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Ce que dit le Nuage, Entretien avec Enza Palamara par Isabelle Lévesque

mercredi 5 juillet 2023, par Cécile Guivarch

Enza Palamara, Ce que dit le Nuage
Poesis, 2020 – 192 pages, 19 €

 

 
 

Photo : D.R.

Isabelle Lévesque : Le prologue de votre livre nous entraîne dans un voyage géographique, d’une enfance calabraise vers un présent français. Quelle est la part de l’Italie et de ses paysages dans votre inspiration ? Les trois parties du livre sont-elles un écho à l’organisation de la Divine Comédie ? La langue italienne et le dialecte calabrais ont-ils un écho dans votre écriture ?

Enza Palamara : « Nous ne sommes que d’un Pays, celui de notre enfance ». Je ne peux que confirmer ce qu’ont dit de nombreux écrivains que j’aime. J’ai vécu les 12 premières années de ma vie dans l’extrême Sud de l’Italie, dans un village bâti sur un roc, face à la mer Ionienne au Cap du Zéphyr. Et ces lieux sur lesquels mon cœur s’est ouvert pour la première fois, sont présents dans mes carnets ; ils ont surgi tout naturellement sur ma page blanche, car ils avaient beaucoup de choses à me dire. Et j’ai mis toute mon attention à les déchiffrer, telles des paroles voilées.
Je dois préciser que tout mon travail est né à la suite d’une grave maladie pendant laquelle j’ai vécu deux nuits entre la vie et la mort. Les frontières étaient abolies et j’avais l’impression d’avoir franchi « les portes d’ivoire et de corne » dont parle Nerval dans Aurélia. Je revivais chaque instant de ma vie, et j’entendais une voix qui me disait : « Ecris le livre ». Clouée sur un lit d’hôpital, je sentais que le livre s’inscrivait dans les cellules mêmes de mon être. Et s’imposaient à moi mes premiers rapports avec le monde. L’Enfance retrouvée, intacte.
Oui, l’écho de la Divine Comédie est présent dans tout mon travail, non seulement parce que je vivais une vraie « Descente aux enfers », mais aussi parce que j’avais été nourrie par cette poésie que mes parents récitaient par cœur lors des soirées au coin du feu. J’étais bien dans « la selva oscura ».
Dante et Nerval ont été mes nobles guides dans cette expérience, mais aussi tous les écrivains qui avaient laissé leur empreinte en moi.
Parfaitement bilingue, la littérature française et la littérature italienne étaient un unique trésor. Pourtant c’est le français qui s’est imposé. Il me fallait « creuser » une seule langue, si intense était mon exercice de décryptage. Le français est la langue que j’ai choisie, épousée ; en la découvrant à l’âge de 12 ans, je re-naissais au monde puisque tout avait un nom nouveau. Ecrire en français a toujours été pour moi un acte de re-co-naissance. Il m’était plus facile de formuler mes rapports avec le monde avec des mots toujours tout neufs. Comme si cette nouveauté, dans sa fraîcheur, me ramenait à l’évidence première.

© Enza Palamara

I.L. : L’ordre des dessins est-il celui des carnets ou s’agit-il d’une réorganisation ? Pourquoi avez-vous utilisé le fusain ? N’étiez-vous pas tentée d’utiliser la couleur qui n’apparaît que dans le « Postlude » ?

E.P. : Ce que dit le Nuage reproduit les carnets tels quels. Aucune préparation, aucun repentir. Je ne pouvais que traduire la parole énigmatique qui surgissait de mes gribouillis J’ai voulu travailler dans des carnets pour ne pas être tentée de déchirer une page , afin d’accueillir ce qui m’était donné sans aucune tricherie.
J’utilise le fusain, surtout pour commencer un carnet, parce que je vois apparaître, avec une rapidité étonnante l’image qui me parle, je peux la fixer en quelques instants ou en quelques minutes.
Alors que la couleur me demande beaucoup plus de temps. J’aime beaucoup la couleur ; mais il y a souvent urgence à capter le message que je perçois et qui m’interpelle. Un dessin en couleur peut me demander une journée entière. Harmoniser les couleurs n’est pas facile pour moi qui n’ai aucune formation. Je ne travaille que par instinct, et j’ai l’impression que tout m’est donné.

