Chère Cécile, avec Premières à éclairer la nuit, tu as écrit un livre vraiment singulier en prêtant ta plume à quinze femmes poètes du XXème siècle. Elles écrivent chacune une lettre à une mère, un mari un amant, un fils, elles racontent un épisode de leur vie, confient leurs sentiments. C’est leur voix et pourtant c’est toi qui écris. Je suppose tu les as lues et peut-être relues. Elles t’ont surement, chacune à leur manière, bouleversée. Elles ont dû faire résonner, surgir, remonter des choses en toi pour te sentir aussi proche d’elles au point de leur prêter ta plume. Quelle a été la nécessité d’écrire ce livre ? .
On peut dire qu’on n’écrit pas un livre (ou un poème), mais que c’est en quelque sorte lui qui nous écrit. Ce que je veux dire, c’est que le projet de départ n’était pas du tout celui-ci. Il était extrêmement ambitieux, trop, sans doute, et c’est pour cela que j’ai fini par y renoncer. Je me suis interrogée sur ce qui faisait, à mes yeux, la singularité de la poésie écrite par les femmes, et j’avais initialement l’intention d’embrasser toute cette poésie, de Sapho jusqu’à Janet Frame. Mais j’avais beau retourner cette problématique dans tous les sens, il ne s’en dégageait rien de suffisamment solide et cohérent pour nourrir une réflexion structurée. Pourtant, cette question ne cessait pas de me hanter. J’ai réalisé, en regardant la liste de toutes ces femmes poètes que j’avais établie, que beaucoup avaient vécu au XXe siècle. Et que c’était précisément elles que je lisais et relisais le plus depuis toujours. C’est ainsi qu’a germé ce livre sous cette forme nouvelle. Je suis convaincue que, dans un parcours de lecture, on finit par tisser des liens avec quelques auteurs, qui nous accompagnent. Leurs livres, leurs poèmes creusent plus profond en nous et laissent un dépôt qui nous nourrit et croît en nous. C’est à cette nécessité-là que répond ce livre. Dans chacune d’elles, j’ai reconnu quelque chose de moi. J’ai d’abord été sensible à leur écriture, à leurs lettres, leurs poèmes. J’y retrouvais un élan vital et dans le même temps, une fragilité dans lesquels je me reconnaissais. J’aime beaucoup cette façon qu’a Anna Akhmatova de dire que la poésie consiste à mettre à la main gauche le gant de la main droite. Autrement dit, c’est un léger décalage, une infime transgression par rapport à la réalité, dans sa normalité. En lisant chacune d’elles, je les voyais enfiler ce gant de la main droite sur leur main gauche, et j’avais l’impression de faire la même chose. C’était comme un signe ou un signal. En me plongeant dans leurs biographies, ce lien que je ressentais intuitivement s’est renforcé. En chacune d’elle, j’ai retrouvé quelque chose de moi. Cela peut être aussi infime que le goût d’Edith Södegran de grimper sur les toits ou bien le fait de ramasser des galets et des morceaux de bois comme Ingrid Jonker. C’est tout cela, ces interrogations, ces signes de reconnaissance, cette foi dans la vie, cette angoisse face à la vie, cette attention aux êtres et aux mots, qui a fini par germer en moi. Et c’est ainsi que je définirais la nécessité à laquelle ce livre a répondu.
J’ai été touchée de mon côté par le fait que ces femmes ont traversé le siècle de tes parents, de tes grands-parents et que ce siècle avec tout ce qui a pu s’y produire, nous coule dans les veines. Est-ce que je me trompe en disant cela ? Parle-nous de ce qui nous a été transmis par nos aînées, de comment ces femmes à leur manière y participent, de comment ont-elles marqué leur siècle. Crois-tu à la psycho-généalogie ? Et comment peut-on l’inscrire dans la poésie ?
Je crois beaucoup à la psycho-généalogie, à cet héritage parfois inconscient dont nous sommes les porteurs. Tu as aussi beaucoup évoqué tes ancêtres dans tes livres ! Il y a bien sûr les traditions orales propres à chaque famille, mais il y a également des sortes de non-dits que l’on ressent intuitivement, qui sont peut-être des projections, mais qui n’en correspondent pas moins à une forme de réalité, à une possibilité du passé dont nous sommes les dépositaires.
