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Autour du feu, Françoise Delorme et Florence Saint-Roch

vendredi 15 janvier 2021, par Florence Saint Roch

FSR :
À propos de L’Esprit de la ruche, ce film qui nous sert de fil conducteur depuis quelque temps, et du mot d’ « accommodation » que j’avais proposé, il me semble que le cinéaste Victor Erice y met en scène différents degrés d’adhésion, chacun engagé diversement dans son rapport au monde et dans ses relations avec les autres. Ana n’est-elle pas, parce que son jeune âge l’y incite, toujours dans la vérité nue et crue, sans distance, sans jeu, en réalité, tandis qu’Isabel, elle, pose une distance qu’elle élabore, mûrit et propose à sa sœur ? Est-ce que ce n’est pas Isabel alors, qui, dans le film porte et promeut, parce que le jeu la révèle dans ses simulacres, la terrible réalité : le feu qui brûle, la mort qui nous pend au nez… parce que le jeu aussi suppose qu’on fasse (même si l’on n’en laisse rien paraître, sinon, ce « n’est plus du jeu » ) le distinguo entre le réel et l’imaginaire, que l’on admette également la porosité, comme tu dis, de l’un à l’autre – en suscitant, parfois, interactions et interpénétrations…
J’ai l’impression qu’Ana, qui est dans le temps de la pleine enfance, ne peut penser en termes de différence ou de fracture, mais qu’elle éprouve la complète continuité de l’un à l’autre : quand elle donne une pomme au résistant réfugié clandestinement dans une grange abandonnée, elle EST, parce qu’elle a complètement assimilé, introjecté son geste, la petite fille qui tend sa poupée à Frankenstein dans le film qui l’a tant sidérée.

F.D.
Oui, il s’agit bien de mettre en scène cette distance que permet le jeu, et surtout l’écart qui nous est consubstantiel, puisque nous sommes des êtres de représentation. Et, bien sûr, comme tu le dis, Erice montre quelques-uns des modes d’accommodation que chacun met en place à travers l’importance que chacun lui suppose. Les deux enfants qui en font l’expérience à travers le visionnage d’un film (nous représentant nous-mêmes par miroir en train de regarder L’esprit de la ruche) réagissent d’une manière opposée. Il me semble qu’Isabel pense que le réel est le réel et le jeu le jeu, c’est-à-dire qu’il n’existe pour elle aucun enjeu important à voir un film (qui pour elle est faux puisque les acteurs ne sont pas vivants), ou à mettre en scène une blague même particulièrement macabre. Mais il n’est pas sûr que la vie réelle soit importante non plus. Elle met en scène sa propre mort pour de semblant, ça ne lui coûte guère, on l’imagine, épiant Ana en s’amusant derrière une porte. Virtuose, elle pense ne rien risquer. Ana finit par croire à sa mort, influencée déjà par le film qu’elles viennent de voir. Cependant, le détachement d’Isabel la rend absente au monde. Elle n’est pas là d’être là sans s’en apercevoir. Ni dans la vie, ni dans le jeu. Rien ne continue, rien n’invente son expérience de vivre.
Ana, comme tu le dis, croit que tout est vrai. Du moins, que tout est expérience vivante. Entre le réel silencieux dans lequel elle vit et qu’elle comprend peu – la relégation de son père et le fascisme omniprésent rendent opaques tout leur apprentissage et le film qu’elle voit et qui la saisit, elle établit un pont. Le film lui permet de problématiser son être au monde, de questionner ce monde. C’est la première fois qu’elle voit un film. En interrogeant le sens qu’elle peut donner à l’histoire qu’elle vient d’entendre et de voir, elle met en pratique – à la fois dans une grande curiosité et une grande douleur - les vertus qu’Aristote accorde à la Mimesis tragique, libérer une marge de manœuvre pour développer des réponses hypothétiques, parfois contradictoires, qui sont autant d’efforts pour ajuster son action, ses réflexions, la forme de sa vie à ses conditions réelles. Elle découvre un écart entre deux données aussi importantes l’une que l’autre et qui se décodent l’une l’autre, réciproquement. Oui, Ana est la petite fille qui offre une poupée à Frankenstein, elle est aussi celle qui offre une pomme au fugitif. Et c’est l’écart entre les deux situations qui rend cette petite fille visible à elle-même. Ces deux aspects de sa vie humaine s’éclairent – ou s’opacifient, ce n’est pas si simple ! au contact l’une de l’autre. Ils ne sont plus dissociables. C’est l’apprentissage qu’elle fait ici. Pour moi, c’est pour ça qu’Erice dit que c’est elle qui joue pour de vrai. À nous de faire pareil avec l’histoire que nous propose le film, avec un poème. Ce titre d’un poème de Marie-Claire Bancquart dont « l’écart », l’ « entre » poétique est le sujet « Oui, l’intervalle » me semble dire dans la plus grande concentration le jeu nécessaire de cet infime espace générateur de nous-mêmes. Il existe sans exister, ou du moins sans que nous puissions décider où passe la faille qui sépare le réel de sa représentation. Mais c’est richesse.