I.L. : Le prologue définit un projet qui s’appuie sur des poètes, des penseurs et particulièrement sur un livre pieux écrit par un auteur anglais anonyme du XIVe siècle : Le Nuage de l’inconnaissance. Cet ouvrage ne contient pas de peintures et ne relève pas de la poésie. Comment est-il devenu important pour vous ?

E.P. : Ma façon de lire a toujours été très subjective. Je n’hésitais pas à m’approprier les textes que je sentais « miens ». J’entendais « des voix presque miennes », comme disait Rilke. Et cela d’autant plus que le français n’est pas ma langue maternelle. C’est la langue que j’ai approchée avec les grands textes qui s’imprimaient en moi si facilement. J’ai toujours écrit « avec les mots que les autres ont pris », selon l’aveu si émouvant de Reverdy. La langue française que j’ai faite mienne, c’est la langue des grands auteurs du 17ème siècle, de Baudelaire, celle de Jaccottet et de Bonnefoy… Mes présences tutélaires m’ont toujours assistée dans mon écriture. J’éprouve une immense gratitude envers elles, envers la culture française en général. C’est par et à travers la langue française que j’ai grandi, que « j’ai formé mon jugement », que j’ai bâti ma Demeure.
Il est certain que les auteurs que je lisais m’aidaient à déchiffrer cette étrange parole jaillie de mes gribouillis. Quelquefois les réminiscences d’une lecture se poursuivaient sur plusieurs carnets, pendant plusieurs années même. Ce fut le cas pour Ce que dit le Nuage. L’auteur anonyme du Nuage de l’Inconnaissance m’avait interpellée. Il m’avait touchée à ce point que « l’œuvre » d’élévation spirituelle dont il parle s’est reflétée bien malgré moi dans mes pauvres carnets, et ce pendant environ trois ans. J’ai vécu une expérience qui peut paraître paradoxale : ce sont des poètes athées ou agnostiques comme Philippe Jaccottet, Yves Bonnefoy, Jean Tardieu aussi, qui m’ont poussée à lire les mystiques ; Maitre Eckhart, Silesius, Jean de la Croix, Thérèse d’Avila m’étaient devenus très familiers. La lecture de Maria Zambrano m’a beaucoup marquée aussi. Je suis entrée très vite dans l’amitié de la grande philosophe espagnole. Et ce que je peux affirmer en toute simplicité est que mon expérience est de l’ordre de la mystique. Tout m’a été donné. Je n’ai fait qu’accueillir, être le Vase de cette « accueillaison » dont parle Jaccottet.

I.L. : Dans son prologue, l’auteur du Nuage de l’inconnaissance commence par définir les seuls lecteurs autorisés. Il exclut d’avance « les disputeurs du monde, les louangeurs et les blâmeurs d’eux-mêmes ou d’autrui, les discoureurs de vanités, coureurs d’histoires et conteurs de contes, toutes les sortes de faiseurs d’embarras ». Vous-même, pour qui avez-vous écrit ce livre ?

E.P. : L’auteur du Nuage de l’Inconnaissance s’adresse à un lecteur pour qui la recherche de la Vérité (de Dieu) est essentielle ; elle est « l’œuvre » d’une vie qui demande un total dépouillement, une ascèse profonde. J’ai vécu cette ascèse pendant des années ; je n’ai fait ce travail que pour moi, obéissant à une exigence intérieure. Toute mon attention était requise. J’avançais sur un chemin mystérieux, jusqu’au jour où je pus comprendre que le Livre qui s’était inscrit en moi pendant les deux nuits à l’hôpital était là entre mes mains ; les carnets n’étaient qu’un seul livre, écrit dans une « tierce langue » qui s’était imposée à moi : le dessin, parole voilée jaillie du gribouillage, et les mots qui traduisaient cette parole. Ce fut un immense soulagement. J’ai pu recommencer à lire, à travailler normalement, alors que pendant près de 7 ans, il m’a été impossible de lire quoi que ce soit. Ce livre racontait l’histoire de ma vie comme une sorte de fable, une légende qui n’était autre que le cheminement spirituel à la recherche de ma « vraie vie », de mon « vrai lieu », un interminable voyage de mon âme à la recherche de la patrie perdue. Novalis m’avait très tôt mise sur la voie, m’indiquant « le chemin qui va vers l’intérieur » et qui, seul, permet de réunir les traits épars du Paradis originel. Ces carnets m’apportaient une réponse à la question de Philippe Jaccottet : « Mais qui a su parler de la terre comme Patrie ? » Je comprenais soudain que ma vraie patrie était la Terre, la Terre entière. J’avais écrit un jour :

