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La montagne lumineuse & Je ne vois pas l’oiseau - Entretien avec Jean-Pierre Chambon par Isabelle Lévesque

lundi 30 janvier 2023, par Cécile Guivarch

La montagne lumineuse
peintures de Mad
Voix d’encre, 2022
120 pages, 28 €

Je ne vois pas l’oiseau
encres de Carmelo Zagari
Al Manar, 2022
64 pages, 16 €

Isabelle Lévesque : Tu publies en 2022 un recueil de poèmes, La montagne lumineuse, un recueil de récits, Je ne vois pas l’oiseau, et des textes relevant du fantastique ont paru en 2021 dans la revue de littérature fantastique Le Visage vert. Comment passes-tu ainsi d’un genre à l’autre, genres que tu n’hésites pas à hybrider ? Le mode d’inspiration et la démarche d’écriture sont-ils toujours semblables ? Cela correspond-il à des moments différents ?

Jean-Pierre Chambon : Ces textes, ces livres, correspondent à des projets différents qui appellent chacun une forme particulière. Bien que certains de mes poèmes puissent comporter un aspect narratif, l’écriture d’un poème et celle d’un récit ne procèdent pas du même état d’esprit et l’angle d’attaque dans les deux cas n’est pas le même. Même si ces comparaisons ne sont que de grossières généralités, disons que le poème pourrait s’apparenter à un travail photographique, pictural, ou peut-être même sculptural, puisqu’il demande souvent de tailler, découper, assembler, alors que le récit se rapprocherait davantage des séquences cinématographiques, de l’image animée et du montage. La verticalité du poème sur la page, sa rythmique, ou son éventuelle fragmentation, ses apparentes hésitations, ses sauts de ligne, ses décrochements, ses blancs, ses possibles heurts, contrastent avec la fluidité de la prose du récit dont le mouvement est, en principe, plus continu. Mais je crois que dans le poème, le vers, même le plus éclaté, demeure hanté par le fantôme de sa forme ancienne, qu’il voudrait effacer ou dépasser.
Si je passe d’un genre à l’autre, c’est au gré de ma seule fantaisie, en fonction du désir d’écrire dont la source reste toujours mystérieuse. Mais la frontière entre ces genres s’avère parfois poreuse, et il se peut que l’esprit du poème infuse dans la prose et que le poème succombe à sa manière à la tentation du récit.

I.L. : Ton dernier ouvrage publié, Je ne vois pas l’oiseau, regroupe des récits placés sous le signe fort de Guillevic puisqu’il s’ouvre et se ferme sur des citations de ce poète. A-t-il été l’inspirateur ou le déclencheur de ces textes ?

J.-P.C. : Guillevic n’a pas été à proprement parler le déclencheur ni l’inspirateur de ces proses. Mais quelques-unes des notations anaphoriques regroupées dans la section De l’Oiseau de ses Possibles futurs m’ont servi de balises et d’exergue, et j’en ai tiré le titre de mon livre. Je me suis souvenu aussi qu’un de ses amis avait rapporté qu’il se targuait de réussir à dormir les yeux ouverts à son travail. J’aime assez ce genre d’humour et, du coup, je l’ai inclus en tant que personnage dans le livre, je lui ai donné une présence dans la partie concernant le hibou, cet oiseau fascinant qui garde les yeux grands ouverts la nuit. C’était aussi pour moi une façon un peu oblique de rendre hommage à ce poète, de le célébrer.

© Carmelo Zagari

I.L. : Au début d’un entretien publié dans Vivre en poésie (Le Temps des Cerises, 2007), Eugène Guillevic expliquait quelle image pourrait « nous donner la sensation intellectuelle et physique de l’éternité » : « Ce que nous avons trouvé de mieux a été d’imaginer qu’une fois par siècle, un oiseau viendrait […] enlever un grain de sable d’une plage […] immense. » Cet oiseau existe-t-il pour toi ?
Tes récits et poèmes peuvent-ils participer à cette « épopée du réel » qui procure « une certaine exaltation » ? Sont-ils toujours, comme pour Guillevic, marqués par une enfance toujours présente et par l’amour ?

