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Autour du feu, F. Delorme et F. Saint-Roch, Deuxième partie, chap. 7, « On reprend »...

samedi 13 avril 2024, par Florence Saint Roch

FD : Au début du Discours des misères de ce temps, voulant évoquer les difficiles
problèmes religieux et politiques des années 1560, Pierre de Ronsard écrit :

Madame, je serois ou du plomb ou du bois,
Si moy, que la nature a fait naître François,
Aux siècles advenir je ne contais la peine,
Et l’extrême malheur dont notre France est plein

Beaucoup des poètes devenus suffisamment intemporels pour être vécus comme très proches aujourd’hui, lus encore passionnément par toi ou moi et d’autres, furent souvent (pas toujours, mais si souvent) très engagés dans les luttes de leur temps, que ce soit des luttes politique, philosophiques ou des luttes esthétiques. Même s’il n’en est pas directement question dans la poésie que nous lisons (les Discours de Ronsard ne sont plus très lus, mais ils importaient beaucoup pour lui et dans les débats de son époque), ils étaient « de leur temps ». Dante ne fait bien sûr pas exception à ce qui me semble une forte tendance, sinon une règle. J’y vois même des raisons. Il faudrait sûrement être au plus vif de la vie dans laquelle nous écrivons et qui est celle qui nous nourrit intellectuellement dans son « partage sensible » pour être plus à même d’en ressentir les trames atemporelles et alocales et de les exprimer (les découvrir, en somme), pour dépasser ce qui datera bien vite dans une écriture moins ouverte, moins perméable à ce qui arrive au moment où ça arrive. Le poème de Mandelstam sur Staline n’est pas le plus beau poème de Mandelstam, c’est certain, mais il fait partie de son être au monde, d’une compréhension si fine qu’elle se déborde, si atemporelle justement. Et dans les poèmes d’Akhmatova qui traitent si souvent de détails du présent quotidien le plus douloureux, qu’est-ce qui me touche tant aujourd’hui ? Qu’est-ce qui résonne, qu’est-ce qui dépasse la sphère des problèmes esthétiques, politiques, intellectuels et moraux de son époque et de son pays ? Qu’est-ce qui était contemporain, qu’est-ce qui reste contemporain ? Qu’est-ce qui devient contemporain ?
Ce qui nous émeut ou pas dans la poésie contemporaine nous meut dans la vie d’aujourd’hui, que ce soit par attirance ou par rejet. Je trouve normaux accointances et refus. C’est la vie même et ces assentiments et dissentiments devraient d’ailleurs être plus sujets à débat pour s’enrichir réciproquement. Et, dans la poésie d’hier, tu ne retiendrais pas tout non plus, tout ne t’intéresse pas, sans compter la sorte de tri qui se fait tout seul, ce qui ne veut pas dire qu’il n’y ait pas beaucoup de perte malgré tout et peut-être aussi des valeurs figées que nous n’interrogeons plus assez.
J’ai tendance à penser que nous n’avons pas vraiment le choix, nous sommes obligés d’aller au charbon.
Aujourd’hui comme hier.
Je peux cependant moins m’appuyer sur ce qui fut écrit, chanté, dessiné, filmé même, dans le passé, pour faire face plus particulièrement à ce qui arrive – en matière de problèmes écologiques – et se révèle sur bien des points, à proprement parler, absolument inouï ! Cette expérience est difficile, j’ai parfois l’impression de devenir orpheline.

FSR : Aller au charbon, oui (quoiqu’il faille résolument oublier les énergies fossiles !), et comment ! Mais comment ? L’élan et la conviction supposent aussi d’être au clair sur les modes de résistances à engager. Que mettre en œuvre, de quelle manière s’y prendre pour contrer un tant soit peu « l’extrême malheur » dont notre monde (la formule « notre France » de Ronsard n’est-elle pas désormais trop étroite, et, qui plus est, chargée de relents nauséabonds) est plein ? Les heurts et malheurs nous engagent-ils à produire des heurts à notre tour (mais de quelle nature alors ?), les secousses nous engagent-elles à secouer encore plus fort ?
Lors de rencontres ou de salons, j’écoute et regarde tels poètes lire leurs textes : des poèmes polémiques, engagés, comme on dit. Et en effet, les auteurs sont engagés pleinement dans leur lecture, souffle, voix, poumons, ventre, chemise mouillée, tout le corps engagé, sans ménagements, dans cette aventure de la parole faite colère, révolte, lutte, résistance, cris parfois. Rythmes et scansions sont au rendez-vous, choc des mots, levée des images, résonances, tambours et cymbales. La performance fait son effet : les spectateurs/auditeurs en chair de poule, plein la vue, plein les oreilles, habités par la voix et les sons – et je ne peux m’empêcher de penser : amateurs captivés, mais aussi captifs, séduits, galvanisés et, quand la lecture s’achève, parfois un peu hébétés, certains s’émouvant de s’être ainsi laissé prendre, ou regrettant la violence de la proposition. Le moment était fort, rien à redire, la transe vite propagée. Et puis après ? Chacun reprend ses esprits, et le fil de sa vie. Qu’est-ce qui a changé, qu’est-ce qui va changer ? Le rapport de certains à la poésie – l’idée qu’elle peut participer au débat, aviver des prises de conscience, à tout le moins, quand elle relève du spectacle, faire passer un bon moment ? La vague de contestation, quant au choix de S. Tesson comme parrain du Printemps des poètes, a fait apparaître bien des problématiques innervant le champ poétique : la façon dont on présente/se représente poètes et poésie, quelle place on leur assigne au jour d’aujourd’hui, quelle voix on leur donne au chapitre, comment on pense l’articulation du poétique et du politique. Et selon quels degrés d’évidence ou de transparence on choisit d’écrire et de travailler – je veux dire : comment rendre le caractère politique de tel poème palpable, si, de prime abord, il ne s’affiche pas comme tel ? Comment engager le lecteur, le faire travailler à son tour, dans tel ou tel mode de lisibilité – quelle voie ouvrir, quelle perspective dessiner ?