FSR :
Nous y voilà – en poésie. Celle de Marie-Claire Bancquart en effet promeut et cultive l’écart, l’entre, propices, propres, tous deux, à faire intervenir de l’autre. Nous avons collectivement, sur Terre à ciel, travaillé à mettre en lumière ce geste fondateur de sa démarche poétique : sauter par-dessus la balustrade (https://www.terreaciel.net/Cahiers-d-essai-Marie-Claire-Bancquart-On-voudrait-sauter-la-balustrade#.X_LladhKjDc), la poète œuvrant, poème après poème, à explorer les interstices toujours féconds et à chérir les élans : ceux qui permettent de franchir d’un bond les failles et les à-pics – de sauter le feu, comme le fait Isabel. Parce qu’à y bien réfléchir, à quoi s’engage le poète ? Qu’a-t-il donc de si crucial à déclarer, d’expérience si fondamentale à partager ? L’essentiel est qu’il y ait jeu, distance, écart : de « l’entrouvrure des choses » (Verticale du secret, 177) surgit la proposition. Là où il est de la place pour de l’autre – pour l’autre – tout est bon ; je pense à cette très belle déclaration de Terre énergumène : « Je vous invite », et, nous invitant, la poète nous invente. Elle crée pour nous le lieu, l’espace où nous pouvons advenir, non seulement en tant que lecteur, mais en tant qu’être vivant, mieux vivant, vivifié par le souffle de la poésie. Le poème devient une entreprise partagée, plurielle, contributive, à laquelle nous sommes conviés : « Dans ma pièce à imaginer/des morceaux de prairie s’installent// parfois un arbre, ramassé dans sa force//parfois des gens qui vivent/une destinée toute chaude, traversable de la main.//Je vous invite// peut-être n’avez-vous pas de place chez vous/pour ouvrir les murs, inciter/une montagne, une bataille, un grand amour/[…] » (Terre énergumène, « Mais les oiseaux entendent »). En somme, de l’entre vient l’autre, et naît la relation. Et par ce mot de relation, j’entends, comme la langue même, deux choses : ce qui, à travers la distance ou les différences, nous relie, et ce que nous avons à dire, à raconter, à partager. Le poème, comme toute création littéraire, articule avec plus ou moins de succès, ou de profit, l’un et l’autre, pour faire son chemin : linéaire, traversant, déroutant parfois…