Je disais que j’avais été frappée par l’extraordinaire prolifération de femmes écrivant de la poésie au XXe siècle. Une telle floraison de femmes écrivains ne s’était rencontrée, sauf erreur, qu’au Moyen Âge. Le surgissement de toutes ces voix féminines m’apparaît comme une forme d’émancipation non concertée, quelque chose non pas d’idéologique, mais d’irrépressible, qui déborde de toutes parts. C’est en cela que peut-être je m’écarte d’un certain féminisme androphobe. Ces femmes ne sont pas dans la revendication ni dans l’affrontement, elles sont dans l’affirmation, et dans une affirmation inexpugnable. C’est ce qui me fascine profondément chez elles. Je crois que ce surgissement n’est pas uniquement lié aux horreurs dont le XXe siècle a été prodigue, plus que n’importe quel autre siècle. Mais que ce cortège d’abominations a pu servir de catalyseur. Or, ce que j’aime dans l’œuvre et la vie de ces femmes, c’est qu’elles proposent une autre voix. Un autre récit. Et que celui-ci apparaît véritablement pour la première fois à ce moment-là. Il marque un tournant et la genèse d’une autre approche de l’écriture et de la vie.
Avec ce livre, tu as écrit à propos de faits, d’événements que tu n’as pas toi-même vécus. Comment fait-on pour écrire ce qui ne nous appartient pas ? Pour écrire l’intime de ces femmes lorsqu’elles évoquent tragédie de la vie et résilience ? Pouvons-nous dire que nous vivons, ressentons de la même manière ? Par ailleurs une partie des femmes que tu as rassemblées se sont suicidées, ont eu une histoire tourmentée. Je ne sais pas si c’est un hasard ?
On connaît la célèbre formule (vraisemblablement apocryphe) de Flaubert : Madame Bovary, c’est moi. Le propre de la fiction c’est d’écrire sur ce que l’on n’est pas, sur ce que l’on n’a pas vécu. Ces quinze lettres sont très solidement étayées par une lecture minutieuse et sensible de leur œuvre poétique, de leurs correspondances et journaux, de leurs biographies et de quelques témoignages extérieurs (mais en somme très peu, car je voulais rester en quelque sorte en elles). Mais c’est la matière première, dont je tire quelque chose de plus personnel. Par exemple, si je prends le chapitre concernant Akhmatova. Le point de départ, c’est ce qu’elle raconte en quelques lignes au début de Requiem. La façon dont les autres femmes attendant devant la prison où est enfermé un des leurs, l’ont reconnue, alors qu’elle était interdite de publication depuis des années. Cette scène, je la voyais littéralement. C’est le début de la pelote, et ensuite, je tire le fil. Je ne prétends pas être elles quand je les fais parler. Disons plutôt que je suis moi en elles, et qu’elles sont elles en moi. Je n’ai, Dieu merci, pas vécu toutes les épreuves qu’elles ont traversées. J’ai eu, comme tout le monde, mon lot, plus personnel. Et je crois que ce qui m’a aidé à sentir plus ou moins comme elles, c’est le fait d’avoir grandi dans une famille presque exclusivement constituée de femmes. Sans doute que cela a développé en moi une forme d’acuité intuitive. Quant au fait que nombre d’entre elles se sont suicidées, c’est une question que l’on m’a posée quelques fois. Il n’y avait rien de délibéré de ma part. C’est factuel. Mais aussi étrange que cela puisse paraître, ce n’était pas essentiel à mes yeux. L’essentiel était pour moi cet alliage entre élan vital et fragilité dont j’ai déjà parlé, et qui constitue l’ossature de leur œuvre et de leur vie.
Parmi les femmes, toutes sont étrangères, aucune Française. Comment expliques-tu cela ?
Là encore, il n’y a rien eu de délibéré. Il n’y a pas non plus de Hongroise. C’est un simple hasard. Mais peut-être que l’inconscient était aux commandes. Peut-être que le fait que toutes ces femmes ne parlaient et n’écrivaient dans aucune de mes deux langues m’a rendu la tâche plus facile, plus naturelle. Je ne les lisais – même si je parle anglais et espagnol – qu’en traduction, en grande partie. Et sans doute était-ce nécessaire pour que je puisse en quelque sorte les traduire dans ma voix.
Je suppose que d’écrire ces femmes requiert une bonne connaissance de leur vie, de leur œuvre, de leur manière d’être. Peux-tu nous parler de comment tu as rassemblé tout cela, de comment tu as procédé pour écrire un portrait de chacune ? À quand remonte ta fascination pour elles ?