« Je me suis enracinée
Dans la mouvance
Du monde »

J’écrivais pour répondre à un appel, pour me connaître, « sculpter ma propre statue », selon l’injonction de Plotin. J’ai décidé de montrer mon travail quand j’ai eu la certitude qu’il pouvait être utile à l’autre, que cette expérience vécue dans ma chair pouvait révéler l’immensité de notre monde intérieur. Je cherchais « le vrai lieu » selon l’expression d’Yves Bonnefoy. Comme le poète, qui a été longtemps mon maître, je découvrais que le « vrai lieu » tant recherché, celui « d’une conversion profonde », c’est l’intériorité ; cela me paraissait si important que j’ai désiré le dire aux autres.

I.L. : L’auteur du Nuage de l’inconnaissance emploie la majuscule pour les désignations de Dieu et pour des termes abstraits, comme les poètes symbolistes : « la Passion, la Bonté, l’Excellence et la Perfection de Dieu ». Dans votre livre vous distinguez ainsi le « Roc » et l’« Arbre ». Pourquoi sont-ils ainsi promus au rang d’acteurs majeurs ?

E.P. : Oui ces majuscules ont bien un sens. Je parlais de fable ou de légende. Le récit met en scène des personnages qui reviennent sans cesse, ont des rapports intimes entre eux. Le Roc et l’Arbre jouent en effet un rôle essentiel dans cette histoire ; ce sont, parmi les personnages, ceux qui me touchent tout particulièrement. Enfant, j’ai joué parmi les rochers, dans un paysage dépouillé, aride, où l’arbre était loin. La découverte des arbres, leur infinie variété, m’a enchantée. J’ai rêvé d’être botaniste ; j’ai fait plusieurs stages afin de connaître le nom et la personnalité de chaque arbre. Il me désigne souvent mon chemin. Dans mes dessins l’Arbre est un guide, un ange, veillant à l’errance de mon âme. J’ai pu assister aux noces de L’Arbre et du Roc. C’était l’unité originelle retrouvée. J’étais à la fois le Roc et l’Arbre.
En fait j’étais ce monde qui s’était créé dans mes carnets, malgré moi. J’étais chacun de ces personnages qui s’étaient manifestés à mon attention, à mon étonnement. Le Livre qui s’était imprimé en moi était le fruit d’une expérience si mystérieuse qu’il s’est transfiguré en légende, nécessitant une « tierce langue », tant les mots communs étaient incapables d’en rendre compte. J’ai assisté à une transmutation de tout ce que j’avais vécu : c’est ainsi que s’est manifestée à moi la Vérité de mon Âme et de ses interminables pérégrinations. J’ai longtemps pensé que mes carnets me livraient mon histoire. La métaphore s’est imposée à moi, et j’entendais chacun des « personnages » me dire : « Je suis toi », « Je suis toi », « Je suis toi »...
Bonnefoy dit que « la lecture poétique est celle par laquelle chacun invente et se connaît ». Je comprends à présent que la lecture que j’ai dû faire de ces paroles énigmatiques qui surgissaient de mes doigts m’a permis de mieux me connaître. Et surtout d’inventer ce que j’appelle fable, légende.