J.-P.C. : Cet oiseau séculaire, qui viendrait picorer l’éternité dans le vertige d’un sempiternel retour, serait un peu l’image inversée, le pendant de l’oiseau d’ébène d’Edgar Poe et de son nevermore. Ce « camarade corbeau », comme l’appelle Guillevic dans l’un de ses poèmes. Les oiseaux qui m’occupent dans mon livre ne sont pas des figures symboliques, ils sont de ceux que nous pouvons côtoyer tous les jours ou presque, qui nous enchantent et nous intriguent par leur capacité à voler, à habiter le ciel et les arbres et à se promener sur les toits de nos villes. Et à parler un langage qui nous échappe. Qui n’a rêvé d’être un oiseau ?
Si ce que je comprends de Guillevic quand il parle de « l’épopée du réel » c’est essayer d’élever le quotidien, l’humble vécu, à une autre dimension : j’espère que mes textes ont pu en donner un tant soit peu le sentiment... Et pour répondre à ta dernière question, oui, beaucoup pour moi, dans l’écriture, remonte de l’enfance, qui en est une source toujours vive et toujours précieuse, où la légèreté se leste d’une certaine gravité soucieuse. Quant à l’amour, c’est un sentiment plus secret, que je ne saurais étaler au grand jour. Il faut savoir se préserver du risque de la grandiloquence ou de la mièvrerie.

I.L. : Parmi les oiseaux présents dans Je ne vois pas l’oiseau, nous rencontrons des spécimens au riche passé littéraire, comme les corbeaux. Nemo, le perroquet d’Éline, entre dans la riche famille des perroquets littéraires. Te paraît-il plus proche de Loulou (image parfaite du Saint Esprit), celui de Félicité dans Un cœur simple, ou de Cap’tain Flint (Nemo étant également le nom d’un capitaine), celui de Long John Silver dans L’Île au trésor  ? Ou encore de Dagobert, que l’on pourrait qualifier de réel, celui de Pierre Mac Orlan ?

J.-P.C. : Des trois perroquets littéraires que tu cites, Loulou est paradoxalement, et bien qu’il ait fini empaillé, le plus proche de celui d’Eline, ce Nemo, dont le nom est « personne ». Félicité, sa maîtresse, l’associe progressivement au Saint-Esprit dans le conte de Flaubert. Or Nemo, qui répond en espagnol à son interlocuteur lorsque celui-ci s’adresse à lui en français, semble frappé de glossolalie, ce don des langues qui a touché les apôtres à la Pentecôte dans le mythe chrétien du Saint-Esprit. Et, prodige, cet oiseau ne fait pas qu’imiter des paroles entendues, il peut soutenir un dialogue, entretenir une conversation. C’est ce qui le rend fabuleux.

I.L. : « Elle m’avait expliqué que le sommeil du perroquet devait respecter le rythme équatorial, que la mesure de sa nuit devait rester strictement égale à celle de sa journée, et l’heure de son coucher comme celle de son lever, demeurer invariable. »
Quelle place tiennent l’arithmétique et la géométrie dans tes livres ?

J.-P.C. : Spontanément, j’aurais tendance à dire aucune. Mais je viens de terminer un manuscrit composé de 99 poèmes. Et j’en ai un autre en chantier, je pourrais même dire en souffrance tellement il y a longtemps que je l’ai commencé, où les nombres 3, 8 et 11 structurent la forme des poèmes. Mais ce principe de composition que je me suis fixé pour cet ensemble n’a pas été prémédité, il s’est fondé sur l’élan initial, qu’il reprend et qui donne son énergie au poème.

I.L. : « Je buvais ses paroles sans en saisir le sens, les mots qu’elle prononçait n’évoquaient rien, s’envolaient aussitôt dans l’oubli. »
Les mots sont-ils des oiseaux ?

