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Un entretien avec François Thiery-Mourelet autour de « Crâne-caverne » par Mathias Lair

jeudi 1er mai 2025, par Cécile Guivarch

 
Mathias Lair : À première vue, voici un livre empreint de désespoir…
François Thiery-Mourelet : Un peu de désespoir, un peu d’humour, un peu d’abandon…
Il y a quand même des tonnes de raisons pour ne pas être optimiste, pour rigoler et pour se
laisser couler…

ML : En effet, on ne rit pas toujours. Mais ça coule : il me semble que dans ce poème il y a quelque chose d’un flux ; d’un flot ; d’un « lâcher tout ». On pense au comte de Lautréamont mais surtout, sous ce pseudonyme un peu ronflant, à Isidore Ducasse, à ses monstres, à leur véhémente profusion…
FT-M : Par les outrances et les invraisemblances qui font la force de son univers, Lautréamont a forcément et durablement influencé l’adolescent que j’étais. Évoquer Les Chants de Maldoror, c’est accepter l’idée que la littérature en général et la poésie en particulier vont au-delà de la normalité, dans le fond comme dans la forme.

ML : Outrances et invraisemblances : oui. Voilà des qualificatifs dont j’ornerai bien vos poèmes. À titre d’exemple pour les lecteurs :

Dans la moiteur et l’obscurité, les chimères naissent,
Monochromes, à vivre comme les protées,
Salamandres cavernicoles dont la peau translucide
Ressemble à des humains, absorbe la lumière.

Ou encore :

Objectivement, les êtres fantastiques existent.
Ils sont fleur immaculée à racines carnivores,
Cheval écarlate à cou de girafe déglinguée
Mais aussi pied abandonné, pupille lointaine

Au-delà de la normalité, dites-vous. Vos poèmes m’ont également évoqué cette phrase de Goya, que je préfère reprendre en espagnol : El sueño de la razon produce monstruos. Vous avez d’ailleurs écrit un roman, où la raison du personnage principal semblait vacillante.

FT-M : Il y a trois écueils : l’objet (le monde), le regard (comment on le perçoit) et la parole (comment on le transpose). Le monde bouge dans toutes ses dimensions : la matière (qui se déforme selon trois axes), le temps (qui se déforme selon un axe supposé) et la vitesse de déformation. La perception est toujours subjective. Et la transposition est forcément fragmentaire et fugace. À ces trois écueils et sans parler des sentiments ou des sensations, s’en ajoute un quatrième, le doute. Il est permanent, il devient un monde sur lequel s’exerce, à son tour, le doute. N’oublions pas, un aspect primordial : la lumière. Un objet n’est jamais éclairé de la même façon. Cette lumière, qui définit l’objet, le déforme ainsi que notre perception.

Dans « Kolère », le roman auquel vous faites référence, le narrateur — un psychiatre-détective — explore les « limites », les siennes, celles de ses collègues et celles de son patient, peut-être au prétexte que les frontières de la perception, de la compréhension et de la mémoire permettraient d’appréhender une réalité. Hélas, tout bouge, les bornes aussi. Pour effleurer une éventuelle vérité, le chercheur et l’artiste — poète, peintre, sculpteur ou autre — sont à la recherche de ces limites, quitte à se mettre eux-mêmes en danger. L’image du poète ou du chercheur maudit — qui peut sembler surfaite, mais toute représentation ne se déforme-t-elle pas ? — découle de cette exploration des limites. L’estampe de Goya El sueño de la razon produce monstruos et son titre, qui sont sujets à plusieurs interprétations, toutes possibles, illustrent bien ce vertige.

ML : Il me semble que vous éclairez là parfaitement votre art poétique ; ou plutôt sur quelle vision du monde il se fonde. Donc, paradoxalement, le hors-norme que vous évoquiez renvoie alors à un souci de vérité ; voire de naturalisme ? Comme si votre hubris poétique, ce côté débridé de votre écriture, renvoyait à une chaotique et dangereuse générosité du monde.
Je pense alors à la « volonté de puissance » de Nietzsche, que l’on traduit malheureusement ainsi, alors qu’elle décrit plutôt une pulsion créatrice, dont l’image pourrait être celle de la force de la sève qui dresse le pommier, cet arbre que vous nous donnez à voir dans plus d’un poème.

