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Fiction fragile du désir
Entretien avec Gilles Plazy, par Isabelle Lévesque

mardi 12 janvier 2021, par Cécile Guivarch

Isabelle Lévesque : Voici cinquante ans, en ouverture de Liberté couleur d’aigle (P.J. Oswald, 1969), vous écriviez pour vous présenter : « Journaliste mon regard se porte aux apparences / poète je vise le cœur des choses / deux mouvements d’un même rapport au monde / et l’effort d’abolir une tour d’ivoire ». À ces activités de journaliste et de poète, vous en avez ajouté bien d’autres : peintre, photographe, producteur de radio, romancier, biographe, critique d’art, éditeur… et j’en oublie peut-être… Considérez-vous toujours cet ensemble comme un tout ? Et la tour, récurrente dans vos livres, est-elle bien abolie ?

Gilles Plazy : La poésie depuis l’adolescence me requiert, fil rouge sur lequel il me semble que ma vie s’est tenue, quelles que fussent mes activités professionnelles ou artistiques. Parce qu’elle était trop souvent en retrait, ou prise dans le jeu cruel des contradictions qui me faisaient la chercher un jour au plus près du silence, un autre dans le débord de l’expression, je me suis laissé tenter par d’autres activités artistiques, dans la littérature et les arts plastiques. Cela, un tout certainement, mais selon les méandres d’une biographie sur laquelle il ne m’importe pas de me retourner. Ainsi d’âge en âge et de livre en livre (je m’en tiens ici à la poésie) ai-je tenté de saisir quelque chose qui fût comme la queue de l’animal dansant au manège de mon enfance : une œuvre de poésie s’imposant fièrement comme telle. Et c’est d’échec en échec que j’en suis venu, recyclant sans vergogne les ouvrages précédents, à l’élaboration de Fiction fragile du désir, que je considère à ce jour comme l’aboutissement d’une aventure qui s’est déroulée sur six décennies. Les huit ouvrages précédents ne sont donc plus que des documents d’archives.

Isabelle Lévesque : « De la mer au volcan, ce furent tant de fées promises à l’amertume des gentianes, mais il ne reste des sirènes à l’ombre des montagnes qu’une odorante écaille. » (La Salive des étoiles – La Différence, 1987)
« Et le chant des sirènes est la voix de cette grande douleur océane qui, sublime, s’inscrit dans le cahier d’une mythologie apocryphe. » (La Nuit diamante – La Sirène étoilée)
Vous avez nommé votre maison d’édition La Sirène étoilée. Cette figure légendaire apparaît dans plusieurs de vos livres, souvent pour caractériser une femme. Dans vos échanges avec Chloé Bressan, il vous arrive même de la désigner comme « sirène vélocipédiste » (« seules les sirènes modernes savent faire du vélo », ajoutez-vous). Pourquoi cette importance de la sirène ?

Gilles Plazy : Oui, les sirènes… Ou “la sirène”… Une figure mythique, qui fut oiselle avant d’être féminisée en nageuse des tréfonds qui y entraîne les navigateurs imprudents. Mais est-on sûr que leur royaume soit lieu de perdition ? Et si c’était médisance cette réputation maligne ? Ulysse ne saura jamais ce qu’il a raté. Et pourquoi n’auraient-elles pas leurs doubles masculins ? Que surtout les marins ne cherchent pas à sortir des ornières du quotidien ! Sans cesse les mythes sont à interroger, sans fin la glose… La poésie a plus d’une maille à partir avec le rêve et la pensée symbolique, dont elle se joue comme bon lui semble, et non sans humour. Ainsi puis-je penser qu’Icare, une fois tombé dans la mer, coule des temps heureux parmi les sirènes, qui ont aussi recueilli Orphée, Narcisse, Nerval et Rilke. Et sirènes sont Ariane, Alice, Eurydice, Madeleine, Mélusine, la Fiancé juive de Rembrandt, la Religieuse portugaise et Gradiva. Bien sûr, cette “mythologie apocryphe”, qui ne va pas sans ironie, n’engage que moi. A l’opposé de cette dérive dans l’océan des mythologies j’ai traité plus sérieusement de réalités féminines historiques en étudiant La Femme impressionniste (Adam Biro, 2003).