J.-P.C. : On peut trouver toutes sortes de rapprochements entre les deux : les mots souvent en effet déploient des ailes et pointent un bec. Ils se distinguent par leur plumage, chatoyant ou discret. Ils volent, se déplacent dans l’air et se posent, chantent ou bavardent, appellent, relient des espaces incommensurables et n’apprécient guère qu’on les encage, même si c’est à l’intérieur d’une volière, voire dans les pages d’un dictionnaire. La plupart s’effarouchent, certains viennent manger dans ma main. J’en couve patiemment certains jusqu’à ce qu’éclosent de nouvelles significations. Quelques-uns m’échappent pour participer à la langue des oiseaux, une langue déviée en quelque sorte de la langue d’usage, où la consonance des vocables peut révéler d’autres sens cachés.

© Carmelo Zagari

I.L. : « La kobleute », c’est un drôle d’oiseau : emprunte-t-il sa personnalité au kobold, le lutin, sa couleur au cobalt, et sa rapidité à Hugo Koblet ?

J.-P.C. : La kobleute provient d’un souvenir d’enfance, un souvenir d’enfants ayant recueilli plus ou moins secrètement un petit rapace, dont j’ai cru retenir le nom prononcé alors dans la vieille langue savoyarde. Je l’avais d’abord orthographié « cobleute », mais j’ai préféré remplacé le C par un K, qui rappelait d’abord le signe phonétique, et qui pouvait faire référence au K de Buzzati et au deux K de Kafka. C’est aussi et surtout pour la graphie de la lettre qui dessine la forme d’un puissant bec d’oiseau, menaçant et tranchant, pointu et largement ouvert comme une pince. J’ai pensé naturellement aussi au cobalt, c’est pour cela que je me suis permis de pigmenter son plumage de quelques reflets bleus.

I.L. :

« Plus que la Caille, la Chevêche ou
La Chouette, la Cigogne, le Colibri
Ou la Colombe, en feuilletant l’album
D’ornithologie imaginaire, la planche
Consacrée au Corbeau nous émeut, nous
Ne saurions exactement dire pourquoi,
Mais une pointe de compassion perce
Le commun sentiment de malaise entourant
L’oiseau noir, semblable ici au phœnix
Marqué de l’indélébile brûlure initiale. »
« Invocations aux corbeaux », in Le territoire aveugle (Gallimard, 1990).

Pourrions-nous déplorer la disparition des oiseaux imaginaires comme nous déplorons celle des oiseaux réels ?
Le corbeau est-il plus imaginaire que la kobleute ? Y a-t-il des degrés d’imaginaire ou de réalité ?

J.-P.C. : Je me souviens avoir lu, il y a quelques années, Monde sans oiseaux, un bref roman de Karin Serres à la tonalité fantastique, dont l’action se déroule dans une ambiance liquide, avec un lac pour décor principal. Le récit s’ouvrait sur un univers déconcertant où la présence des oiseaux n’était plus qu’un lointain souvenir. C’est peut-être ce qui nous guette, à moins que ce ne soit eux qui nous survivent. Pour les oiseaux imaginaires – le Phénix, le Simorgh ou l’Alcyon et toutes les créatures aviaires des mythologies –, parce qu’ils volent dans un ciel spirituel, ils ont probablement moins de risque de disparaître – tant qu’il subsistera de l’esprit. Les oiseaux réels peuvent susciter des connotations surnaturelles. En ce sens, sur l’échelle de l’imaginaire, le corbeau peut être considéré à un plus haut degré que la kobleute, parce qu’il a été chargé depuis longtemps de symboles, de hantises, de présages. Michel Pastoureau a consacré tout un savant ouvrage à l’histoire culturelle du corbeau. En revanche, à ma connaissance, il n’existe pas encore de livres sur la kobleute, mais il faut admettre qu’elle vient à peine de prendre son envol.

