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Par la présente Entretien avec Françoise Delorme par Isabelle Lévesque

mercredi 4 décembre 2024, par Cécile Guivarch

Françoise Delorme, Par la présente
Tarabuste, 2024 – 156 p., 15 €

photo Claude Delorme

 
Isabelle Lévesque : Le titre que tu as donné à ton livre peut surprendre : Par la présente. La formule annonce une lettre administrative, officielle. Nous voici à priori hors du champ de la poésie. S’agissait-il d’annoncer une certaine gravité ou solennité ?

Françoise Delorme : Cette tournure administrative m’a toujours intriguée et intéressée. Je la trouve impressionnante, quasi performative. Elle fait ce qu’elle dit, en signifiant d’une manière stricte et sûre à la fois le moment et ce qui s’y inscrit. C’est ce qui m’a donné envie de l’utiliser. J’avais décidé ce titre bien avant que le livre soit fini. Il s’est proposé à moi, m’a prise dans sa force d’affirmation, m’a aidée à installer une sorte de gravité, effectivement, et à me tenir dans ce présent-là. Peut-être ai-je eu aussi, comme tu le suggères, le désir d’une forme de solennité.

I.L. : Si le titre est singulier, le volume assemble des poèmes adressés à divers destinataires, artistes ou poètes avec qui tu échanges ou collabores, mais aussi à des écrivains disparus dont tu lis les œuvres. Et tu le fais sous des formes très diverses, prose ou vers. En quoi l’ensemble constitue-t-il une lettre unique ? Quel principe t’a guidée dans sa composition ? S’agit-il d’un « puzzle » (pour reprendre le titre de l’un de tes livres) ou d’un « patchwork […] patient » ?

F.D. : La composition est essentielle, car beaucoup de poèmes ou ensembles de poèmes n’entretenaient pas de parenté directe entre eux. Venu de toutes sources, ce chaos se rassemble autour de l’affirmation d’un vers du poème « Le progrès » (premier poème du triptyque intitulé « La débâcle »), adressé à Blaise Cendrars : « J’ai mal au monde » : ce chaos jaillit, il s’efforce de prendre corps, de donner corps. Il s’agit plus d’un recueil à l’ancienne que d’un livre qui s’échafaude peu à peu en direction d’une fin. C’est une lettre unique, mais elle est adressée à tous. Je voudrais que malgré tout s’établissent des réseaux de radicelles assez cohérents entre les poèmes, entre les lectures possibles.
Peut-être est-ce d’abord un « patchwork », comme tu le suggères et comme l’imagine le dernier poème ? Oui, sûrement. Toutes sortes de tissus, en tensions et entremêlements, composent une sorte de paysage qui, lui, tâche de se présenter comme gagné sur le confus et le disparate, reconnaissable quoiqu’en partie inconnu, une sorte de « tout-monde » au sens d’Edouard Glissant. Aurait-il été possible de parler d’un puzzle ? Nombre de directions se rassemblent, se rencontrent, s’apostrophent, tentent de s’accointer, c’est vrai. Le puzzle suggère un sens préexistant, ce dont je ne suis pas sûre. Il manquera peut-être trop de fragments ou ils s’ajusteront trop mal ...

I.L. : Par la présente associe étroitement lire et écrire. Tu t’adresses à des écrivains comme Blaise Cendrars, des cinéastes comme Victor Erice et bien d’autres. Tu réagis à leurs œuvres. Comment conçois-tu ces médiations ? Sont-elles nécessaires dans la relation au monde et pour l’écriture ?