© Gilles Plazy

Isabelle Lévesque : « Dure dure encore, la bataille avec les poèmes, avec la poésie, avec moi-même. Je ne finis pas de m’interroger entre les deux versions maintenant abouties, l’une prose, l’autre stèles, d’un moment à l’autre penchant vers l’une puis vers l’autre, réfléchissant à ce que chacune implique comme perspective, comme conception de la poésie, à ce que chacune porte comme sens que ne partage pas l’autre. » (La poésie, la tarte aux pommes et le topinambour de saint Augustin – La Part Commune, 2011)
À propos du Spleen de Paris de Baudelaire, vous avez déploré que « la poésie là sombre dans la prose » (Porterez-vous du sel aux gens de la montagne ? – La Sirène étoilée, 2018). Vous avez-vous-même beaucoup pratiqué les formes variées possibles du poème en prose, avec ou sans ponctuation. Vous semblez aussi avoir plusieurs fois hésité entre la forme prose, que vous nommez « prosèmes » pour La Salive des étoiles (La Différence, 1987), et la forme stèle. « Garder les deux », comme vous en faites vous-même l’hypothèse, en publiant les deux versions en face à face, comme pour une traduction (n’en est-ce pas déjà une ?), ne pourrait-il pas être une expérience de lecture intéressante ?

Gilles Plazy : Traditionnellement le vers, régi par la prosodie, fut le critère de la poésie, ainsi la distinguant de la prose, à laquelle il suffisait d’être correctement rhétorique. Romantisme aidant, la poésie s’est définie non plus comme forme mais comme esprit et Baudelaire, après Aloysius Bertrand, l’a repliée dans la prose, quitte à lui faire perdre du souffle. S’il y eut révolution ce fut le fait de Rimbaud, initiateur de la poésie moderne. Ensuite la poésie en France s’est jouée entre deux pôles, celui de la rigueur mallarméenne et celui de la désinvolture apollinarienne. Difficile dans ce champ large de dire encore ce qu’est la poésie : une sorte de vide-grenier plein d’un bavardage en lequel rares sont l’intense travail de la langue et le feu d’une parole essentielle. Le vers fait poésie, mais n’est souvent que mise en forme artificielle, ponctuation spectaculaire d’un texte qui se serait aussi bien tenu, sinon mieux, en prose. Et le poème en vers est rarement travaillé pour bien se présenter à l’œil… Dans l’absence de règles qui a ouvert la poésie à la possibilité de toute aventure c’est à chacun de tracer son chemin, d’instituer sa parole, son écriture, comme poésie. Pour ma part, délaissant le vers, méfiant aussi à l’égard de la prose en ce qu’elle est discours, j’ai tenté dans Fiction fragile du désir de mettre au point une forme qui m’est propre et me paraît convenir au mieux pour contenir ce que je tente de mettre en poème : un pavé (cela se nomme ainsi en imprimerie) sans ponctuation construit par collage d’éléments disparates, la contrainte étant de tenir fil d’une lisibilité sans accroc. Quand, il y a plus de trente ans, je disais “prosèmes” je désignais de réels poèmes en prose aux phrases syntaxiquement correctes, quoiqu’ils fussent nettement surréalisants. C’est une expression que j’ai retrouvée depuis chez Michel Deguy, mais qui pour moi n’a plus d’intérêt.

Isabelle Lévesque : Dans Fiction fragile du désir (Tarabuste, 2019), vos poèmes en prose sont écrits sans autre ponctuation que le point final, sans que la lecture en soit jamais contrariée. Est-ce un aboutissement dans votre travail sur le poème en prose ou juste une étape ? une expérience ?