I.L. : Dans tes récits, tu prends souvent soin de distinguer ce que l’on sait de ce que l’on ignore, ainsi que ce que l’on perçoit (que l’on voit le plus souvent) de ce que l’on ne perçoit pas. Et puis il existe toute une zone de doute lié à l’imagination du rêve, de l’ivresse, de la fatigue, du trouble. Où se situe la réalité la plus forte pour le conteur ? Est-ce différent pour le poète ?

J.-P.C. : La réalité que cherche à créer le récit ou le conte est sans doute différente de celle que veut faire sentir le poème, encore que... Disons que le récit peut se fonder sur le trouble engendré par un surcroît – ou un manque – de réalité, lui-même occasionnellement suscité par les états que tu évoques. Le poème, je le conçois davantage comme un cristal, un objet prismatique avec ses multiples facettes, mais qui conserverait toujours un noyau noir, obscur. Pardon de répondre par des analogies. Avant tout, la réalité que fait entrevoir le texte est portée par la langue, il faut parvenir à faire miroiter les mots de sorte qu’ils réussissent à produire des reflets dans la conscience du lecteur, à donner lieu à un monde, une entité immatérielle vivant de sa propre existence et témoignant d’une expérience.

I.L. : « Une étroite cloison sépare la veille du sommeil, le jour et la nuit, la clarté et l’ombre. Une cloison sépare le même univers, divise, fragmente les mêmes états contrariés », écrivais-tu dans Matières de coma publié en 1984 (Faï fioc, 2016). Et puis, dans L’écorce terrestre (Le Castor Astral, 2018) : « La matière n’est là qu’une sensation instable, une vibration continue, l’extase propagée d’un frisson le long d’un espace en fuite… Et la clarté dont flamboyaient les tournesols n’est plus imbibée que de la lueur de leurs vagues auréoles… Effleurant cette peau, je sens sous mes doigts crépiter le grain des atomes… J’écris dans le nuage de cette dispersion, dans le vacillement des alphabets… »
Est-ce toujours dans cet espace incertain et intermédiaire que tu composes tes contes et tes poèmes ?

J.-P.C. : L’écriture – le désir d’écrire – naît parfois, en ce qui me concerne, de la tentation de faire surgir ou de dévoiler, du moins approcher un autre aspect de la réalité concrète. Ou de témoigner d’une sorte de trouble dans la perception commune, et de l’envie de la dépasser. Il m’est arrivé d’éprouver ce que j’ai nommé par ailleurs « écart de conscience », la sensation d’un décalage dans le saisissement du monde, le sentiment soudain d’une « présence exacerbée », émotion confuse que j’ai tenté d’explorer, ou à tout le moins de décrire. Mais écrire est toujours le fruit d’une tension entre vigilance et relâchement. Car on ne sait pas vraiment d’avance où le texte conduira. Le cheminement est ponctué de surprises, quelquefois de petits miracles, et souvent d’obstacles obstinés.

I.L. : À propos des créations de Marc Pessin, tu constatais : « Le monde des Pessinois est une utopie, étymologiquement un non-lieu, un pays insituable et sans contours : il est partout et nulle part et sa dimension est incommensurable. Du reste, ce n’est pas la question du lieu qu’interroge l’improbable existence de cette peuplade, mais l’énigme du temps. » (« Introduction à l’archéologie pessinoise », in Marc Pessin. Regards sur l’œuvre, 2009).
Dans La montagne lumineuse, tu évoques « ces lieux qui demeureront / à jamais comme la promesse / d’un ailleurs atemporel ». Toi-même, explores-tu (ou affrontes-tu) l’énigme du temps ou celle de l’espace, de la goutte d’eau au cosmos ?