F.D. : Peut-être ne parlerais-je pas à proprement parler de médiations. Je suis toujours en train de discuter avec les unes et les autres in petto, soit que je continue des conversations réelles avec des personnes que je connais, soit que je poursuive avec d’autres poètes des entretiens serrés nés par la lecture de leurs œuvres. J’imagine parfois des réponses, mais pas toujours. Dans le cas de Cendrars, je ne sais s’il aurait accepté de discuter avec moi du progrès, qui le fascinait tant. Mes réticences envers ce poème tant aimé à seize ans, La prose du transsibérien, sont venues plus tard dans ma vie. Peu à peu, j’ai vraiment eu envie que ça soit dit, envie de parler à Blaise Cendrars. Les poètes se trompent comme les autres, dans la puissance d’un élan poétique qui irrigue toute la société et auquel il est souvent très difficile de résister. Les exergues sont aussi des manières de faire dialoguer rêves, désirs, écritures. Nous prenons soin les uns des autres, en quelque sorte. Le vers de René-Guy Cadou « Et la main jeune fille qui froisse les lauriers » était présent dès la naissance du projet de ce livre. Les phrases de Dubravka Ugrešić, extraites du roman Le ministère de la douleur, concernant la confusion entre deux mots non anodins, anamnèse et amnésie, m’accompagnent aussi depuis le début. Ces exergues parfois deviennent un fil directeur, un fil d’Ariane. Les autres exergues sont venus au fil de l’écriture. Je converse avec les mots des autres. Mon corps est aussi fait de leurs mots. Les dédicaces sont des signes vers quelqu’un, soit qu’elles rappellent une rencontre plus ou moins facile, soit qu’elles fassent un clin d’œil complice, fassent un geste d’amitié, soit les trois à la fois ! Je crois que l’art, la poésie en particulier, est toujours adressé, au moins sous forme de dialogue avec soi-même. Dédicaces et citations sont des manières de l’affirmer. Le cinéaste Victor Erice livre avec une grande honnêteté ses problèmes moraux, politiques et esthétiques. Il se pose de nombreuses questions sur la validité de l’image cinématographique, sur l’acte de voir. Il accorde beaucoup d’importance à la poésie dans son travail. J’ai toujours l’impression d’entendre un ami quand je l’écoute poursuivre sa pensée avec passion. Me touche le grand don de soi qui l’anime. Comme si j’avais un peu envie de lui rendre la pareille, d’être le plus possible attentive au dialogue qui s’instaure naturellement, alors, je lui écris…

I.L. :
« Les années idylliques
ont reculé si loin
hors du chant ! » p.70

Le titre du livre ancre le « chant » dans le présent, ses beautés et ses tourments. Le titre « Rassembler des miettes » ne pourrait-il pas engager à composer le chant de ce qui reste accessible de ces « années idylliques » ?

F.D. : « Rassembler des miettes » est le geste que je me sens encore capable de risquer, vers « ce qui reste accessible » comme tu le dis, étant actée la débâcle dans laquelle nous nous trouvons, qui ne va probablement qu’empirer vu les chemins de déni qui sont pris. La formule « années idylliques » rassemble tout le temps qui a précédé, siècles et millénaires, je dirais avant le lancer de la première bombe atomique. Il s’est passé là quelque chose que, pour le moment, aucun esprit humain n’a réellement réussi à imaginer, et, partant, à concevoir. Le philosophe Günther Anders a essayé d’en rendre compte avec véhémence en essayant d’alerter l’humanité (L’obsolescence de l’homme est son livre le plus connu), à vrai-dire sans assez d’écho ni de résonances. Les miettes sont ce qui reste d’une énorme déflagration qui a fragmenté tout ce qui nous « tenait lieu ».
La poésie en moi résiste, persiste, mais elle ne peut rester indemne. Tout ce qui s’offre extraordinaire reste pourtant extraordinaire, la moindre fleur, le moindre geste d’accueil (même combatif). J’éprouve encore de la joie à dire, à écrire, à lire. Ça devient difficile, voire à la limite du possible, et nourrit l’aspect sombre et blessé-blessant de Par la présente. Ancré dans un présent que la mémoire fait défaillir et que la projection dans un futur inquiète, ce livre continue à poser ses petits cailloux, périssables, menacés. Des miettes, qui ne permettront pas de retrouver le chemin. Et si elles servent de nourriture à d’autres, ce serait déjà une chance ?

I.L. : Une figure mythologique apparaît plusieurs fois dans la suite de poèmes : Eurydice, plutôt qu’Orphée. Que voit-elle quand elle se retourne ? Ce mouvement revient dans la suite des pages : « Il nous faut nous retourner. » (p.41). Quelle est donc son importance ?