I.L. : Le Nuage de l’inconnaissance comporte 75 chapitres. Ce que dit le Nuage, dans ses trois parties principales, contient 76 poèmes (et autant de dessins). Est-ce un hasard ? Avez-vous suivi le livre pieux pas à pas dans votre cheminement ?

E.P. : Je suis très touchée par votre remarque. Non, j’avoue que je n’ai jamais fait attention au nombre de chapitres. Mon livre résulte de trois carnets différents composés pendant deux ou trois ans. Le Nuage de l’inconnaissance m’avait beaucoup touchée. Je l’ai lu et relu avec beaucoup d’attention. Mais ce n’est que beaucoup plus tard que j’ai pris conscience de l’empreinte qu’il a laissée en moi. En fait – et ceci est valable pour toutes les autres lectures – il n’y a aucune influence directe sur mes dessins, plutôt de simples réminiscences dont je me rends compte quelquefois à la fin du carnet ; ce qui est certain, c’est l’existence de liens entre les carnets, et ces liens ne sont pas forcément chronologiques. Ces carnets que j’ai commencés il y a très longtemps, et que je continue à remplir, forment un univers, un cosmos plus précisément, dont la cohérence et l’unité me sont infiniment précieuses. Pendant ma longue convalescence, ils m’ont aidée à guérir, en donnant un sens à ce qui m’avait frappée ; ensuite ils m’ont livré le SENS de mon cheminement, d’où mon infinie gratitude.

I.L. :

« Entre le Nuage
de l’oubli
et le Nuage
de l’inconnaissance
tu scrutes
une parcelle de lumière » p.39

L’espace présent dans Ce que dit le Nuage ressemble beaucoup à celui du livre de l’anonyme anglais, puisque le poème se place entre Le Nuage de l’inconnaissance au-dessus et celui de « l’oubli » en dessous. Ce dernier est à « mettre au-dessous de [s]oi […] entre [s]oi et toutes les créatures jamais créées. » Le poème peut-il vraiment s’en satisfaire ?

E.P. : Je parlais d’ascèse, et il est vrai que pendant très longtemps j’ai aspiré de toute mon âme à atteindre ces parcelles de lumière. Car il s’agissait bien de comprendre le SENS de ma vie après l’étonnante épreuve que j’ai vécue. Comment retrouver « la diritta via » après cette traversée de « la selva oscura » ; comment retrouver la réalité après avoir traversé « les portes d’ivoire et de corne » dans ce monde où tout est poreux, comme le montre Nerval dans Aurélia ? Je devais retrouver le monde des autres, donner un sens à mon séjour terrestre. C’est pendant ces moments d’une grande intensité qu’un ami m’a offert Le Nuage de L’inconnaissance. J’ai été très touchée par le mot « œuvre » que le maître propose à son disciple, alors que moi-même je sentais que le travail que je faisais me demandait précisément l’attention, l’énergie, l’amour que nécessite une œuvre. Je voulais saisir des parcelles de lumière à travers ces dessins qui étaient des paroles mystérieuses. Je me suis imposé une grande concentration. Mais « le nuage de l’oubli » n’était pas le déni de la réalité ; mon ardente attention ne m’éloignait pas de cette réalité, d’autant plus que, parallèlement à mon travail intérieur, j’assumais mon travail d’enseignante et, chose incroyable, souvent l’un nourrissait l’autre, car j’enseignais « les passages secrets entre la poésie et la peinture ». Par ailleurs, revenant vers la réalité cachée un moment par « le nuage de l’oubli », tout m’apparaissait plus clair ; mon regard s’était désencombré, désembué, enrichi par les élans d’amour aveugles et forts envers le « Nuage de l’Inconnaissance ». Et surtout j’avais le sentiment de faire partie de ce Tout. En essayant de me dépouiller, de devenir pure réceptivité pour accueillir des parcelles de lumière, je devenais plus ouverte au monde et aux autres, je parvenais plus facilement à entendre « le langage des fleurs et des choses muettes » et surtout à le donner à entendre.