J’ai en effet beaucoup lu, je les ai d’abord beaucoup lues, elles. Puis quand j’ai commencé à trouver la forme du livre, j’ai accumulé du matériel biographique. Ce qui m’intéressait, c’était les détails. De connaître les compositeurs préférés de la mère de Tsvetaïeva, par exemple. De m’intéresser au parcours cinématographique de Forough Farrokhzad et de prendre le temps de trouver et de regarder cet unique film qu’elle a réalisé, dans une léproserie. D’imaginer à ma manière le dialogue entre Nelly Sachs et Selma Lagerlöf, qui me renvoyait à ma lecture émerveillée, fillette, de Nils Holgersson. J’ai pris des notes. Quand un détail me paraissait significatif, vivant, je m’empressais de le consigner. C’était comme de rassembler les carreaux d’une mosaïque. Et puis, m’est venue ensuite l’idée d’intégrer dans chaque lettre des extraits de leurs vers, de leurs correspondances ou leurs journaux. J’avais ainsi, pour chacune, une liste de petits bouts de phrases que j’aimais beaucoup. Je ne les ai pas tous utilisés, cela va de soi. Mais quand j’écrivais sur l’une d’entre elles, je ne pensais plus qu’à elle, que par elle. J’avais devant moi ces notes biographiques, et ces bouts de vers. Il fallait d’abord trouver à qui chacune d’elles allait parler. Pour certaines, c’était très facile, comme par exemple Ingeborg Bachmann ; il était évident, d’emblée, qu’elle s’adresserait à Paul Celan. Mais si je prends quelqu’un comme Janet Frame, que je lis depuis tant d’années, dont j’ai traduit toute la poésie, eh bien, j’ai longtemps cherché à savoir à qui elle allait s’adresser. Car, soit dit en passant, il s’agit plutôt d’adresses que de lettres, dans mon esprit. Je fréquente ces quinze femmes depuis plus ou moins longtemps. Par exemple, Akhmatova, Tsvetaïeva, Nelly Sachs, Gabriela Mistral, Alejandra Pizarnik, Karin Boye, je les lis depuis pas mal d’années. Janet Frame, je l’avais découverte grâce au film de Jane Campion, Un ange à ma table. Anne Sexton, j’ai toute son œuvre poétique en anglais, et je la relis dans les traductions françaises toutes récentes. Depuis quelques années, je me suis plongée dans Forough Farrokhzad, et la dernière de mes découvertes, la plus récente, qui remonte à peut-être deux ou trois ans, c’est Gertrud Kolmar. Mais il y a aussi des femmes que je n’ai pas pu inclure, comme Kathleen Raine, Else Lasker-Schüller, Ilse Aichinger, etc., alors qu’elles représentent autant à mes yeux. Pour celles-ci, je n’ai tout simplement pas réussi à les faire parler.
Tu indiques dans la préface que tu as recherché ce que ces femmes avaient en commun ? Quelle est ta conclusion ? Qu’est-ce que l’écriture de ce livre t’a révélé de ces femmes ? Et de toi-même ?
Je pense que le rapport au monde, à la vie, aux êtres, et donc à l’écriture ou à l’art, est fondamentalement différent chez les femmes. Ou plutôt, physiologiquement différent. Le fait que notre organisme soit soumis à un cycle inscrit inconsciemment la femme dans une dimension cyclique du temps, qui est le temps naturel. Au risque de me répéter, le temps linéaire est celui de l’histoire – ou de la religion. Il y a donc chez la femme, dont le corps est plus présent à elle-même que chez un homme, un rapport plus direct, plus physique à la vie. La femme qui écrit n’est pas encombrée par un excès de cérébralisation qui peut souvent couper l’homme de la matière brute et vive. Je crois que ce que ces femmes ont en commun, et ce que j’ai de commun avec elles, c’est cet influx et cet afflux qui les animent, qui les traversent, avec lesquels elles sont incapables de tricher. Qu’elles ne contournent pas, mais au contraire qu’elles assimilent, qu’elles s’approprient et savent restituer par un maniement, un agencement des mots et des images qui leur est propre. Je ne cherche évidemment pas à opposer une écriture féminine à une écriture masculine. Je défends davantage l’idée d’un enrichissement et d’une complémentarité.
Evoquons la forme que tu as choisie : des lettres, l’emploi de la première personne. Est-ce que cette forme s’est imposée ? Est-ce une manière de mieux entrer en chacune d’elle dans leur monde ? Pourquoi pas un simple récit ? Ou une lettre de toi à chacune ? Est-ce que la forme n’était pas risquée ? As-tu parfois douté ?