J.-P.C. : Les montagnes peuvent paraître d’une certaine manière comme hors du temps, parce qu’inhabitables, et en partie préservées de toute intrusion humaine. C’est ainsi que j’aime les considérer : comme une échappatoire pour l’esprit, un espace idéal bien qu’invivable, en même temps qu’un lieu de ressourcement. Par leur prestance, certaines prennent une dimension sacrée, au-delà de toute référence religieuse. C’est pour cela que, par parenthèse, j’ai en sainte horreur ces coureurs de l’extrême qui font des sentiers d’altitude un terrain d’exploits et de compétition...
On sait que l’espace et le temps sont indissociables et penser à l’un et à l’autre dans leur dimension d’infini provoque un vertige mental. Entre autres, je crois que la poésie s’efforce de prendre en charge l’énigme que l’un comme l’autre nous posent, et partant l’étonnement de vivre qui lui est consubstantiel.

© Mad

I.L. : Comment s’est construit le projet de La montagne lumineuse ? Est-ce une initiative du peintre ou de l’éditeur ?

J.-P.C. : Quand l’ami Mad m’a montré dans son atelier la série de peintures qu’il avait réalisées, chaque semaine durant une année, de la même montagne vue de sa fenêtre, je me suis dit que cette série, ces variations sur un même motif, avec tous les changements de lumières et de couleurs dues à la saison et aux conditions atmosphériques du moment, pouvaient constituer la matière idéale d’un livre. L’éditeur, Alain Blanc, qui est aussi un ami, à qui j’ai montré quelques images et évoqué l’idée d’un livre, m’a tout de suite répondu qu’il était partant. Si bien que ce projet est presque devenu une commande : je n’avais plus qu’à, si je puis dire, me mettre à l’écrire...

© Mad

I.L. : Pour La montagne lumineuse, dirais-tu que tu as écrit avec, sur, au sujet de, à côté de ou selon les peintures de Mad ? Où se trouvaient à ce moment-là les montagnes géologiques qui te sont si familières ? La poésie de Philippe Jaccottet, dont tu places un vers en épigraphe, était-elle alors présente ?

J.-P.C. : Je dirais que j’ai écrit en écho aux peintures. Plutôt même qu’en regard, car je ne les avais pas sous les yeux pendant tout le temps de l’écriture. Mais si je voulais, en me penchant à ma fenêtre depuis ma table d’écriture je pouvais observer les montagnes tangibles de Belledonne, celles qui ont été peintes, et la lumière du présent aiguiser ou adoucir leurs reliefs. Bien des souvenirs de moments passés là-haut me sont revenus pendant l’écriture, mais quelques réminiscences de lecture m’ont aussi traversé l’esprit, comme Lenz de Büchner ou Une ascension de Ludwig Hohl, et quelques évocations merveilleuses des vieux poètes chinois. Quant à Jaccottet, j’ai choisi pour épigraphe ce vers de ses Pensées sous les nuages : « Cette montagne a son double dans mon cœur », car elle correspondait tout à fait au sentiment que j’éprouvais vis-à-vis de celle sur (et sous) laquelle j’étais en train d’écrire, un paysage aimé et intériorisé. L’auteur a d’ailleurs repris cette formule en titre de son choix de traductions des poèmes épars de Rilke : Exposé sur les montagnes du cœur.

I.L. : Dans Sur un poème d’André du Bouchet (encres de Jean-Gilles Badaire – Jacques Brémond, 2004), tu nous entraînais déjà dans la montagne :

« Comme le marcheur qui formulait
en un réseau d’éclairs le lieu foulé
et qui pour confronter l’un à l’autre
portait le livre dans la montagne
à mon tour j’entre dans l’espace
instable.

Où quelqu’un
à la faveur du tourbillonnement
blanc – disparaît.

Flocons épars sur la page mots
déposés sur la neige. »

S’agit-il encore une fois, dans La montagne lumineuse, de « mots / déposés sur la neige » ? Quelle différence cela fait-il dans l’imaginaire et la pensée que d’écrire sur un poème ou sur des peintures ?