Gilles Plazy : J’ai répondu plus haut à cette question d’une façon qui implique que je récuse l’appellation de “poème en prose”. Disons “poème”, cela suffira. D’autant plus que j’ai conçu Fiction fragile du désir comme un seul poème en ses soixante-douze paragraphes-pavés. Toutefois il m’arrive de douter fortement du parti que j’ai pris et, travaillant à un autre ouvrage du même acabit que celui-là, j’ai tenté d’en faire une version en vers et cela ne m’a pas paru pertinent. Encore ne suis-je arrivé à cette étape qu’après plusieurs tentatives de mise en page pour les trois ouvrages précédents que j’ai publiés à la Sirène étoilée : Ariane lance les dés, Ciel renversé et (désistement des berges), ouvrages désormais caducs qui, malaxés, m’ont fourni la matière de Fiction fragile du désir.

Isabelle Lévesque : « [Q]uant à moi, […] bien que j’aie aimé passionnément certains lieux, je ne me suis jamais senti enraciné dans une terre, lié à un endroit qui pour moi eût été privilégié ; je n’ai été le lierre d’aucune demeure ancestrale. » (Déclaration du narrateur de Le jeune homme dans un pays lointain – Manya, 1993)
Vous êtes né au bord de la Méditerranée, vous vous êtes installé face à l’Atlantique et avez planté un cerisier du Japon, donc de l’aire de l’océan Pacifique… Parmi les artistes et poètes à propos de qui vous avez écrit, beaucoup ont connu l’exil : Picasso, Celan, Ionesco, Gauguin, Marlène Dietrich… Vous sentez-vous, vous-même, en exil ? Avez-vous le sentiment d’appartenir à cette « communauté transhistorique » (Préface à Un monde ouvert, Poésie/Gallimard, 2006) que vous évoquez à propos de Kenneth White, qui a lui aussi choisi la Bretagne ? Êtes-vous un poète « du rivage », comme vous le dites aussi à son sujet ? Vous situez-vous à la marge qui n’est pas une frontière mais un lieu « de transit et d’échange, dans l’ouvert et l’indéfini » ?

Gilles Plazy : Je suis né sur la rive africaine de la Méditerranée, mais je l’ai quittée sans en emporter le moindre souvenir. Aussi ai-je l’impression de n’être né nulle part et j’aime quand Georges Brassens se moque de ceux qui sont nés quelque part. Ma famille, c’est trois-quarts de Corrèze et un quart de Provence, mais de fait je suis parisien. La Bretagne (pour moi la Bretagne, c’est le Finistère) m’a séduit au seuil de l’adolescence et avec Agnès nous avons pu y prendre une maison, il y a vingt-cinq ans, avec vue sur la Manche, puis en faire construire une autre sur l’Atlantique, où nous vivons dix mois par an depuis une douzaine d’années. Ancré ici, oui, mais je peux encore lever l’ancre et la vieillesse me fera peut-être revenir à Paris. Toujours est-il que la Cornouaille celte m’est chère et que j’aime y nager d’avril à novembre. Donc en exil, non, puisque je n’ai aucun regret d’un pays perdu, mais en adhésion (adhérence ?) relative, jamais vraiment là où je parais être. En marge, oui. Et tentant d’ouvrir l’horizon. Il en est du temps comme du lieu : s’il m’est une communauté elle est en effet transhistorique autant que transgéographique.

© Gilles Plazy

Isabelle Lévesque : Dans vos romans et poèmes, parmi les constantes, on retrouve une forte présence des mythologies. D’abord la mythologie gréco-latine à travers, en particulier les figures d’Orphée et Eurydice (elle encore plus que lui), et puis celles d’Ariane, du Minotaure, d’Icare et du labyrinthe. Il faut y ajouter les mythologies celtiques et nordiques, en particulier dans votre dernier recueil, Fiction fragile du désir (Tarabuste, 2019) où la Dame blanche semble sœur d’Ariane et Eurydice. Ce monde est-il toujours présent pour nos vies ?