F.D. : Je crois que les cartes se sont brouillées peu à peu. J’ai été amenée à imaginer qu’Eurydice et Orphée peuvent imaginer leur rôle inversé. Dans le mythe, c’est Orphée qui se retourne, qui ne doit pas se retourner. Mais la situation peut « se retourner » car ils sont dépendants l’un de l’autre. Ils ne sont rien l’un sans l’autre. Ils sont deux fragments d’une entité qui ne peut prendre corps, mais ils recherchent cette unité et c’est en la cherchant que le mythe perdure. En la cherchant, en se retournant, ils créent un chemin tracé comme un point de tige, avec des avancées, des superpositions et des retours. Ce serait même vrai de ce qui se passe dans l’intériorité d’un individu, peut-être ?
Un ami, Régis Lefort, m’a fait remarquer l’importance du verbe « retourner », « se retourner », dans ce livre. Je ne m’étais pas aperçue de sa si grande fréquence. Je crois que j’ai eu envie de raviver le mythe d’Orphée, de le réinterroger. J’ai cherché à imaginer la relation entre Orphée et Eurydice, à dessiner ce qui se noue (et se dénoue et se renoue) entre eux, entre le dedans et le dehors, le fermé et l’ouvert, l’endroit et l’envers qu’ils régentent à tous deux. Eurydice est très présente, elle porte une part importante de la dynamique des poèmes. Elle oriente aussi ce qui arrive en y prenant une part active.

I.L. :
« J’aurai foulé l’herbe électrique,
mes jambes n’en peuvent plus.
Je suis fatiguée, Suzanne.
Où es-tu ? C’est si loin. » p.82

Tu as placé au cœur du livre « Trois adresses à Suzanne Césaire » à qui tu te confies. Elle semble une Eurydice dans ces pages : « [S]i tu ne te retournes plus parce que tu ne m’entends pas parce que je ne te nomme pas assez fort, je t’attendrai, je recommencerai. Je recommencerai. Je crierai. »
Quelle place particulière occupe donc Suzanne Césaire pour toi ? Pourquoi est-ce à elle que tu te confies ainsi ?

F.D. : Je crois que Suzanne Césaire joue aussi le rôle d’Orphée quand je l’appelle pour qu’elle se retourne, qu’elle réponde. C’est le rôle que j’ai voulu lui redonner, même si elle s’est tue, telle Eurydice renvoyée aux Enfers, si jeune, d’une manière que je ne parviens pas à accepter comme juste, probablement à cause de son parler flamboyant, de la richesse de ses analyses. Ce triptyque « Trois adresses à Suzanne Césaire » se trouve dans le chapitre « Triptyques de guerre » : je voulais me souvenir et je voudrais faire se souvenir d’un type d’oppression et d’oubli qui n’a pas touché qu’elle. Je désire aussi tenter de continuer son rêve, politique et poétique. Ces poèmes m’ont été demandés par Véronique Corinus, maîtresse de conférences en littératures francophones et comparées à l’Université Lumière Lyon2, lorsqu’elle a dirigé un colloque avec Mireille Hilsum et Cyril Vetorato. Le 100ème anniversaire de la naissance de Suzanne Césaire (11 août 1915) s’inscrivait dans le cadre plus large d’une réflexion sur les différents concepts, outils et théories que forgeaient les critiques pour appréhender les littératures francophones à l’orée du XXIème siècle. Annie-Dominique Curtius (université de l’Iowa, États-Unis) spécialiste de Suzanne Césaire, y participait et a depuis publié l’ouvrage Suzanne Césaire, Archéologie littéraire et artistique d’une mémoire empêchée. Daniel Maximin, ami d’Aimé Césaire et Suzanne était présent. Il venait de faire rééditer son œuvre en un volume : Le grand camouflage ; écrits de dissidence (1941-1945). Il en a fait aussi par ailleurs un personnage romanesque. Véronique Corinus voulait mettre en lumière une intellectuelle longtemps occultée, partager ce qu’elle avait apporté à la littérature antillaise. En m’invitant à écrire des poèmes, à les lire à cette occasion, sachant que Le grand camouflage m’avait beaucoup impressionnée et interrogée, elle désirait, comme elle me l’écrit : « montrer, justement, le dialogue possible au-delà de la seule littérature francophone ». Suzanne Césaire fait partie des personnes, des morts importants avec qui je converse. J’esquisse un geste vital vers cette femme étonnante. Qui est Eurydice ? Qui est Orphée ? Je crois que nous sommes et devenons Orphée et Eurydice les uns pour les autres dans une sorte de tournoiement parfois confus. « Littéralement et dans tous les sens ».

