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Autour du feu, F. Delorme et F. Saint-Roch. Deuxième partie, chap. 4

samedi 18 février 2023, par Florence Saint Roch

FSR : Un bail déjà, chère Françoise, que nous tournons « autour du feu » comme on tourne autour du pot : un feu qu’on voudrait vif, coloré et réconfortant – celui qui nourrit la poésie, celui qu’elle diffuse, aussi. Ces propos autour (périphériques circonvolutions) sont parfois difficiles à tenir parce qu’aussi nous les tenons depuis notre propre pratique poétique (ses méandres, parfois). Expérience et réflexion, contiguës, continues. Bref, de nouveau, pour 2023, nous y voici, fidèlement attelées.

Un tant soit peu, faisons retour (recul pour mieux sauter) sur ce qui nous a occupées l’an dernier : la marionnette de Paul Klee et le crucifié-martyre de Baselitz, figures emblématiques autant que représentations problématiques du poète, et qui nous amenaient (entre autres) aux questions suivantes : que peut-on attendre du poète, qu’est-ce qui est en jeu dans sa poésie, de quoi, aussi, est-il le jouet ? De ces images peu enviables (le poète, comme tout un chacun, meurt de ce qui le réduit, c’est E. Jabès qui l’a dit), quelles conclusions tirer quant à la place et au rôle du poète (j’hésite à écrire ici : dans notre société ? dans l’espace culturel ? dans la vie des gens ?) aujourd’hui ? Que faire de cette présence si rare, si invisible, si confidentielle (et alors, dans la confidence de quoi ?) Et c’est alors le monde tel qu’il va qui nous apparaît, avec ses mots d’ordre insistants, son chaos déroutant : un monde bel et bien là, trop là parfois, partout captivant. Nous sommes pris dedans, inséparés, écrivais-tu dans le dernier numéro, et pourtant encore, nous voudrions embrasser. Et continuer de chanter.

Est-il là, le poète, dans l’ostinato du chant ? Dans cet élan qui toujours, voudrait recommencer, et qui pour se déployer bénéficie de rares enclaves, menus territoires, espaces protégés (certaines réserves devenant à l’occasion des prés carrés) : de petits pays, groupes, associations, réseaux, rendez-vous calendaires, rencontres, événements, activités – et, importantes mais non surplombantes (louable vertu), des structures qui sont forces de propositions (Le Printemps des poètes, par exemple) et qui travaillent à faire connaître la poésie vivante. Il ne sera pas dit que la résistance ne s’est pas organisée. Alors, pour ce chant, quelle audience ? Et, surtout, que chercher à rendre audible – « miettes dans la langue des langues », écrivais-tu dans un poème de l’an neuf. Oui, que faire entendre ?

F.D. : Je ne sais pas si le peu d’audience de la poésie a vraiment de l’importance. La poésie continue à exister et à nourrir les civilisations. Mais comme nous sommes devenus bien pire qu’une civilisation de masse, en quoi consiste la vie de la poésie dans une société lorsqu’elle n’est pas happée par tout un réseau d’utilisation commerciale de la force symbolique des mots dans les langues et lorsqu’elle ne se perd pas en brouillages et dissolutions consuméristes ? Il nous resterait des miettes ? Mais quelles miettes ! Je sais, quand je referme un livre comme Erre d’Antoine Emaz, par exemple ou lorsque je regarde certains vidéo-poèmes de Milène Tournier, que quelque chose se passe en moi qui rejoint une sorte d’« âme commune ». Entre la peur et la joie. J’ai beaucoup lu et fait lire des poèmes dans les écoles, j’ai fait venir des poètes dans des lieux qui les attendaient, je fais des ateliers de lectures critiques pour aiguiser les esprits, le mien aussi. Je privilégie toute manière, sauf celle trop mercantile, de faire circuler la poésie. Ce que recouvre le mot de « consommation » est à réinterroger à chaque fois et soulève le problème des zones protégées, des enclaves dont tu parles, qui est un vrai casse-tête. Mais grâce à tout ce mouvement presque clandestin quelque chose frémit qui se diffuse dans toute la société sans qu’elle en soit consciente. « Dans la confidence de quoi » ? Peut-être simplement dans ce qui s’invente lorsqu’un poème cherche à faire entendre une manière d’être vraiment là, donc aussi dans les problématiques auxquelles chacun se confronte entre vie pratique, vie rêvée et vie pensée, vie collective et vie individuelle ? Quelle est la force efficace de ces moments, je m’accorde en partie avec toi pour dire que la poésie « ne fait pas le poids ». Ce constat est douloureux. Parfois, monte une sourde colère, Et puis, plus important encore, que veut dire « résister » quand on sait pas trop à quoi résister, ni ce qui en nous travaille avec l’adversaire que nous déterminons bien mal, en toute inconscience ?