Gilles Plazy : On peut considérer les mythologies dans l’histoire, et ce n’est pas vain. On peut aussi les sentir vivantes, fertiles systèmes symboliques, champ inépuisable de la pensée magique. Aux deux que vous citez (je regrette de n’en pas mieux connaître d’autres de tous les coins du monde) j’ajouterai la chrétienne, si prégnante en Occident mais qu’on ne parvient pas encore à dégager de la religion.

Isabelle Lévesque : À propos de Picasso, vous insistez sur le fait qu’il ne souciait pas de faire partie d’une quelconque avant-garde. Vous montrez que si les Surréalistes ont tenté de l’enrôler, lui-même s’est contenté de les côtoyer. Vous écrivez qu’il faut « accepter l’idée que rien n’est jamais définitivement donné et qu’il faut moins écouter les conseils des autres que faire confiance à sa propre intuition » (Picasso – Gallimard, 2006). Vous qui avez participé au mouvement surréaliste, entre André Breton et Julien Gracq, avez-vous cette même idée ?

Gilles Plazy : Les écrivains, les artistes qui m’importent, me paraissent exemplaires, me donnent de l’énergie, sont des grands personnages qu’on ne saurait réduire à quelque école ou chapelle. Des singuliers en rupture d’esprit et de style, souvent au bord de la folie, du moins se jouant d’une bonne part de folie. Je ne vais pas à la pêche dans les grenouillères. Le surréalisme, je m’en suis beaucoup nourri, mais après la mort d’André Breton, sans faire partie de quelque groupe que ce fût et me méfiant d’un mot devenu cliché. Les trois auteurs qui m’ont le plus marqué, même subjugué, dans mes efforts d’écriture sont René Char, Julien Gracq et André Pieyre de Mandiargues, dont aucun ne fut un surréaliste orthodoxe. Plus intensément surréalistes me sont chers Stanislas Rodanski et Jean-Pierre Duprey. Je révère aussi (pour m’en tenir au vingtième siècle) Francis Ponge, Aimé Césaire, Paul Celan, Nelly Sachs, Walter Stevens, Allen Ginsberg…

Isabelle Lévesque : Les lecteurs peuvent déceler dans vos romans et poèmes de nombreuses marques de surréalisme : les images, mais aussi le vocabulaire de l’alchimie, la célébration de l’amour fou, ou plutôt de « l’amour feu », comme vous l’écrivez dans Fiction fragile du désir (Tarabuste, 2019). Pour vous, que reste-t-il de vivant dans le surréalisme ?

Gilles Plazy : Le surréalisme, désormais centenaire, appartient à l’histoire et il faut le comprendre dans son mouvement, de la révolte initiale exprimée dans l’automatisme au souci de l’alchimie, sur la ligne du “signe ascendant”, sans oublier le hasard objectif et l’humour noir qui en sont deux composantes essentielles. On peut y entrer par la lecture d’Arcane 17 d’André Breton (1947). Des groupes qui s’en recommandent persistent ici et là mais l’étiquette, surannée, ne couvre le plus souvent que des pratiques relevant d’un culte dérisoire en un académisme froidement labellisé. En revanche l’esprit du surréalisme, élan hors des sentiers battus de la culture, référence à la raison magique plutôt qu’à la raison logique, souffle où il veut.

© Gilles Plazy

Isabelle Lévesque : « Au moins il m’importe d’affirmer que pour moi la poésie n’a d’intérêt qu’à être cette sorte d’expérience spirituelle dont les aventures de Baudelaire, Rimbaud, Mallarmé, Rilke et tant d’autres nous ont donné des exemples. » (La poésie, la tarte aux pommes et le topinambour de saint Augustin – La Part Commune, 2011)
Comment avez-vous choisi les manuscrits que vous avez édités avec La Sirène étoilée ? Quelles étaient vos exigences ? Quel rôle avez-vous assigné à votre maison d’édition ?

