1/FSR : Sabine, Isabelle, bientôt paraît, aux éditions Lieux Dits, votre recueil, Magie renversée. Question liminaire (celle de tous les commencements) : qu’est-ce qui a occasionné/stimulé ce désir d’écrire à quatre mains – ou, pour dire autrement, comment vous est venue l’idée de Magie renversée ?
Comment s’est défini le protocole d’écriture ? Etait-il absolument établi dès le départ, ou s’est-il dessiné en allant ?
Sabine : Quand j’ai proposé à Isabelle d’écrire avec elle, j’avais en tête le merveilleux petit recueil qu’elle avait composé à partir des peintures de Christian Gardair et qui s’intitule Magie simple. Il se trouve que je suis très attirée, depuis toujours, par la magie et les grimoires. J’ai donc pensé que nous pourrions nous lancer de concert dans une telle entreprise. Il me semble que c’est Isabelle qui a eu l’idée d’écrire à partir de photographies. Le protocole s’est défini dès le début : celle qui prenait la photo écrivait le poème, puis les envoyait à l’autre, pour que celle-ci puisse lui répondre. Nous avions prévu d’écrire quatre poèmes par photographie mais en nous laissant la possibilité d’en faire davantage si l’envie nous venait en allant, justement. Finalement, ce protocole nous a paru équilibré et nous l’avons conservé jusqu’au bout.
Isabelle : Je crois que nous avons toutes les deux le goût de l’enfance sur la langue et pour moi il est inséparable des contes. Je me rappelle, oui, que Sabine a découvert Magie simple constitué avec Christian Gardair et m’a proposé d’écrire des poèmes dont la magie serait le fil. J’ai tout de suite eu envie de cela : confronter nos photographies et nos poèmes dans l’immédiateté de leur écriture. Sabine a proposé un échange par semaine mais nous avons été emportées toutes les deux et avons écrit de plus en plus vite. Le poème était la récompense du jour, y répondre, ma mission…
2/ FSR : Nous avons donc affaire à un grimoire : un livre de magie qui fait de vous des poètes magiciennes, fées ou sorcières - dans lequel de ces vocables vous reconnaissez-vous le plus ?
Les poèmes assemblent des signes à déchiffrer, certes, ils accueillent aussi l’obscurité inhérente au(x) mystère(s) de la vie et de la création poétique. Pour autant (que les lecteurs soient rassurés !), vos poèmes ne sont en rien illisibles. Comment avez-vous tenu/tendu le fil entre complexité et clarté ? Dans ce dispositif, quel rôle les photos jouent-elles ?
Sabine : Pour ma part, j’hésite entre « magicienne » et « sorcière ». Si je devais rattacher la poésie que j’aime à une tradition, je ne la chercherais pas ailleurs que dans notre fonds hermétique, et plus particulièrement dans cette formule célèbre de La Table d’émeraude : « Ce qui est en bas est comme ce qui est en haut ; et ce qui est en haut est comme ce qui est en bas, pour faire les miracles d’une seule chose. » À mes yeux, la poésie renverse toute forme de savoir. Elle est en cela proche des contes de notre enfance. Loin du miroir qui nous obsède et des complications de nos esprits, l’enfant accueille, goûte, respire depuis l’espace immense qui lui tient lieu de visage, par delà la frontière de ses épaules. Quant aux photos, celles-ci renvoient à la nature, où les sorcières recueillent leurs ingrédients : elles nous invitaient donc à déployer nos sens de la manière la plus immédiate possible. Tout cela me paraît rejoindre une forme de simplicité. Cela dit, comme il s’agit de renverser notre point de vue ordinaire, certains vers peuvent en effet paraître énigmatiques. De mon côté, je n’ai pas recherché l’énigme, j’ai au contraire veillé à m’exprimer à partir de cet espace d’accueil propre au regard enfantin, comme on puise l’eau d’un puits, la plus limpide possible.
Isabelle : Alors je retiens « fées ». J’avais enfant un costume et surtout une baguette étoilée que j’ai gardée longtemps. Dans l’acte d’écrire ici, avec Sabine, « apparaître » conjure « disparaître ». Chaque poème est une apparition qu’une baguette invisible permet (les photographies en seraient le vecteur). Écrire, d’ailleurs, me semble souvent relever de cette possibilité : le texte demande à être écrit, on ne saurait dire comment il le sera. Dans ce livre en tout cas, c’est Sabine qui, d’un coup de baguette magique (son poème), m’invite à opérer ainsi. La vitesse d’ailleurs entre dans ce processus. On imagine mal une écriture lente et laborieuse alors qu’il s’agit de faire feu de tout bois.
Cela n’exclut pas le travail après coup, il a eu lieu aussi.
3/ RSR : Vous lisant, on sent une allégresse, un emportement bouillonnant – le poème comme un chaudron où s’opèrent de subtiles transformations. Chacune écoute l’autre, brasse, mélange, recompose – fait recette personnelle en reprenant parfois les mêmes ingrédients. Une belle façon d’écrire ensemble, de répondre sans répéter. Comme les deux revers d’une médaille, vous envisagez autant l’envers que l’endroit des choses. Avez-vous senti, en écrivant, que tel ou tel domaine était prédilection de l’une plutôt que de l’autre ? Sur quoi vous retrouviez-vous ? Sur quoi vous différenciez-vous ?