I.L. : Dans le titre de la première partie, « Assomption du moi », comment faut-il comprendre le premier mot ? S’agit-il d’assumer le « moi » ou de l’élévation de ce même moi dans un sens religieux ou sacré ?

E.P. : J’aime beaucoup le mot « assomption » et il est vrai que j’ai pensé au double sens du mot. Dès le début, mon travail était un travail d’élévation : je pensais à Baudelaire, à ce besoin de s’élever au-dessus des « miasmes morbides » pour entrevoir « les espaces lumineux et sereins ».
En même temps ces efforts me procuraient une étonnante énergie. Energie que je déployais pendant mes cours, alors que je ne parvenais pas à les préparer. Par cette « énergie de l’âme » (c’est ainsi qu’Yves Bonnefoy définit la poésie), je me suis assumée telle que j’étais devenue : un passeur, un humble porte-voix, aidant à pénétrer dans l’intimité des textes. Mes étudiants accueillaient mes cours comme moi j’accueillais les paroles surgissant dans mes carnets. Grâce à la présence des étudiants, à leurs regards, leurs remarques, je croyais voir « circuler la coupe heureuse » (Philippe Jaccottet). Je sentais la présence de l’esprit. Et j’ai assumé mon travail comme pure expérience spirituelle, le gardant très longtemps en secret. Je n’ai rien voulu, j’ai tout reçu malgré moi. INVITA, tel est le titre que je souhaitais donner à mon travail, cet adjectif latin qui me rappelait la préface de Bérénice.

Eugène Guillevic à Paestum (D.R.)

I.L. : Dans un entretien avec Lucie Albertini et Alain Vircondelet, Guillevic, dont vous êtes, je crois, spécialiste, affirmait : « Je me suis toujours étonné des difficultés des croyants à entrer en communication avec Dieu. Pour moi, elle était facile, et encore maintenant, bien que je n’aie pas la foi, je peux avoir cette communication sans problème.
– Tu te mets alors en communication avec qui ?
– Avec le meilleur moi-même, c’est-à-dire avec tout l’autre.
– Maintenant, « ta prière », pour ne pas dire ta contemplation, c’est l’avant-poème ?
– Le pré-poème, oui, l’espace plein de recueillement où l’on sent que les choses viennent. » (Guillevic, Vivre en poésie ou l’épopée du réel – Le Temps des Cerises, 2007).
Votre façon de « vivre en poésie » ressemble-t-elle à celle de Guillevic, qui se revendiquait matérialiste mais proclamait qu’« [i]l n’y a pas de sacré sans poésie, comme il n’y a pas de poésie sans sacré. » ?

E.P. : Votre question me bouleverse parce que je pourrais dire exactement les mêmes mots. J’avais complètement oublié ce livre. Mais il est vrai que j’ai eu le bonheur de connaître Eugène Guillevic et de vivre avec lui et Lucie des expériences inoubliables comme la visite de Cumes, Pompéi, Paestum. Détachée à l’Institut français de Naples, je l’ avais invité ainsi que son épouse, dans le cadre d’un colloque que j’avais organisé pour rendre hommage à son œuvre. J’ai pu ainsi rester dans leur amitié jusqu’aux derniers jours du poète. Oui, pour moi aussi le poème est de l’ordre du sacré. Et ce depuis ma tendre enfance, quand je récitais des vers de Dante avant de savoir lire.
Très tôt j’ai senti le pouvoir de la parole – je dirai du Verbe. Entre le dialecte du quotidien, l’italien officiel, le latin d’église, les poèmes que récitaient par cœur mes parents, mes frères et sœurs me faisaient percevoir l’existence d’une langue mystérieuse, un pur enchantement qu’on n’avait pas besoin de bien comprendre. Seule comptait la musique des mots. Et je me délectais à répéter ce que j’entendais. C’est ainsi que j’ai connu, enfant, le « haut langage » et je ne pouvais que l’associer au sacré.

Eugène Guillevic et Enza Palamara à Paestum (D.R.)