Gilles Plazy : Maison d’édition, la Sirène étoilée, pas vraiment. Une cellule marginale pour des plaquettes au faible tirage hors système, ce qui est aujourd’hui aisé en numérique. Je l’ai créée pour publier un livre de poésie dont j’étais l’auteur et que je voulais réaliser à ma manière, créant moi-même la maquette (expérience d’une vie professionnelle antérieure). Compte d’auteur, direz-vous, mais l’anathème là est hypocrisie : Rimbaud et Lautréamont n’y ont pas trouvé de quoi fouetter un poète et les auteurs de poèmes plus noblement édités mettent autant qu’ils le peuvent la main à la tirelire pour acquérir leurs livres, ainsi alimentant d’une façon pas négligeable le tiroir de leur éditeur, qui par ailleurs courbe l’échine en quête de subventions. Et je voulais créer un outil pouvant servir à d’autres, qu’ils me fussent amis ou que je ne les connusse point. Ma seule exigence : être séduit par un texte, un(e) auteur(e).

© Gilles Plazy

Isabelle Lévesque : Parmi les livres parus, celui d’Anne de Szczypiorski, L’atmosphère est saccagée, apparaît comme un diamant noir (mais que vous n’avez pas publié dans votre collection « Pierre noire »). Cette jeune poète, jeune à jamais puisqu’elle a disparu à 20 ans (en 1975), n’a rien publié de son vivant. Vous dites avoir tiré la matière de ce livre d’un ensemble d’écrits que vous a remis sa mère. Peut-on savoir comment ces textes vous sont parvenus ? Publierez-vous d’autres écrits d’Anne de Szczypiorski ?

Gilles Plazy : Anne de Szczypiorski suffirait à justifier l’entreprise de la Sirène. Les textes de cette jeune femme tôt suicidée m’ont été confiés par sa mère, une amie qui pendant dix ans ne m’en avait jamais parlé. J’ai été d’emblée bouleversé. Dans un paquet de textes en vrac (poèmes, journal, notes, dessins) il fallait faire un travail d’édition pour en tirer un ouvrage qui se tienne. Malheureusement je n’avais pas les moyens de leur donner plus d’éclat et le livre n’a suscité que peu d’échos. Je souhaite qu’un éditeur mieux patenté, un jour, les reprenne. Une édition plus complète aurait un intérêt documentaire plus que littéraire.

Isabelle Lévesque : Vous avez également réédité (56 ans après) le premier recueil d’Émilienne Kerhoas (1925-2018), Saint-Cadou, et publié un inédit, Lueurs aigües et nœuds. Quelle place faites-vous à la poésie de Bretagne ?

Gilles Plazy : Emilienne Kerhoas, quand je l’ai rencontrée à l’éphémère galerie Les Stèles, à Huelgoat, n’était guère connue que par quelques écrivains et artistes bretons. Discrète, elle ne cherchait pas à briller et son livre majeur, Saint-Cadou, était introuvable. Notre ami commun Marc Le Gros a intercédé (il a rédigé une préface importante). La poésie de Bretagne ou en Bretagne, ce n’est pas là une question qui me touche.

© Gilles Plazy

Isabelle Lévesque : Si vous avez publié des poètes déjà reconnus, comme Émilienne Kerhoas, vous avez aussi été attentif à de nouvelles personnalités comme Chloé Bressan, maintenant éditée également par Isabelle Sauvage, dont vous avez encouragé et accompagné les débuts. Dans La poésie, la tarte aux pommes et le topinambour de saint Augustin, publié par La Part Commune, votre dialogue vous montre, au moins au début, dans un certain rôle de professeur avec elle. Puis on la voit se distinguer et s’affirmer. Ce compagnonnage a-t-il influé sur votre écriture ?