 

 

I.L. : « Le poème n’existe pas. / Nous si. », écris-tu pour James Sacré, un de ces « poètes aux mains tendres » dont tu parles. Quelle place faire à ce qui n’existe pas ?

F.D. : Le mot « poème » au singulier n’est pas moins solennel à mes yeux que le mot « poésie » et risque aussi d’être statufié. James Sacré emploie à dessein ailleurs le mot « poèmes » au pluriel pour titrer la belle rubrique qu’il tenait dans la revue Décharge, « Parler avec nos poèmes », situant bien les choses, là où il est bon qu’elles se situent, la poésie dans la quotidienneté de nos jours, diverse, ambivalente et bigarrée. Je désire essayer de faire perdre à la poésie son aura transcendantale. Ce n’est pas facile, car la poésie a cependant un statut particulier que personne n’est vraiment capable de justifier, ni d’expliquer. La poésie, qui existe, je n’ai pas de doute là-dessus, nous met en branle, nous meut. C’est d’abord un fait de langue, de langue qui s’outre-passe. On ne sait pas vraiment de quoi il s’agit. Ce n’est pas un phénomène physique, mais ce qui arrive à la langue par l’activité poétique n’est pas détaché de la matière. C’est un autre processus dans la langue que celui de la communication. On ne peut que lui faire place, le laisser faire, laisser agir les poèmes, qu’on les écrive et/ou qu’on les lise. J’ai envie de comprendre comment la poésie rend compte de notre expérience et en même temps la fonde, de comprendre pourquoi se produit cet étrange phénomène. J’ai le désir d’échapper à la métaphysique, désir très difficile à satisfaire ! À y bien réfléchir, « le grand corps des sentiments » que j’oppose au « poème » est aussi au singulier, et il s’agit aussi d’une sorte de personnification, encore plus, peut-être ! On ne sort pas de l’impossibilité de saisir ce qui se passe quand l’écart du poème, quand l’« entre » que crée le poème s’ouvre et se ferme quasi dans le même mouvement, ce que j’avais imaginé pouvoir nommer « porosité ». Qu’est-ce ? Je ne sais pas. Je me rends compte, Isabelle, que je ne réponds pas à ta question « que fait-on de ce qui n’existe pas ? », mais comment dire pour faire apparaître tous les aspects contradictoires de cette question ?

I.L. : La maladie et ses souffrances apparaissent dans certains poèmes, comme « Contre quoi être pour », sous-titré « (maladie de Horton, mars 2022) ».
Pascal a écrit une Prière pour demander à Dieu le bon usage des maladies.
Quel pourrait donc être le « bon usage des maladies » en poésie ? Et à qui le poète doit-il s’adresser pour cela ?

F.D. : Je ne m’accorde pas avec Pascal qui pense « que les maux du corps ne sont autre chose que la punition et la figure tout ensemble des maux de l’âme ». Je nous pense fondamentalement innocents, et pour ce, résolument et absolument responsables. Mais je le suivrai plus lorsqu’il considère « que les maux du corps peuvent être le remède des maux de l’âme, en [le] faisant considérer, dans les douleurs qu’[il] sent, celle qu’[il] ne sentoit pas dans [son] âme, quoique toute malade et couverte d’ulcères ». Les maladies se propagent et guérissent selon des processus probablement analogues aux processus à l’œuvre dans la langue. Dans le cas de la maladie de Horton, dont j’ai été atteinte brutalement, mais qui travaillait en sourdine depuis un certain temps, j’ai été stupéfaite par la parenté symbolique de cette maladie auto-immune, avec par exemple l’empoisonnement généralisé d’une langue atteinte par une fascisation progressive (Voir ce que décrit l’historien Sebastian Haffner dans Histoire d’un allemand ou le linguiste Victor Klemperer dans Mes soldats de papier, journal 1933-1941, et Je veux témoigner jusqu’au bout, journal 1942-1945 ). Ma pensée et ma vie ont été très affectées par la ressemblance efficace et par le lien que je pouvais faire avec ce qui arrive dans et par les langues aujourd’hui, avec ce qui arrive dans le monde. Ce poème est né au moment de cette prise de conscience. Les questions sur les processus d’incubation et d’éclosion, de guérison des maladies, peuvent aussi se poser sur les décadences et les morts des civilisations, je le crois. Certains poèmes s’en ressentent.