I.L. : L’anonyme anglais chante « l’aveugle élan d’amour ». Et nous lisons dans Ce que dit le Nuage :

« Tendre élan
d’amour
aveugle et ferme
tu mets en mouvement
d’innombrables univers »

Quels sont ces univers ? Ceux de Ce que dit le Nuage sont-ils ceux du Nuage de l’inconnaissance ?

E.P. : Oui, une expression qui revient comme un leitmotiv dans le livre. Je m’en suis emparée parce qu’elle répondait à cet élan que j’éprouvais moi-même à décrypter mes hiéroglyphes. En effet je voyais apparaître tous les univers que visitait mon âme dans son interminable Voyage. Mon âme pèlerine. J’ai vécu dans des lieux très différents, et chacun est devenu un univers à part entière. Ils logent tous en moi. Ce sont des continents d’une même planète. Et cette Présence me donne beaucoup de force, me permettant de m’assumer comme habitante de la Terre. Partout je me sens « chez moi », OIKODE, comme disaient les grecs.

I.L. : Avez-vous continué à dessiner après avoir commencé à écrire ? Le cheminement présent dans le livre est-il surtout celui des dessins ?

E.P. : J’ai toujours écrit. Au début j’écrivais pour apprivoiser la langue française. Mais l’exercice s’est très tôt transformé en journal intime Pendant ma convalescence je dessinais souvent dans mon journal. Quand j’ai commencé les carnets, l’écriture était intimement liée au dessin. C’est ce que j’appelle une « tierce langue », comme si j’avais eu besoin d’inventer une langue toute mienne afin ne pas souffrir de mon bilinguisme. En effet, le cheminement présent dans chaque carnet est celui du dessin né d’un gribouillis. Quand je commence un carnet, je ne sais pas du tout ce qui va advenir ; c’est souvent vers le milieu, ou à la fin que je vois le message qui m’est adressé ; un titre s’impose. Les images, les mots qui les traduisent constituent un récit qui a sa logique, sa cohérence. Oui, le cheminement présent dans le livre est celui des dessins ; il constitue un récit, récit qui s’intègre dans l’histoire ou la fable qui a vu le jour dans la succession des carnets, mais sans suivre un ordre chronologique. Mon expérience s’est vite transformée en une sorte de « mystère », d’épopée antique où je retrouvais les mythes qui m’avaient fait rêver adolescente. C’est ainsi que j’étais tantôt Gradiva, celle qui avance, Isis qui rassemble les bouts épars de son époux, Myrtho la jeune Tarentine, se confondant avec Myrtho l’enchanteresse du « Posillipo altier »… Mes réminiscences littéraires m’aidaient à mieux pénétrer dans la vérité de mon histoire.

I.L. : Les dessins procédaient-ils d’une réalisation automatique, médiumnique ? La figuration était-elle issue d’un nuage de fusain ? Certains m’évoquent parfois des peintures de Marc Chagall ou Odilon Redon. Pour les poèmes, dans le prologue, vous évoquez Philippe Jaccottet ou Yves Bonnefoy. Des peintres jouent-ils le même rôle dans votre activité artistique ?

E.P. : Tous les peintres que j’aime, tous les écrivains que j’ai lus avec passion ont joué un rôle dans mon travail. Mais sans que je m’en rende compte. J’avais « assumé » en moi ce que j’avais compris de leur œuvre, et tout naturellement des réminiscences s’inséraient dans les dessins et dans les mots. Très jeune, j’avais découvert Plotin et cette phrase : « À force de contempler ce qu’elle contemple, l’âme devient ce qu’elle contemple. » Ce que j’ai vécu – et je le dis avec émotion et humilité – c’est une communion avec mes « nobles guides ». Pendant les deux nuits à l’hôpital, Nerval était près de moi.
Par ailleurs mon amour pour la peinture italienne s’est manifesté d’emblée ; la Dame en robe longue – mon âme en fait – me rappelait les Vierges des peintres de la Renaissance ; certaines « visions », quand je les fixais, me faisaient songer à Chagall, à Redon que j’ai toujours aimés tout particulièrement. J’avais beaucoup travaillé sur l’ « ut pictura poesis » et je découvrais dans mes dessins ces « passages secrets entre poésie et peinture ».

