elle des moyens d’accès privilégiés, des procédés, des énonciations plus performants, plus satisfaisants ?

F.D. Pour une contribution poétique à un projet collectif (une plasticienne, une peintre et une sculptrice de lumières) intitulé Sortir de soi, j’avais proposé dans un petit livret intitulé Dans le puzzle, en plus de poèmes, un texte intitulé « le chien de soi » qui interrogeait la notion de distance, distance nécessaire, nécessaire à tel point qu’il me semblait même impossible de parler sans elle, d’exister en tant qu’être humain. Je percevais la forme précaire de notre liberté en elle, en ses capacités, effectivement, d’accommoder :

Apparition des distances. Ni dehors, ni dedans, au-delà de l’illusion d’être un soi étanche dans un monde lui aussi étanche, au-delà de l’illusion de pouvoir parler depuis un dedans à un dehors inaccessibles, les cercles des ondes des petits cailloux tombés dans l’eau, jetés en pluie par nos mains de chair, se rencontrent. Apparition des figures, apparition des visages. Naissance des distinctions comme des proximités. Intérieur et extérieur se croisent, se racontent, se reflètent, s’inversent. La peau et les os poussent. Et le poil sous la caresse.
Le soi-même le plus sûr serait la portée des chaînes, leurs interférences ?

Ce que je dis du sujet me semble pouvoir être aussi vrai pour ce qu’on appelle le réel avec lequel il s’accorde ou se désaccorde, dont il fait partie. Si je te suis dans ta vivante évocation des personnages de Flaubert que je ressens comme très passionnée - passionnante, à laquelle je m’accorde en très grande partie et avec bonheur, je vois moins à quoi Félicité aurait accès, même si je pense en même temps que tu entends effectivement au plus près le désir de Flaubert. Pour moi, et c’est l’extraordinaire richesse de toute œuvre qui « joue pour de vrai », la confusion de Félicité que je perçois comme un dérapage, une perte et une douleur d’exister, je la rapproche plutôt de la dernière phrase de L’éducation sentimentale, dans laquelle ces hommes qui ont « joué pour de vrai » en croyant « jouer pour de faux » (en cela personnages romanesques opposés absolument à celui de Félicité) regrettent leur jeunesse naïve. Je ressens la douleur de l’une comme celle des autres. Le roman, le poème donne à son lecteur accès par la distance qu’il meut à la possibilité de se situer autrement, presque de se voir, il donne aussi cette marge de manœuvre à celui qui écrit. Comme s’il existait une position médiane, celle du poème, (de l’œuvre d’art en général), qui ne se dissout ni dans une perte de soi, fusionnelle au fond avec le réel ou avec l’œuvre, ni dans un jeu gratuit, illusoire et dérisoire à l’intérieur de règles et de manipulations de « matériaux esthétiques ». Ana, croit que le film qu’elle vient de voir est vrai (se rapprochant un peu ainsi du personnage de Félicité ?), elle engage tout le questionnement – moral et vital – qui la travaille et travaille la société dans laquelle elle se trouve, dans l’interprétation qu’elle va faire, qu’elle fait de la proposition poétique du film qu’elle vient de recevoir et qui devient une part d’elle-même (je dis « poétique » car le cinéaste lui-même nomme sa pratique ainsi). Elle va jouer cette part symbolique dans sa vie même pour analyser, appréhender le monde qui lui est donné, composé lui-même d’un réel intangible, de représentations qui le et la façonnent. Elle invente ainsi un mode de compréhension qui génère une distance, un recul et une marge de manœuvre pour d’autres propositions propres à rendre possibles une sortie du fascisme qui régulait toute la vie réelle et symbolique de l’Espagne à la sortie du film de Victor Erice, elle l’invente pour elle, pour chacun, pour tous. Mais, paradoxalement, la distance salvatrice naît au moment où le lecteur, le spectateur croit qu’il n’y en a pas. Ou plutôt non, elle naît parce qu’il y a eu ce moment d’adhésion absolue, dont Ana se détache en revenant dans la « vraie vie », mais sans renier ce moment d’adhésion qui reste fécond en s’offrant au spectateur. Elle avance un pied dans les images, un pied dans le réel dont elle perçoit alors la part représentée qu’elle peut alors – dans l’inéluctable et pesante limite de ses capacités humaines - jauger, juger. Oui, j’aime bien ce mot que tu introduis dans ce débat : elle « accommode ».


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