I.L. :
« Mon corps en astrance nouvelle » p.94
« mon corps en aspérule odorante en astrance » p.95
« des astrances, des aspérules » p.142

Par la présente est bien fleuri. J’ai bien sûr remarqué le surgissement de plusieurs coquelicots dans les poèmes. D’autres fleurs peu communes apparaissent. Qu’est-ce qui les fait ainsi se manifester ? S’agit-il de fleurs remarquées dans la nature ou dans des poèmes ? Ou sont-elles présentes pour les qualités sonores ou étymologiques de leurs noms ?
D’autre part, qu’est-ce qui peut ainsi rapprocher fleur et corps ?

F.D. : On peut certes rapprocher « fleurs » et « corps » dans la mesure où ils sont l’un et l’autre périssables, fragiles et obligés de lutter pour vivre. La vie végétale diffère profondément de la vie animale. Elle nous paraît (à tort, je crois) comme moins violente. Le processus de photosynthèse me paraît parfois éclairer analogiquement le développement des figures dans les poèmes, j’aime à imaginer cela. Alors poussent beaucoup de fleurs, de plantes diverses dans ce que j’écris, c’est vrai. Depuis le premier livre, en passant par Du cerisier où cet arbre devient le personnage qui prend le devant de la scène, les noms des fleurs et les fleurs m’ont toujours émerveillée et interrogée.
Je me demande qui a inventé leurs noms et selon quels critères, en suivant quels rêves. Parfois, comme pour l’astrance, la parenté de forme avec l’étoile (sa représentation dessinée) est évidente. La musique du mot astrance est belle, un peu rare. Pour d’autres fleurs, l’origine de leur nom est moins évidente et j’aimerais savoir. Parfois le nombre de noms différents qui détermine une plante comme tous les p’tits noms de la Brize, cette fine graminée à qui j’ai adressé un poème, subjugue et ravit la rêverie. Parfois tout reste mystérieux. La grande astrance a la particularité d’être une fleur un peu bizarre dans sa forme ainsi que par ses couleurs plus proches des verts et mauves déclinants que des couleurs plutôt vives des fleurs de montagne. Je lui suis très attachée à cause des résonances de son nom, à cause de son apparence élégante, à cause des petites veinules qui parcourent ses bractées translucides comme de la nacre, mais aussi comme sous la peau. Ainsi que le coquelicot qui nous est si cher, « astrance » a fini par vouloir dire « vie », pour d’autres raisons, quasi à l’opposé : sa couleur est tellement sans éclat, et quoique fade elle rayonne !

I.L. :
« Quel chantier roulant rivières
quel chantier chantant gravières
balançant entre rime et raisin mots
de rien retrouvés grains perdus sans
savoir toujours au bord de l’un dans l’autre
c’est là que ça monte quand le geste
se ferme et s’ouvre puis brûle en apostrophe
quand l’eau débaroule quand l’eau se précipite
fonte des neiges trop tôt venue jusqu’en ville
c’est un œil avec sa paupière elle bouge » p.37

Dans tes poèmes, la grammaire n’est pas cet animal qui est comme « le plus fonctionnaire des hommes / [qui] s’assied sous le lampadaire ». Elle garde « son pelage » et demeure « sauvage ». Quel est donc ce vent qui bien souvent « débaroule » « en billebaude » dans tes poèmes et en secoue la syntaxe, dans les vers comme dans la prose ?
Te fixes-tu des limites en syntaxe ? Les parlers du Jura colorent-ils parfois ta voix ?