I.L. : Ce que dit le Nuage est-il, restera-t-il un livre à part dans votre parcours ? Ou est-ce plutôt une étape dont la suite est déjà en cours d’écriture ?

E.P. : Ce livre est composé de fragments d’un unique travail qui reste inachevé, inachevable. De nombreux carnets ont précédé ces fragments et d’autres se sont succédé ; c’est en dessinant toujours de la même manière que je peux m’exprimer poétiquement, si j’ose dire. Les mots restent la traduction d’une parole chiffrée qui gît tout au fond de moi-même.

Enza Palamara et Eugène Guillevic à Cumes (D.R.)

I.L. : Dans l’entretien déjà cité, Guillevic confiait aussi que, pour lui, face à l’angoisse et à sa violence intérieure, « [l]a poésie, c’était la touffe d’herbe où s’accrocher ». Pour vous, la poésie, le dessin sont-ils des « touffes d’herbe » ou plus que cela ?

E.P. : « la touffe d’herbe où s’accrocher » !
Je pense à ces vers :

« Pas un brin d’herbe
Qui n’ait besoin
De quelque chose
Comme d’une épaule »

Cher Eugène Guillevic ! quel bonheur de t’avoir connu ! Et tu avais senti notre proximité.
Je rêve d’écrire un livre dont le titre serait « La plume et le brin d’herbe ».
Mais la poésie, le dessin, bien que ma planche de salut pendant des années, sont aussi pour moi l’expression de ma joie d’être au monde. Je ne cesse de rendre grâce pour avoir reçu cette donation et mon désir le plus fort a été de célébrer le monde et ses beautés ; de rendre « hommage à la vie », comme le dit un très beau poème de Supervielle, par lequel j’aimais commencer mes premiers cours en début de carrière. S’attacher aux « mots qui font vivre », « choisir les moins beaux pour leur faire un peu fête »… Oui, la poésie, l’art en général ont toujours été pour moi une fête. Et je songe soudain à ces mots d’André Masson :

Artistes, préparez-nous des fêtes !

Ce dessin, je l’ai fait juste avant la mort de mon cher Eugène. Et je venais de trouver un de ses derniers poèmes que j’ai recopié sur mon carnet. Le dessin évoque le roc de mon enfance.

BIO-BIBLIOGRAPHIE

Après une enfance italienne, Enza Palamara est arrivée en France à l’âge de 12 ans. Son apprentissage de la langue française fut rapide.
Elle fit des études classiques au Lycée Masséna de Nice.
Elle obtint le CAPES et l’Agrégation de Lettres.
Elle a enseigné la langue et la littérature française de la 6ème à l’Université, en passant par un détachement à la Mission universitaire à L’Etranger (Institut français de Naples).
Sujet de ses recherches : Bonnefoy et la peinture de Paysage. Elle est passionnée, depuis sa découverte de Baudelaire, par la correspondance entre les arts.
Son sujet de cours à l’université de Tours : Rapports entre Poésie et Peinture.

Publications :

  • Rassembler les traits épars – Éditions Orizons, 2008.
  • Des vols qui ont abouti, èd La Centaurée 2012
  • La gloire d’être – Édition La Centaurée,2012
  • Ce que dit le nuage – Éditions Poesis, 2020
  • En quête du Lieu – Éditions de l’Andriague, 2020

Sur internet :
Pour découvrir comment est né le travail d’Enza Palamara :
Film de Jacques Burtin :LES CARNETS D’ENZA
https://www.jacquesburtin.com/Sources Palamara.htm
(il suffit de taper sur Google :Les carnets d’Enza)

Entretiens :
Sur le film :
https:www.jacquesburtin.com/Source.htm
Entretien paru dans la revue Souffle inédit :
Entretien avec Enza Palamara - Souffle inédit (souffleinedit.com)

Entretien paru dans la revue Souffle inédit :
https://souffleinedit.com/critique/enza-palamara-j’ai-vécu-une experience-poétique-dans -l’acte-même-denseigner-hyacinthe/


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