Sabine : Tu as parfaitement raison. Un seul mot me suffirait pour caractériser notre entreprise telle qu’elle s’est déroulée : enthousiasme. À la vitesse de l’éclair (même si les poèmes ont été plus tard retravaillés), les mots entre nous fusaient, circulaient, installant le miracle. Je ne me sentirais pas capable de dire quels sont nos domaines de prédilection respectifs dans cet ouvrage. Mais j’ai senti combien chacune de nous déposait d’elle-même en ce grimoire singulier : sa lecture du monde, de la nature, du cœur humain, du temps, de l’éternité, de la poésie, son lien à la langue, sa manière de faire sourdre les vers, ses questions profondes… Dans le même temps, nous avons œuvré à l’intérieur d’un dialogue constant. La poésie d’Isabelle me rappelle souvent le surgissement magique : parsemée de lettres, de chiffres, de chants, de fleurs, de mystère, d’épreuves, de feu et d’or, elle ne me semble jamais très loin de l’incantation. De mon côté, le symbole, le mythe et le merveilleux (adossé à toute malédiction) constituent ma nourriture secrète. Nombreuses sont les passerelles qui ont ainsi pu se former entre nos deux langages.
Isabelle : Oui, exactement : allégresse et enthousiasme. J’aime les livres à deux voix, ils ouvrent l’écoute et permettent de rester soi en portant la voix d’une amie en l’occurrence. Les reprises de mots, de sons, d’ingrédients entrent dans cette suite pour deux voix. Toujours une image ou des mots de Sabine me frappaient, c’est l’endroit du rebond. Nous avons tendu chacune à l’autre des possibilités, à chaque poème. J’étais aussi curieuse de voir ce que retiendrait Sabine pour son poème. Nous avons suffisamment de points communs pour que l’échange soit fructueux. Nous sommes différentes aussi, ce qui permet d’entraîner l’autre là où elle ne serait peut-être pas allée seule. D’ailleurs, lorsque nous avons décidé que le manuscrit était terminé, cette écriture spontanée et naturelle m’a manqué.
4/ FSR : Un très beau vers du recueil énonce ce programme : « Nous rêvons/pour interroger ». Est-ce là pour vous, au-delà du grimoire et de Magie renversée, le vœu de toute poésie ?
Sabine : Interroger, certainement. Le poème n’apporte pas de réponse, il bat en brèche nos liens factices pour nous permettre de palper l’intensité du mystère même de la vie. Le rêve aussi, naturellement, sauf que je lui attribue un sens précis : il s’agit pour moi surtout d’un état de conscience préverbal, qui me permet de laisser jaillir les mots et les images dans leur vigueur primitive, la plus primitive possible en tout cas, c’est-à-dire débarrassée des tournures usées qui trahissent mon manque d’attention face au monde.
Isabelle : Interroger, approcher, oui. La poésie pour moi n’apporte pas de réponse, elle exprime de manière condensée, radicale, ce que nous ne pourrions dire autrement. La langue est la même que celle de la conversation, pourtant, dans la poésie telle que je la conçois en tout cas, elle permet par ce qui est dit, par ce qui est tu, d’énoncer ce pour quoi notre quête ne peut s’interrompre. La poésie explore le sens sans l’imposer ou alors de manière si mystérieuse et intacte qu’il nous est impossible de formuler ce sens énigmatique et fécond autrement que sous cette forme.
Pas un sanglot – la rose.
Sur ses courbes tardives,
nous ne lierons pas l’épine.
Regarde avant midi
la pluie la rosée la peine oubliées,
restées sur le bord,
elles fleurissent.
Ne dis pas qu’elles fanent,
de ta mémoire elles feraient
du plomb.
Observe la goutte,
on dirait l’éden assoiffé
soufflant sur la peine
pour éteindre nos rêves.
Dans la bourrasque,
le rêve s’est défait.
Plomb dissolu,
pensées froissées, poussières.
Larme pure,
le pleur effleure puis déferle.
Je vois la pente bienheureuse.
La peine a dévalé,
nous lavera.
Fraîchissement.
L’éden s’abreuve aux sources
nées de pas
sur terre sûre.
Tu l’écrivis :
Ce qui cesse commence.
L’achèvement des roses
précède la rosée.
Cascade sur la fleur
comme dans l’œil démesuré.
Nous nous délivrerons du désir de durer.
La courbe rose s’accomplit,
bientôt résorbée dans le point
de son jaillissement.
Dans l’œil démesuré joue ce pétale
encore attaché. Il pleut
sur nos rêves.
La pluie les délivre, ils cherchent
en ce lieu défait
le cœur de la rose.
Bat-il ? Lorsque tout cesse
bat-il encore– trace sur la terre
légère, ensemencée par la couleur ?
Nous devons battre le fer,
durer nous perd.
(Ce très vieil incendie
resté secret.)
Le temps l’a dispersé dans le présent :
nous le délivrerons semant
à chaque rose
un vers.
Tu détacheras de l’efflorescence les syllabes,
rien ne se perd du poème
lorsqu’il naît.
La fleur se divise
éphémère.
La fleur écartelée,
muet, le cœur de rose.
Couleurs,
des gouttes sur les braises.
Seul s’élève
le son des lettres,
cœur de mot.
Rien n’y meurt, tout s’y pose.
La nuit ne ronge pas :
elle emplit de silence,
donne à voir
sur fond noir
le point obscur.
Au réveil,
battons le fer, brûlons,
accordées à nos souffles.
Nous naissons à l’écoute,
préparons le grimoire.
Seul, le rythme en nous
du cœur de rose.
Extrait de Magie renversée, « L’éden », de Sabine Dewulf et Isabelle Lévesque