J.-P.C. : Ecrire sur la neige, tracer des lettres sur la blancheur éphémère, ce geste enfantin a quelque chose de réjouissant. C’est une opération fantasmatique. Cela fait penser à l’empreinte qu’un graveur inscrit en creux sur la page, blanc sur blanc, le signe estampé étant révélé par la seule douceur de son ombre. Ou encore aux singuliers logoneiges de Dotremont, ces purs poèmes graphiques qui expriment la sublimation du geste d’écrire.
Écrire à partir d’un poème ou d’une peinture, c’est un peu le même mouvement, si ce n’est qu’avec un poème on est déjà dans la langue et que ce n’est pas d’emblée le même imaginaire qui est sollicité. Sur un poème d’André du Bouchet a été écrit pour prolonger l’interrogation obsédante que j’ai éprouvée à la lecture de son Porteur d’un livre dans la montagne. C’est cette idée de livre porté dans la montagne qui m’a tenaillé, j’ai médité sur ce qu’il pouvait être, bien qu’André du Bouchet m’ait écrit que ce livre manquant n’avait été « que celui du rêve ligne après ligne déchiffré ».

© Mad

I.L. : Tes poèmes ont souvent accompagné ou été accompagnés d’œuvres graphiques, de Marc Pessin, Béatrice Englert, Raphaële George, Jean-Gilles Badaire, Fabrice Rebeyrolle, Marie Alloy, Carmelo Zagari et bien d’autres. Tu as d’ailleurs participé à des dizaines de livres d’artiste. Quel rôle jouent ces œuvres si diverses pour ton imaginaire ?
Dans Aperçues (Minuit, 2018), Georges Didi-Huberman décrivait ainsi le principe même de ses livres :
« Écrire sur les images c’est écrire, bien sûr. C’est d’abord écrire. Pourquoi d’abord ? Parce qu’on n’écrit pas après avoir pensé à ce qu’on a vu. Parce qu’on pense pendant que l’on écrit, du fait même d’écrire. Parce que c’est en écrivant que notre regard se déplie, se délie, devient sensible à nous-même, pensable et lisible aux autres. »
Ne pourrait-on reprendre ces phrases à ton sujet en remplaçant « penser » par « imaginer », quand les peintures précèdent tes textes ?

J.-P.C. : J’aime pour mes livres, quand cela est possible et pas forcément pour tous, bénéficier du compagnonnage d’un ou d’une artiste, peintre ou photographe. Il me semble que la présence de leurs œuvres apporte au livre une respiration autre, un courant d’air comme venu d’une porte dérobée. Et c’est d’abord la joie d’une collaboration.
Didi-Huberman a raison : la pensée, ou l’imagination, travaille avec l’écriture, simultanément, l’une entraînant l’autre et inversement. C’est bien en écrivant que notre regard se déplie. Par fulgurations ou en tâtonnant le plus souvent. C’est bien l’écriture qui éclaire, qui fait signe, qui rend perceptible ce qu’elle invente, quel que soit son sujet. Et qui permet au lecteur de projeter son propre imaginaire dans le sillage ouvert par les mots.

Voix d’encre n°67
octobre 2022

I.L. : Depuis plus de 30 ans maintenant, tu co-animes avec Alain Blanc et Hervé Planquois la revue Voix d’encre. Quelle place tient-elle dans ton activité de poète ? Ton œuvre s’est-elle nourrie des rencontres que tu as pu y faire ?

J.-P.C. : S’occuper d’une revue, c’est le plaisir renouvelé – en l’occurence pour celle-ci chaque semestre – de découvrir des textes inédits et des traductions, de mêler des voix, des écritures singulières, très différentes de la sienne propre, de bâtir un sommaire avec un ensemble de textes qu’on a bien voulu proposer ou confier à notre petite équipe. Quelquefois, l’exercice s’avère un peu délicat, car il faut opérer des choix, trancher face à certaines hésitations. Il m’arrive bien sûr de tisser des liens avec des auteur(e)s que je ne connaissais pas avant d’avoir eu sous les yeux leur contribution. Mais je ne crois pas avoir littérairement nourri mon écriture de ces rencontres, même si incidemment certaines admirations ont pu me marquer.