F.D. : Le cours du poème est parfois bousculé par des mouvements qui viennent de ce qui veut se dire. Je ne cherche pas à secouer la syntaxe, parfois elle s’embrouille un peu, c’est vrai. Je ne me fixe pas de limites. Mais je cherche à rester lisible, même si parfois il faut se pencher un peu pour voir. Oui, la grammaire est à la fois sauvage et fonctionnaire, mais pas toujours comme il semble. Ce qu’on croit sauvage peut nous emprisonner et ce qu’on imagine règle conventionnelle et dévitalisante peut nous libérer, alors limites constructives. Je suis et poursuis un chemin en partie inconnu. Je crois savoir où je voudrais me diriger. Mais au détour d’un mot, d’une forme, d’une figure, tout peut être remis en question, tout sera remis en question. La grammaire joue là un rôle, la ponctuation, la métrique aussi.
Le parler du jura ne colore en général pas ma voix, il a en grande partie disparu dans la réalité, d’ailleurs. Il reste quelques substantifs bien vivants, ceux désignant par exemple les mauvaises herbes dans les pâtures et les prairies de fauche. Je ne les ai pas choisis pour écrire des poèmes, malgré leur vivacité sonore, mais ils existent en moi. « Tartanuse », voilà un mot qui sonne !

I.L. :
« comme un rêve encore dans mes veines
un pouvoir de renaître en chambre des secrets » p.95
« Soif
la soif l’autre nom du rêve
(ou de la mort ?) » p.123

Quel rapport le poème entretient-il avec le rêve ? Est-il porteur du possible ou de l’impossible ?
Quelle magie recèle-t-il ?
Que retient la « chambre des secrets » (qui peut faire penser à Harry Potter) ? Des souvenirs, des désirs, la fin ?

F.D. : Le rêve auquel je pense ne désire aucun ailleurs et ne suggère pas de transcendance. Il correspond plutôt à la rêverie éveillée chère à Gaston Bachelard. Aux invites de l’imagination matérielle, provoquées par la vie vécue et la langue qui tente de transcrire les émotions et la pensée qu’elle irrigue, je réponds. Et je poursuis cette rêverie aussi loin qu’elle peut et veut aller. Le rêve bachelardien dilate les perceptions en sensations, en sentiments, en pensée et nourrit la vie humaine dans ce qu’elle a de plus spécifique. Il désaltère, au sens propre et au sens figuré de ce terme, d’où le mot « soif ». L’expression « chambre des secrets » s’oppose un peu à la « chambre photographique » dont un des rôles qui me désole serait celui de dérober des secrets, la part d’intimité du monde à lui-même. Le « secret », dans le sens où je l’entends, serait celui d’une intimité encore possible, curieusement protégée par un dialogue symbolique avec les éléments.
Quand Jules Supervielle écrit « Le ciel, le sang, ne font qu’un », il écrit quelque chose de vrai ; ce dont il parle n’est pas objectivable, ne peut être mesuré, mais se fait sensible. En ce sens, il y a « secret ». Je n’ai pas lu Harry Potter, je ne sais ce qu’il en est. Un livre pour enfants auquel je penserais serait L’histoire sans fin de Michael Ende. Dans une de ses aventures, souvent affaires de mots et de langage, le héros – c’est un enfant – doit protéger et sauver une « mine aux images » en train de disparaître, « images » dans le sens de figures symboliques ! Il ne s’agit pas à proprement parler de « mystère » (surnaturel), ni même d’énigme. Il n’y a pas de secret peut-être non plus, au sens où James Sacré écrit : « Le poème s’en va avec nous, voilà sa ruse. Toute montrée. Forcément qu’on la voit pas. ». (« Le renard est un mot qui ruse », dans La nuit vient dans les yeux). Comme le dit Joël Bastard, la magie est « sans magie ». Il n’y a pas de secret, mais si elle disparaît, quelque chose meurt de notre humanité. Qu’est-ce que fait apparaître la vie symbolique, un des aspects de la langue ? Que se passe-t-il vraiment ? Je ne sais pas.

I.L. :
« [L]e silence est la forme la plus souterraine, la plus intense du cri, sa forme mortelle. » p.30

Tu écris entre silence, murmure et cri. À la dernière page, tu préviens : « Il faudra hurler. Trouver pour entendre la force de hurler. »
Comment ces différentes intensités vocales peuvent-elles s’articuler avec l’écriture ?
Avec le temps, le poème-cri peut-il se dissiper en murmure, puis en silence ? Comment lui garder son énergie initiale ?