Gilles Plazy : Quand je l’ai connue, Chloé Bressan m’a montré des poèmes en lesquels j’ai cru reconnaître une voix juste de poète. Nous avons correspondu par courriels et j’ai vite su qu’il fallait mettre au propre cet échange en vue d’un livre. Professeur, non, je ne crois pas l’avoir été et elle ne l’aurait pas supporté. Mais aîné attentif et ami, qui a lui aussi bien profité du dialogue : Chloé n’écrit que dans la “nécessité intérieure” chère à Kandinsky alors que moi-même il m’arrive de faire le malin. J’ai été fier de publier son livre Ces abîmes des promenades et qu’Isabelle Sauvage lui ait offert l’hospitalité je ne peux que m’en réjouir. En trois livres elle a déjà accompli une œuvre forte et je suis sûr qu’elle n’a pas fini de nous surprendre.

Isabelle Lévesque : La Sirène étoilée a publié 18 volumes de 2012 à 2018. Rien depuis 2 ans. Est-elle en sommeil ? Prépare-t-elle son retour ? A-t-elle d’autres projets ?

Gilles Plazy : Oui, la Sirène étoilée sommeille. Je n’ai pas su lui donner la force de mieux rayonner et je n’ai plus l’énergie des débuts. Plus guère envie non plus de m’occuper d’autres que de moi-même. C’est que, vieillissant, je ne puis me souhaiter qu’un avenir restreint et que je veux me concentrer sur ce que peut-être j’ai encore à faire. Et puisque Tarabuste a bien voulu publier Fiction fragile du désir je me sens plus serein quant à mon souci d’écriture de poèmes. Mais qu’un prince ou une princesse charmant(e) vienne l’éveiller elle pourrait descendre de son rocher.

© Gilles Plazy


Gilles Plazy

Né en 1942, Gilles Plazy a beaucoup écrit pour la presse et l’édition. Il a collaboré notamment à Combat, Le Quotidien de Paris, France Culture. Auteur d’une soixantaine d’ouvrages de genres divers (poésie, fiction, essais, documents), il se soucie surtout désormais d’avancer sur le fil de l’écriture de poèmes, Fiction fragile du désir ayant rendu caducs huit ouvrages antérieurs réduits ainsi à l’état de brouillons. Peinture et photographie lui sont des pratiques annexes. Il est membre de l’A.I.C.A. (Association internationale des critiques d’art).

Bibliographie sélective

  • Le Chant de la violette, La Différence, 1985.
  • Cézanne ou la peinture absolue, Liana Levi, 1989.
  • Ionesco, le rire et l’espérance, Julliard, 1994.
  • Il y a des nuits plus belles que le jour, Éditions du Scorff, 1997
  • Gustave Courbet, un peintre en liberté, Le Cherche Midi, 1998
  • René Char, fiction sublime, préface et anthologie, Jean-Michel Place, 2003.
  • La Femme impressionniste, Adam Biro, 2003.
  • Julien Gracq, en extrême attente, La Part Commune, 2006.
  • Cézanne qui n’existe pas, La Part Commune, 2006.
  • Picasso, Gallimard, Folio/Biographies, 2006.
  • Les Mots ne meurent pas sur la langue, Isabelle Sauvage, 2014.
  • Gauguin, l’insurgé solaire, La Sirène étoilée, 2015.
  • Porterez-vous du sel aux gens de la montagne ?, La Sirène étoilée, 2018

Quelques liens :
Le site de Gilles Plazy : http://gilles.plazy.monsite-orange.fr/
La sirène étoilée : http://lasirene.etoilee.monsite-orange.fr/
Performance pour le centenaire du surréalisme : https://www.youtube.com/watch?v=fPGqEXna5PI&feature=youtu.be
Exposition Dans la chambre d’Orphée : http://youtu.be/6M8SSU303Lg
Pour en finir avec la peinture : https://www.youtube.com/watch?v=oersneAP5AU&feature=g-crec-u
L’Atmosphère est saccagée par Anne de Szczypiorski : https://fr.calameo.com/read/003393676c46732525586
Chloé Bressan : http://chloebressan.com/
Editions Isabelle Sauvage : https://editionsisabellesauvage.fr/chloe-bressan/


Extraits :