F.D : Aïe Aïe Aïe, de plus en plus difficile de répondre, de reprendre la main ! Je vais essayer de faire ça point par point.
Je comprends tes réticences. Mais la France existe encore, entité qui prend des décisions sur lesquelles je n’ai pas ou si peu de pouvoir. Elle a été et elle est par exemple à l’origine de nombreux problèmes en tant que puissance coloniale et ça me regarde : je suis très mal à l’aise d’autant plus que je profite de tous ces rapports de pouvoir qui n’en finissent pas d’être reconduits sous des formes multiples, y compris dans l’organisation intérieure du pays. Ça me regarde, même en tant que poète (surtout en tant que poète !). Je me souviens d’André Césaire, de Véronique Tadjo et de tant d’autres ... Et « l’extrême malheur » est celui que l’on subit, certes, mais aussi celui que l’on produit. La poésie a poussé des questions essentielles sur ces terrains qui m’importent, je songe à l’instant à Frank Venaille et à l’importance de sa poésie. Il faudrait le relire, le relire encore. Prendre la mesure de notre infirmité.

On a toujours été le soldat Wozzeck. Là. Je veux dire qu’une insupportable angoisse nous a toujours habités. L’angoisse d’être son propre bourreau.[...] On a peur de tout. On devient telle une bête noire que je vis prisonnière dans le continent de neige. Ce n’est pas vrai que le soldat soit capable de prendre seul sa décision. Ce n’est pas vrai. La chose nécessite d’autres forces. Elles arriveront d’elles-mêmes. Tout l’annonce depuis toujours, peut-être même depuis l’enfance. On redevient le soldat Wozzeck. Celui qui se trompe d’ennemi.
(Frank Venaille /Capitaine de l’angoisse animale)

Je m’accorde pour poser des questions avec toi sur la mise en spectacle, en lectures révoltées qui emmènent l’auditeur dans des états qui ne le changent pas vraiment, même s’il est bouleversé. Je pense que nous touchons là le problème de la consommation en général, que ce soit en lectures individuelles (un livre après l’autre, sans cesse et sans repos !), en lectures publiques, en mise en spectacle (toujours plus), en ateliers d’écritures même accointés avec un atelier de lecture et de critique comme j’essaie d’en instaurer pour leur assurer une durée, comme un rempart fragile. Tout va se perdre dans le grand flux marchand. Grand flux cosmique ? Parfois, je pense que d’avoir opté pour le changement absolu et systématique comme valeur civilisationnelle suprême nous a jetés dans le grand mouvement insensé originel, chaos et tourbillons que les civilisations et sociétés précédentes se sont efforcées de retenir, de réguler. JE NE SAIS PAS QUE FAIRE. Le degré d’évidence des poèmes divers comme leur force d’ébranlement est riche en découvertes. Il est donné forme à des creusements nécessaires, quelque chose réfléchit, se réfléchit. Mais quoi ? Qu’activer ? Que retenir ?

Le problème de la violence est un problème insoluble. J’ai toujours pensé que les secousses réellement profitables étaient celles qui réussissaient à changer la langue pour qu’elle nous forme autrement, nous libère plutôt qu’elle nous empêche, et quand je dis « nous libère », je veux dire qu’elle nous aide à trouver quel type de devoir nous incombe réellement. Par exemple, j’aime bien le titre de cet essai de la sociologue Geneviève Pruvost : La subsistance au quotidien. Il bouge les lignes. Il ne s’oppose pas au mot « résistance », mais le nourrit, et comment ! Il faut pour cela sûrement pousser la langue dans ses retranchements, sûrement. Celles et ceux qui écrivent et lisent des poèmes ne peuvent que suggérer en tâtonnant de nouvelles perspectives, en faisant (des poèmes, des lectures), en interrogeant (en acceptant le jeu des remises en question critiques, ce qui est loin d’être acquis en tant que principe !), en contestant (« l’affaire » Sylvain Tesson fait partie de ce jeu tout en posant aussi le problème des dérives numériques et du manque de visibilité d’un réel débat), en continuant à écrire :


Sur la planète si ancienne

on ne voit plus rien

plus une cicatrice,

lisse refermée

des photographies des appareils

de tous côtés

Ils continuent à tirer

mes amis morts depuis

retour brutal

élastique

chambre obscure murs recouverts

opaques seul l’entrebâillement de la porte

laisse passer un peu d’air

Fabienne Courtade (revue animal, hiver 2023)

Je montre notre échange à mon compagnon qui me dit qu’il a l’impression que nous tournons en rond et que nous devrions, comme Villon et Ronsard le firent en leur temps, nous adresser à un futur humain. D’une certaine manière, je partage cette impression. Et pourtant, et pourtant, parfois on se perd longtemps, mais c’est pour chercher ! Je m’avise soudain que je peux comprendre autrement cette phrase de Rimbaud que j’ai toujours imaginée tranchante et tranchée, comme une catastrophe annoncée : « Ce ne peut être que la fin du monde, en avançant ». Oui, mais de quels mondes ? De quel monde s’agit-il ? De quelle fin parlait, de quelle fin parle Rimbaud ? Qu’est-ce qui pourrait s’ouvrir là et ne serait pas un abîme ?


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