F.D. : Je réalise de mieux en mieux à quel point ce livre est écrit dans la tension entre silence(s) et cri. Se taire, murmurer, marmonner, hurler, chanter, énoncer, sont des verbes qui rendent compte de cette tension, différemment modulée. Ces nombreuses nuances sont des modes d’existence, ils sont souvent menacés. Réduits au silence dans l’isolement d’une violente « sensure » (néologisme de Bernard Noël qui m’éprouve) que je ressens fortement aujourd’hui, chants et cri peuvent, pour s’extraire d’un tel musellement, être contraints de se déployer en un hurlement à la limite de l’audible, comme dans « Postscriptum », le poème qui clôt Par la présente : un hurlement propre à restaurer le silence originel qui, lui, nous est aussi nécessaire que l’eau pour vivre. Cri et silence, dans la poésie, s’épaulent pour ranimer réciproquement en permanence leur énergie, pour (re)créer le(s) rythme(s) sensibles de la vie humaine.

***

Bibliographie :

  • À l’abri des bergers, poèmes avec cinq gravures originales de Fanny Gagliardini, éd. Mica Arsenijevic, Romainmôtier (Suisse), 1994
  • L’adresse aux barques, poèmes avec des œuvres de cinq peintres ou graveurs : Jo Bardoux, Jean-Bernard Butin, Odile Desbat, Léo Peeters, Evelyne Portmann, Æditions l’amble, Romainmôtier, 1996
  • Vies du sel, Æditions l’amble, Romainmôtier, 1998
  • Le noyau de la lumière, poèmes accompagnés de trois gravures dont une originale de Jo Bardoux, Æditions l’amble, Romainmôtier, 2002
  • Papillons, livre élaboré par YaNn, sculpteur, à partir d’un poème extrait de Parentés (inédit), Atelier Patrimoine de La Fraternelle, St-Claude, 2002
  • Failles, (à travers la répétition d’un geste toujours différent), poèmes et textes avec cent lavis d’Alain Bouvier, Néoéditions, Besançon, 2005
  • Dans le puzzle, Æditions l’amble, Romainmôtier, 2005
  • La question des couleurs, avec des consonances graphiques de Fanny Gagliardini, éd. Atelier du Grand Tétras, Mont de Laval, 2006
  • Meskétèt, une douleur contemporaine, dans Anthologie Triages , éd. Tarabuste, 2009
  • Du cerisier, avec des gravures d’Alain Bouvier, éd. Atelier du Grand Tétras, Mont de Laval, 2012
  • Poreux par endroits, avec des consonances graphiques de Fanny Gagliardini, Samizdat, Genève, 2013
  • A la longue, Tarabuste, Saint-Benoît de Sault, 2016
  • Sirius ou le vent du poème, livre d’artiste avec Alain Bouvier, atelier Alain Bouvier, Mantry, 2018
  • Par la présente, éd. Tarabuste, Saint-Benoît du Sault, 2024

Ateliers d’écriture et de lecture ayant donné lieu à publications et lectures publiques :

  • Tant d’herbes, atelier poésie 2000-2005, Æditions l’amble, Romainmôtier, 2005
  • Echafaudages, échanges entre deux ateliers, 2008, Æditions l’amble, Romainmôtier 2008
  • Motifs, écritures et lectures, 2005-2010, Æditions l’amble, Romainmôtier 2011
  • Encré, là, atelier de recherche, Æditions l’amble, Romainmôtier, 2014
  • sillon sillage, écritures et lectures, 2010-21015, Æditions l’amble, Romainmôtier, 2016
  • Du bord où se tient l’oiseau, écritures et lectures, Æditions l’amble, Romainmôtier, 2019
  • Et, passant., atelier de recherche, Æditions l’amble, Romainmôtier, 2019

Travaux collectifs :

  • Pantone 40, éd. Le miel de l’ours, Genève, 2014
  • Fertile, livre collectif avec Isabelle Sbrissa, Jean-Luc Parant, Sylvain Thévoz, James Sacré et, du Syndicat des poètes qui vont mourir un jour : Brigitte Baumié, Béatrice Brérot, Samantha Barendson et Yves Bressande, éditions l’atelier du Hanneton, Charpey, 2015, publié à l’occasion de l’exposition Terre et poésie dans le cadre du Marché des Tupiniers, Lyon, 2015
  • La rOnde, avec Rolf Doppenberg, Nathalie Garbely, Isabelle Sbrissa, éditions disdill, Genève, 2017, revue Résonance générale n° 9, éditions L’atelier du Grand Tétras, Mont-de-Laval, 2017

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