Gilles Plazy, Fiction fragile du désir
(Tarabuste, 2019)

Mélancolie du sable noir quand la mer crie au bout des terres voix imputrescible mûrie à la levure des jours dispersée dans le vent main étrangère qui s’ouvre au souffle des cendres dans le piège sans rémission d’une matrice sans pupilles l’océan se joint au volcan le vent meurtri d’orage et de pierre écroulée dans le creux de la voix oreille solaire et funambule mots sans balises souveraine la main soulève le rideau sourire dans la ville perfusion des sentiments ligne de cœur dans le sable vers les confins pour une vie apocryphe souffle souffle notre souffle moins en nuit des temps qu’en lumière généreuse amants éperdus que nous sommes sur l’axe des tournoiements du monde hémisphères conciliés sur l’horizon là-bas comme ligne de cœur au seuil de la fabrique des chimères main lactée derrière le rideau des brumes douceur des visages déréliction et l’orient de notre désir la nuit s’ouvre sur l’infini semence dans les crânes aux charnières du vertige implacable beauté dans les bosquets du rire l’épaisseur du silence colle à la peau des murs ici se consume notre finitude et la parole trace dans l’obscur.

Parler de l’homme est tâche mortelle dans le soulèvement du ressac mais l’œil flotte sur l’écume qui a la profondeur de la matière en laquelle frémit l’os de l’origine et l’ombre ne dit rien de la corruption du corps en radiante insomnie archives déjantées dans la direction du matin mais rien ne justifie l’indécision du dieu plus léger que la feuille perdue dans la poussière et les larmes remugle de la perdition derrière le rideau du théâtre iode et sargasses dans la démesure méduse insidieuse dans la nuit octopus irrémédiable non vous ne rêvez pas le sillage sur la mer a des langueurs assassines terrifiant terrifiant tout ange est terrifiant pression divine visage subjugué la mort tendrement dès l’origine en savoir infini des jours parmi les fleurs les arbres les étoiles de l’été l’attente en prodigalité des fontaines silencieusement la volupté sur un tapis indicible toutes choses dans la joie la douleur sibylles et prophètes une chouette sur le Nil fleur illusoire du destin funèbre l’enfant émerveillé dans la constellation.

Mots dans la nuit dans les plis de la montagne ou dans la laine des moutons noirs mots enfouis dans l’eau sombre des lochs mots dans l’ombre du passé gaélique mots à cueillir d’une main agile au feu des terres consumées aux quatre coins de l’île mots fondus anciens dans la rumeur archaïque des stèles indéchiffrées dressées par les voyageurs du vent mots en nuée sur la montagne en attente d’un poème à venir dans les serres de l’aigle rare à queue blanche mots de pierre grise et de bruyère dormante dans la lumière atlantique mots de brûlante intime allégresse pour un poème à venir graine graine pour l’arbre à paroles sur le méridien en ardente connexion du soleil et de l’oiseau tandis que des voix dans la brume se lèvent au-dessus des tourbières buisson de douleur dans la gorge avec des mots en flammes dans la chambre du silence nuage pétrifié dans l’écume de la prophétie en souffrance de quartz sur les tombes stellaires ciel renversé souffle déchiré ton chapeau ne te protège pas de la foudre ni de la cruauté des métamorphoses.

Emilienne Kerhoas, Saint-Cadou
(Les Nouveaux Cahiers de jeunesse, 1957 – La Sirène étoilée, 2014)

SAINT-CADOU

La mer houleuse des pins
a bercé ma détresse
ô mon pays sauvage et solitaire
note oubliée par le chant des collines pures

pays sauvage
fruit âpre
au goût de solitude et de vent
adossée à la montagne
gardienne de mon troupeau
je vis
prisonnière de la ronde enfantine
qui conjugue gaiement le présent

nos mains caressent
la bête douce de l’horizon
au pelage d’eau et de soleil
le ciel se déroule sous nos doigts légers

la mer des collines déferle
notre tendresse au creux de la vague
palpite
comme une étoile

plus tard lorsque vous serez grands
enfants
nous irons regarder derrière la colline.