FT-M : Je me méfie de la philosophie en général et des idées en particulier, peut-être parce qu’elles ne laissent pas beaucoup de place au doute, peut-être parce qu’elles sont sujettes à malentendu. Dans Proverbes et métaphores, un homme explique cette impuissance à la manière d’un poivrot :
« Les proverbes et les métaphores, le type, il se retient de les dérouler dans la crainte qu’on lui reproche de confondre les cadors, les enterrements, les phares, les boursouflures, les patates et les tocards. Alors, le type, c’est au fond de sa poche qu’il enfourne ses formules. S’il te plaît, aubergiste, sers-moi une petite phrase, j’ai soif. »
Comme vous le soulignez, la force d’un poème devrait être celle d’une montée de sève… ou de lait. Une puissance naturelle, incontrôlable, évidente, magnifique. Un poème appréhende une parcelle fugace de quelque chose. En superposition de calques, les poèmes effleurent un état sensoriel qui serait indescriptible autrement.

ML : Pourtant, quand vous évoquez vos trois écueils, autour de l’objet, du regard et de la parole, quand vous affirmez que toute perception est subjective, je trouve que vous énoncez des idées philosophiques !
D’ailleurs, vous n’êtes pas seul à philosopher, votre hémiptère aussi, dans un des textes en prose qui scandent votre livre :

Il maugrée vaguement contre la philosophie qu’il trouve aussi pénible que les échassiers dans le ciel, car celle-ci s’attacherait d’abord aux causes, rarement à la fonction. Or, selon lui, la sensation précède la pensée.

Il ajoute qu’on ne peut comprendre « la moindre forme de réalité si on élimine un phénomène qui n’appartient pas au domaine de la pensée » Je commenterai son propos en disant que par ces mots il énonce une pensée ! »

Précisons que votre énigmatique hémiptère est un ordre d’insecte dont la première paire d’ailes est transformée en élytre. Vous déroulez d’ailleurs tout un bestiaire fabuleux. Au fil des pages, on rencontre diverses larves et chrysalides, un cheval écarlate à cou de girafe, une mygale, des oiseaux voraces, divers ectoplasmes, des rats, des oursins, des escargots … Sous ces différentes figures, voilà une métaphore qui persiste et insiste ! De quoi ou de qui serait-elle le nom ?

FT-M : Dire qu’il n’y a pas une petite symbolique cachée par-ci, par-là serait mentir. À chacun de s’approprier les personnages de ce bestiaire où les « types » fréquentent des volatiles ou des insectes. À quelques exceptions, ils sont rarement un « je ». Dans le poème « Je me baignerai dans la Meuse, éblouissante et sauvage », le narrateur ne peut être moi (le François qui vous répond), puisque je suis loin d’avoir cent ans. Dans «  Le pommier  », il s’enkyste, se végétalise pour disparaître, impuissant. Et, dans «  Mon haleine sur ta nuque  », « je » n’est ni un animal, ni un humain, ni même un dieu. Vous qui avez la gentillesse de me lire avec attention, vous êtes cette salamandre, cet ectoplasme, cet oursin. Ne le ressentez-vous pas ? Pour partager ces sensations sans doute bizarres et tellement universelles, je tords l’écriture jusqu’à la rendre, elle aussi, monstrueuse. Elle passe du flot au cisaillement par des raccourcis ou des métaphores. Rien n’est hermétique. Je tiens à ce que cette musique reste harmonieuse.

ML : J’ai également apprécié le texte qui a donné son titre à votre recueil. Votre mot composé de crâne-caravane allie le dedans au grand dehors : sous le désespoir du dedans on entend le grand souffle du dehors, voilà ce que vous en écrivez :

Son crâne est une caravane fatiguée qui fait celle qui a voyagé à travers le monde et reste parmi d’autres carcasses dans un quasi-cimetière où planches, tôles et bâches comblent déchirures, fuites, froissages.

J’en resterai à cette ambiance de port laissé à l’abandon, j’aimerais citer le texte en entier, mais je laisse au lecteur le bonheur d’en découvrir la suite…

Crâne-caverne suivi de Écorces déployées dans la nuit, François Thiery-Mourelet, éd. Sans Escale, 2025, 15 €


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