Comme je l’ai dit, j’ai davantage pensé cela comme des adresses que comme des lettres. Pour moi, il s’agissait plutôt de faire entendre leur voix, je voulais qu’il y ait dans ces monologues une forme d’oralité qui les rende plus sensibles. La solution de facilité aurait sans doute été de m’adresser à chacune d’elles. Mais cela n’aurait eu qu’un intérêt limité. Ce n’est pas de moi que je voulais parler, même s’il y a quelque chose de moi en chacune d’elles, un élément personnel, intime serti dans chacun de ces « chapitres », comme je l’ai fait pour leurs vers. Je voulais les faire parler. Je voulais que ce soit elles qu’on entende. En quelque sorte, cela s’apparente au travail du traducteur. Il prête sa voix et s’efface. J’ai essayé de faire de même. Bien entendu, c’est moi qui écris, mais quand on lit l’adresse de Sylvia Plath, je suis heureuse si on me dit qu’on l’a entendue elle, et qu’on avait presque fini par oublier que c’était moi qui écrivais. Je n’ai évidemment pas fait un « à la manière de ». Je n’ai jamais cherché à imiter leur style, j’en serais incapable. Mais avec cet alliage dont je parlais, avec ces notes biographiques et ces bouts de vers, je me sentais comme habitée, littéralement, quand j’écrivais. Je n’ai pas choisi de façon réfléchie cette forme. Quand j’ai commencé, je ne savais pas encore exactement où j’allais. Je me suis laissée guider. Une fois la forme trouvée pour la première, il n’était plus question d’en changer. J’avais trouvé l’unité de ton. Je ne savais pas si cette forme parlerait au lecteur, mais je ne l’ai pas trouvée risquée pour autant. C’était un geste de gratitude et d’humilité de ma part. Le doute n’y avait pas sa place. Quand j’écrivais un de ces « chapitres », j’étais complètement habitée. C’était presque une forme de transe, comparable à celle que l’on vit lorsqu’un poème ancré dans l’inconscient doit se former et s’exprimer. Sitôt que je savais à qui chacune d’elles s’adressait, quelle était l’image de départ, je savais où j’allais. J’avançais comme si chacune d’elles me tenait la main, et comme si je dialoguais avec chacune d’elles plutôt que je n’écrivais sous leur dictée.
Tu écris « écriture de femmes et non pas féminine » : quelle différence selon toi entre ces deux formulations ?
Je n’adhère pas complètement à un certain discours féministe actuel, qui me semble construit sur un affrontement, un refus. J’aime chez ces femmes leur façon d’être amoureuses, d’être malheureuses en amour, leur lien parfois compliqué avec leur père, leur fils, leur amant. Je veux dire par là que les hommes qui ont traversé leurs vies, même si elles ont eu à en souffrir, ne sont pas des ennemis. Je préfère parler d’une écriture de femmes, parce que je veux éviter une sexualisation trop tranchée de l’écriture. Ce sont des femmes qui écrivent, c’est factuel. Personne ne peut le nier. Mais parler d’une écriture féminine serait une assignation à un sexe qui aurait quelque chose de réducteur, et qui ne rendrait pas justice à la puissance, à la liberté, à ce que ces femmes et leurs œuvres ont d’indomptable. Je redoute juste que le terme « féminin », en l’occurrence, ne les oppose à un pendant « masculin ». Or, cette écriture par des femmes existe en soi. Elle est suffisamment affirmée par ces quinze femmes et tant d’autres pour qu’on ne totémise pas leur appartenance à un sexe, au risque de ne pas saisir l’unicité, la différence sensible de cette écriture.
Dans la lettre de Gertrude Kolmar, tu écris « Comment admettre (…) que cette fascination pour la noirceur de l’Histoire avec son haleine de mort était à la fois une forme d’abandon et de résistance ? » Je trouve cela assez évocateur, j’ai l’intime conviction que cela est comme un fil rouge. Je ne sais pas ce que tu en penses.
Je suis entièrement d’accord. C’est une meilleure façon de parler de l’alliage entre élan vital et fragilité. Ces femmes sont toutes traversées par l’histoire, celle avec sa grande hache, comme disait Perec, et leur histoire (ou leurs histoires). Elles sont traversées, transpercées, transfigurées. Quand je vois toutes les épreuves qu’a subies chacune d’elles, s’impose aussitôt à moi l’image d’un être transpercé par un éclair lumineux. Un mélange d’éblouissement et de foudroiement. Je crois que c’est ce que j’aime profondément chez elles, dans leur vie, dans leur œuvre. Ce dans quoi je me reconnais. Et ce qui est peut-être une « définition » acceptable de la poésie écrite par des femmes : l’éblouissement et le foudroiement.
Un grand merci à toi chère Cécile