 

UNE VIE ANTÉRIEURE

Le démon de l’invisible
me hante
ô ses doux yeux de fleur
sa grâce de sommeil
et d’ignorance douce
sa face immergée
dans les profondes eaux
vivante des reflets
et des remous de l’onde

silence originel
lèvres de l’invisible
mes doigts aveugles suivent
le contour ineffable
la faille pressentie
aiguë et indicible
où le jour fut vibrant
comme un violon tendu
prodigieux équilibre
de forces inconnues
où l’extase-souffrance
a la pureté d’un cri.

 

JE SUIS LA MENDIANTE

Je suis la mendiante
voleuse de braises
ramasseuse de cailloux de feu
et la brûlure de mes doigts
je la cache
dans l’ombre de ma robe

je suis la mendiante
glaneuse de lueurs
cueilleuse de flammes douces
et les feux jumeaux de tes yeux
veillent
dans l’ombre de mon cœur

je suis la mendiante
pêcheuse de lucioles
trieuse de joies aiguës
et la chaleur de ton amour
je la garde
dans l’ombre éblouie de mes paupières

je suis la mendiante
chercheuse de vérité
chercheuse de beauté
et la nudité de ton visage
je l’enserre
dans l’ombre douce de mes mains
je suis la mendiante
glaneuse d’étoiles
noueuse de gerbes d’or
et j’ai fait de tous tes visages
une constellation
pour l’ombre heureuse de mes nuits.

Anne de Szczypiorski, L’Atmosphère est saccagée (extraits)
(La Sirène étoilée, 2013)

Les sensations se détachent de moi à peu près comme il y a quatre ans. C’est une sorte de neutralité qui me paralyse, inexplicable. J’entends, je vois, mais les bruits grésillent à mes oreilles, monotones, et les choses qui m’entourent, comment dire ? les choses n’ont pas changé, elles sont restées opaques et leur contour manque de fermeté comme autrefois, mais... oui, il y a un mais, car je ne perçois plus les objets comme autrefois ; dans le cadre qui les tient, les choses se fondent, elles ne comptent plus... Dehors, si je coule un regard vers l’extérieur, il en est de même. Le paysage est mort comme un mauvais tableau qui copie une réalité, mais qui n’a pas d’âme. Voilà le terme le plus proche : tout est sans âme, c’est à dire que je n’ai plus d’âme pour m’émouvoir. Je glisse sans m’arrêter et cependant je ne vais nulle part. Je suis immobile, il n’y a pas de mouvement. Je ne peux pas dire non plus que c’est la chose, l’univers qui décline... qui s’enfonce. Il semble au contraire que tout est pétrifié, terne.

L’angoisse est là, féconde. Sur sa toile se promènent des filles chétives presque belles. Le ciel est figé par sa flèche dans un soupçon de crépuscule, sans joyaux et sans parfum. Le ciel est un tissu opaque et sale. La lumière sinistre d’un holocauste injuste aveugle l’espérance. Il n’y a plus que le « je n’aurais jamais dû » qui ouvre encore un œil hideux parce qu’utile.

Ma très silencieuse. Comme une mère, elle se penchait, mais toute vers moi, si proche, elle restait lointaine et confondue dans les brumes du sommeil et les buées du jour fléchées du reste de la nuit. Elle se perdait dans l’air bleu. Comme un souffle, elle était passée, secouant le rideau transparent et jaspé. Le ciel blanchi l’avait avalée. La lumière bleue qui s’étirait ne laissait rien de son apparition, apparition d’une seule traite, d’une brève seconde. Peut-être le fantôme d’un rêve oublié où elle avait régné comme une bribe de souvenir que rien ne peut recommencer. Je ne sais pas. J’étais seule dans l’heure levée, dans le jour, dans le froid qui planait sur mon visage, dans la râpeuse tiédeur du lit. Tout était éteint, silencieux, immobile.


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