En voyant Aucun ours, de Jafar Panahi, je redeviens sûre de la nécessité d’une telle œuvre et de la pugnacité de sa force de libération, pas seulement pour le peuple iranien, mais pour nous tous dans la mesure où ce film – que j’assimilerais volontiers à une poésie comme celle d’Alexis Pelletier – nous montre à nous-mêmes et nous enjoint de nous apercevoir que nous sommes toujours engagés dans le monde. Comme Bazelitz et Klee le peignaient, comme l’écrivait Guillevic : « il n’y pas d’ailleurs / pour guérir d’ici ». La poésie pourrait avoir comme credo aujourd’hui de « faire entendre » ces deux vers sous toutes les formes qu’ils pourront prendre, de les déployer à l’infini. Le poète porte-voix ? Pourquoi pas ?

La poésie ne changera pas le monde demain. Quand elle est vivante elle le transforme maintenant, elle persiste et signe. Trop de doutes et de chausse-trappes inquiètent, c’est vrai. Mais entre le « ferme ta gueule » des dictatures qui renaissent sans cesse de leurs cendres et le « cause toujours tu m’intéresses » des démocraties trahies par leurs propres citoyens et qu’il convient de ne pas laisser tomber, glissons-nous et cherchons que dire et comment dire. Quand il ne pleut plus sur les jardins et que les forêts s’embrasent, les poèmes risquent de s’assécher aussi, c’est clair. À moins qu’ils rappellent d’urgence que « Nous construisons le monde / qui nous le rendra bien. Car nous sommes au monde / et le monde est à nous . » Encore quelques vers de Guillevic à méditer ; ils transforment le rêve de toute-puissance en proposition de co-appartenance, de co-naissance, par la grâce d’un glissement sémantique, peut-être « l’ostinato du chant » revenu !

FSR : Tu m’invites, dans le message accompagnant ton développement, à une réponse qui serait un « retour énergique ». Aujourd’hui, de façon très conjoncturelle (mon quartier vient d’être privé de courant pendant plusieurs heures), le mot énergie, déjà lourd d’enjeux économiques et environnementaux, résonne particulièrement. Te lisant juste après la coupure, je pense à l’électricité, à la puissance de nos moteurs et de nos machines – à la capacité de délivrer une quantité d’énergie. Alors, pour te répondre, combien de kilowatts mettre en œuvre ? Quels mots proposer – avec quelle charge, avec quelle mobilité, et selon quels acheminements ? Est-ce que ma parole, ici, maintenant, comme la parole de quiconque prend la parole, écrivain, penseur, poète, philosophe, politicien (rêvons un peu), peut se transporter, devenir vecteur dynamique ? Quel effort doit-elle fournir, quels possibles doit-elle explorer ?
Mon travail (c’est heureux) est en très basse tension, je veille aux interfaces, jamais de coupure dans l’alimentation : je suis toujours consciente qu’au cœur de la langue, tous les présents sont présents dans le mien. Grâce à cela, j’espère qu’à l’occasion, je rejoins.
Alors, on peut reposer les questions : à quoi assistons-nous ? À quoi sommes-nous présents ? Et, avant même qu’on nous représente, comment nous présentons-nous ?

Je ne sais toujours pas qui je suis, ni qui vous êtes, mais comme j’aime être avec vous.


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