I.L. : Pourquoi Voix d’encre accorde-t-elle une grande place aux arts plastiques ? Poésie et peinture sont-elles indissolublement liées ? Cela favoriserait-il une poésie visuelle ? Est-ce plutôt une question d’imaginaire ? Pour toi, la peinture est-elle plus proche de la poésie que la musique ?

J.-P.C. : Dans chaque numéro, une place est réservée à l’intervention d’un plasticien. Celle-ci procure une forme d’unité à l’ensemble. Elle permet de rythmer la succession des textes, qui ne sont pas sans certaines disparités, et d’accorder à la revue une approche visuelle. Le lien entre la poésie et la peinture me semble plus « naturel », il y a si longtemps que poètes et peintres collaborent, mais la musique n’est pas pour autant plus éloignée de la poésie. Il m’arrive d’ailleurs de faire des lectures avec des musiciens – et mon rêve serait de mettre au point une sorte de récital en compagnie d’une petite formation musicale, genre expérimental ou jazz, de préférence.

I.L. : Ces deux nouveaux livres ont-ils rejoint la « bibliothèque itinérante de la reine Zélia » (Des lecteurs – Harpo &, 2016) ? Aurons-nous bientôt des nouvelles du pays de cette reine qui « se régalait d’une soupe d’herbes, d’un filet d’oiseau bleu accompagné d’une purée de tubercules et d’une marmelade de fruits de la forêt » (Zélia – Al Manar, 2016) ?

J.-P.C. : J’espère que ces deux livres ont pu prendre place dans l’un des fourgons de la bibliothèque itinérante de la reine Zélia. Mais je ne sais pas si on aura de si tôt des nouvelles de cette dame et de son royaume, car je les avais imaginés en résonance complice avec les œuvres de Marc Pessin et la civilisation parallèle qu’il avait découverte ou inventée dans son atelier de Saint-Laurent-du-Pont. Depuis qu’il nous a quittés, il y a peu, la reine Zélia pleure sous son dais immobilisé dans un repli de son pays perdu.

Jean-Pierre Chambon

Bibliographie

  • Evocation de la maison grise, Le Verbe et l’Empreinte, 1981.
  • Matières de coma, Ubacs, 1984.
  • Les Mots de l’autre (avec Charlie Raby), Le Castor Astral, 1986.
  • Le Corps est le vêtement de l’âme, Comp’Act, 1990.
  • Le Territoire aveugle, Gallimard, 1990.
  • Le Roi errant ; Gallimard, 1995 [prix Yvan Goll].
  • Rimbaud, la tentation du soleil, Cadex, 1997.
  • Carnet du jardin de la Madeleine, Cadex, 1999.
  • Assombrissement, L’Amourier, 2001.
  • Goutte d’eau, Cadex, 2001.
  • Corps antérieur, Cadex, 2003.
  • Sur un poème d’André du Bouchet, Jacques Brémond, 2004.
  • Méditation sur un squelette d’ange (avec Michaël Glück), L’Amourier, 2004.
  • Labyrinthe, Cadex, 2007.
  • Nuée de corbeaux dans la bibliothèque, L’Amourier, 2007.
  • Le Petit Livre amer, Voix d’encre, 2008.
  • Trois rois, Harpo &, 2009.
  • Tout venant, Héros-Limite, 2014.
  • Matières de coma, postface de Bernard Noël, Faï fioc, 2016.
  • Des lecteurs, Harpo &, 2016.
  • Zélia, Al Manar, 2016.
  • L’Ecorce terrestre, Le Castor Astral, 2018.
  • Un écart de conscience, Le Réalgar, 2019.
  • La Peau profonde, Jacques Brémond, 2019.
  • Une motte de terre (avec Michaël Glück), Méridianes, 2020.
  • Musique de chambre – pour Leonard Cohen, Atelier du Hanneton, 2020.
  • La Montagne lumineuse, Voix d’encre, 2022.
  • Je ne vois pas l’oiseau, Al Manar, 2022.

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