Trois poèmes extraits de Cela (Rougerie, 2016) de Laurent Albarracin
Mise en son : Bruno Cousin
musiques : Arvo Pärt et Voces8
C’est à Florence Trocmé que je dois d’avoir découvert il y a quelques années la poésie de Laurent Albarracin. À l’époque (2015), il faisait paraître Le Grand Chosier (aux éditions le corridor bleu) et les larges extraits qu’en donnait à lire le Flotoir, presque exclusivement consacré à ce livre, m’ont immédiatement ravi (rapt et ravissement, fascination et jubilation).
LE BLOC
Le bloc est autobloquant. Il s’autobloque. Le bloc fait bloc. Il fait bloc avec le pavé. Le pavé s’insère. Le pavé est authentique. Le bloc est d’une seule pièce. Le pavé s’inscrit dans l’espace du pavé. Il n’y a pas de place dan le pavé pour une seule feuille de papier. Le bloc est l’élément d’un patchwork unique. (. . .)
Pléonasme, tautologie voire truisme délibéré et répétition assumée, on perçoit assez vite les ressorts merveilleusement efficaces qui fondent la singularité de cette poésie tout entière et précisément vouée à l’impossibilité de rendre compte définitivement de ce qui pourtant a forme, contour et matière. Chez Laurent Albarracin, le travail de la langue, où la quête métaphysique se double d’une subtile ironie, concoure à l’élaboration d’une vision du monde – des choses en l’occurrence – qui est comme en perpétuelle, et toujours insatisfaite, redéfinition d’elle-même.
DU PAPILLON
Que serait un papillon s’il n’était pas un papillon ? Question difficile, absurde, sophistique ? Peut-être. Et pourtant, tentons d’y répondre, puisqu’il semble que c’est à ce genre de question (oiseuse en apparence mais pleine d’oiseaux) que l’image poétique donne réponse, quand bien même elle répond par une image. Eh bien, avançons ceci : un papillon qui ne serait pas un papillon serait. . . quand même un papillon ! (. . . )
Ce qui séduit et émerveille dans cette poésie c’est que le grave n’y est jamais vraiment sérieux même si c’est très studieusement et avec une application méthodique menée jusqu’à l’absurde (ou, plus justement, le no sens anglo-saxon), que Laurent Albarracin mène son travail d’enquête poétique à propos des objets.
L’OREILLER
L’oreiller est l’étouffoir des impossibilités. C’est lui qui dans sa grande générosité offre la capacité de dormir sans dommage sur ses deux oreilles et même sur cette troisième qu’il est et qui est la mise à plat rembourrée des deux premières, le pot remplumé où les sourds ne perdent pas une miette de leur silence.
Avec son ouvrage Cela, magnifiquement et sobrement publié chez Rougerie en 2016 (dont je propose ci-après la mise en son de trois fragments), la dimension métaphysique du propos est plus clairement affirmée. Là où, dans Le Grand Chosier », Laurent Albarracin convoquait un choix d’objets du monde, dans Cela c’est un substrat indéfinissable (que désigne le vague du pronom lui-même) qui est l’unique « objet » de ses tentatives d’évocation, de suggestion. À chaque fois réitérées et à chaque fois déçues parce qu’elles visent à traquer un je-ne-sais-quoi, un presque-rien (pour reprendre les formules de V. Jankélévitch), ses petites proses poétiques ne cessent de tout reprendre à zéro bien qu’à chaque fois elles désignent une évidence qui s’envole. L’absurde trouve ici une forme de sublimation et se fait d’autant plus jubilatoire qu’il touche aux racines même de l’acte poétique : dire l’indicible.
Aussi n’est-ce sans doute pas tout à fait un hasard si l’ensemble des proses de Cela s’ouvre à une forme de transcendance dont la nature spirituelle évoque les plus grandes traditions, du Taoïsme à l’Advaïta Vedanta . . .
Ainsi, le « cela » de Laurent Albarracin retrouve, par exemple, celui du maître taoïste Tchouang-Tseu :
Il n’est rien qui ne soit le ceci ou le cela de quelque autre chose. Les choses ignorent qu’elles sont le cela d’autres choses qu’elles. Tout ce qu’elles savent c’est qu’elles sont ceci. C’est pourquoi je dis que cela procède de ceci et que ceci procède de cela. On ne peut parler du cela et du ceci qu’en tant que se produisant l’un et l’autre alternativement. Ceci est aussi cela et cela est ceci aussi. Qui ne les considère pas comme des opposés et s’abstient de les opposer se place du point de vue du Tao.
Ce à quoi Laurent Albarracin répond, comme en un écho multimillénaire :
Cela n’a pas de nom. Cela n’a pas de réalité. Cela est ce qui n’ayant ni nom ni réalité nomme et réalise. C’est cela qui fait cela que tout est. Que tout est cela. Qui fait de ceci cela et de cela cela. Cela est comme une force qui se reçoit. Sitôt cela est, sitôt il est cela.
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Page réalisée avec la complicité de Florence Saint-Roch