F.D.
Il existe aussi une autre dimension au mot « relation », celle qui relie les mots et les choses, entre distance et proximité. Il me semble que prendre au sérieux toutes ses dimensions à bras le corps est du ressort de la poésie. Il faut les désirer toutes, aller voir, entendre, s’approcher, s’éloigner, revenir, recommencer, toucher, se laisser toucher, être touché. Je me souviens d’une extraordinaire séance d’atelier d’écriture. Une participante a lu un poème, un des premiers qu’elle s’essayait à écrire. Se croyant incapable d’écrire des poèmes, croyant impossible pour elle d’entrer dans la matière vive et énigmatique des textes littéraires, elle écrivait effectivement des textes qui ne la satisfaisaient pas, ne s’aventuraient pas, elle ne « lâchait jamais prise », rien ne « décollait ». Ce jour-là, il en fut autrement. Le poème était fort. En le lisant, elle le découvrait avec nous, jusqu’à buter de plus en plus sur les mots, jusqu’à s’écrier avec inquiétude en nous regardant les yeux surpris : « mais c’est quoi, ça ? j’comprends plus rien à ce que je lis, à ce que j’ai écrit ! ». Le silence respectueux, ému et même carrément encourageant des autres l’a poussée à continuer à lire ce qui semblait absolument lui échapper ; elle saisissait en même temps que nous la force de ce texte dont la dimension d’inconnu l’étonnait finalement avec plaisir (j’ai cru même percevoir une sorte de jubilation), d’autant plus que cette dimension inconnue était celle de quelque chose de très connu qu’elle n’avait jamais perçu ainsi. C’est un de mes plus beaux souvenirs de travail avec les mots. Lorsque l’écart, quelle que soit la manière dont il s’est mis en place et dont il agit, se prend à vibrer, c’est-à-dire à faire jouer connu et inconnu, réel et représentation de telle manière que quelque chose s’ouvre, une sorte d’évidence mystérieuse s’impose, oui, qui réincarne le monde tout le dotant d’une intensité qui semble le dépasser. L’étonnement fécond qui en résulte relance le désir de dire, de comprendre, de ne pas comprendre aussi, d’émouvoir et d’être ému, de s’affirmer et en même temps de s’effacer, de partager, de rencontrer. Cet état particulièrement réceptif développe effectivement les sens multiples du mot « relation ». Elle naît « à travers la distance ou les différences », oui. J’aime la locution prépositionnelle « à travers » qui semble présupposer un écart salvateur – ou si elle l’invente et le fait jouer ? – ou bien s’agit-il aussi et à la fois d’autre chose que d’un écart, mais au contraire d’une intense compacité qu’il faut fendre pour le créer ? J’entends l’un et l’autre simultanément dans ces vers de Marie-Claire Bancquart :

Tissé avec ton corps tu n’en saurais tirer nulle fibre sans
filer toi-même comme un bas.
L’adhérence elle est là, étrange :
tu ne fais qu’un avec l’écart mince, fondamental,
Avec la mort, quartier d’orange entre les dents, p.59

Je me souviens, pour conclure, d’un autre moment précieux, justement à l’opposé de celui que je viens d’évoquer. Un enfant, en classe de CM2 refusait obstinément d’écrire des poèmes : il ne voulait écrire que des « choses vraies ». Un peu à l’aveugle, à l’intuition, je lui ai expliqué des faits de langue, des approches « techniques », ce que c’était que des métaphores, des anaphores, des rythmes, le jeu des rimes, d’une manière très « ingénieure » : « tu fais ça, ça donne ça ». Ce garçon qui aimait manipuler les chiffres, le ballon, les éléments du monde, s’est pris au jeu avec une élégance et une intelligence sensibles qui l’ont amené à développer de grandes capacités de réception et une grande finesse critique. Miracle encore plus grand, il s’est laissé prendre par des émotions, en a fait éprouver à d’autres, a été très heureux de cette découverte. II a accepté à ce moment-là seulement d’être « dérouté », d’être dépossédé même, puisqu’atteindre et chercher cette vibration poétique – en en développant des moyens – devenait pour lui une part de la réalité, aussi compacte, aussi « vraie » :

Il faut réapprendre à frapper le silex à l’aube, s’opposer au flot des mots.
Seuls les mots, les mots aimants, matériels, vengeurs, redevenus silex, leur vibration clouée aux volets des maisons.
René Char, Aromates chasseurs


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