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Autour du feu, avec Françoise Delorme et Florence Saint-Roch.

mardi 25 juin 2019, par Florence Saint Roch

Autour du feu, avec Françoise Delorme et Florence Saint-Roch. Chapitre deux.

(FSR) Françoise, dans notre précédent entretien, tu soulignais l’importance d’une pratique en amateur de la poésie. Les ateliers d’écriture permettent aux participants de se frotter à la langue, d’en éprouver les multiples possibilités autant que les résistances : comme le poète lui-même, au fond... De fait, j’aimerais que nous tentions de mettre ensemble un soupçon de clarté sur cette question qui me traverse souvent l’esprit lorsque j’anime des ateliers (surtout quand certains participants, pour quelques mots habilement disposés, se sentent devenus de vrais petits Rimbaud) : comment penser, formuler la frontière (une frontière naturelle, ou culturelle, ou linguistique ?) entre poète et poète amateur, écrivain et écrivant... La question est là, en effet : où est le poète - ou (mieux vaut peut-être se centrer sur celui-ci), où est le poème ?

(FD) Oui, parlons plutôt du poème. Bachelard écrit dans La Poétique de la rêverie : « Les poètes abondent, les grands et les petits, les célèbres et les obscurs, ceux qu’on aime et ceux qui éblouissent. Qui vit dans la poésie doit tout lire. Que de fois, d’une simple brochure, a jailli pour moi la lumière d’une image neuve ! » Cette prise de position éclaire le rôle de la poésie dans la société des hommes ; il ne s’agit pas tant d’un rôle que d’une attitude, une manière d’être, d’accueillir la poésie et de la mettre en œuvre dans le même mouvement. Je mettrai volontiers en relation l’affirmation de Bachelard avec celle-ci de Zukofsky : « La meilleure façon de savoir ce qu’est la poésie est de lire les poèmes. Ainsi, le lecteur devient lui-même une sorte de poète, non parce qu’il contribue à la poésie mais parce qu’il se découvre sujet de son énergie. » J’ai pu constater, au cours de ces ateliers que j’appelle maintenant ateliers d’écritures-lectures, que ce qui changeait dans le rapport à la poésie des participants (à la littérature tout aussi bien), était moins directement leur mode d’écriture - qui évolue aussi, bien sûr - mais leur manière de lire. Comme si le fait d’écrire, de travailler à écrire, faisait apparaître une faiblesse constitutive de la lecture ordinaire, souvent simplement consommatrice, non intégrée-intégrante à un plus vaste mouvement de la pensée qui englobe tout véritable acte de langage, lire comme écrire, un mouvement essentiellement temporel, vécu, dans une durée à la fois intime et commune (je tiens beaucoup, tu le sais, à la notion de durée).

(FSR) Bachelard l’exprime en effet d’une façon on ne peut plus limpide : rien n’est à bannir pour le poète ; par des mécanismes complexes, parfois même obscurs, le poème peut être partie prenante du tout venant, et une « simple brochure », si elle ne fournit pas l’image en tant que telle, la suscite, la délivre. Sans cesse en éveil, l’écrivain, l’artiste, quel qu’il soit, fait feu de tout bois, voit/lit ce que les autres ne voient/lisent pas : en situation de réception haute, il laisse les choses faire leur chemin en lui. Des circuits s’activent, un horizon s’ouvre : déclics imprévisibles autant qu’imprédictibles. De fait, la poésie est partout où il est un poète pour l’inventer : car la trouvant, il la crée. Lire de la poésie, c’est s’ouvrir à son tour à cela : l’infiniment possible est devenu un cas particulier (le poème avec ses mots choisis, son intention et ses exigences), lequel, en s’offrant au lecteur, redevient une source infinie de possibles. « Point diamanté actuel », ainsi l’énonce René Char, le poème aime et aimante, cristallise précieusement, rayonne dans un ici et maintenant de partout et toujours… Face à cette infinité de possibles (et le nombre de poètes sur cette planète l’atteste), Françoise, que lire ? Et comment, dans le déroulement concret d’un atelier d’écritures-lectures, articuler ces deux pratiques si consubstantielles ?

(FD) La construction en parallèle d’un petit patrimoine de lectures variées et communes (et de ce fait partageables et discutables) pousse à se découvrir héritier fragile et partie prenante d’une œuvre immense, multiple et puissante, historique, qui relativise naturellement tous les gestes d’écriture. Personne ne peut plus se prendre pour Rimbaud ou Bancquart, mais peut parfois se hasarder, en accueillant leurs poèmes avec toute l’attention possible à tenter même de les contester - pourquoi pas ? - de manière aussi cohérente et sérieuse que possible, ce qui ne me déplaît pas, au fond. Je voudrais, et la chose réussit assez souvent, que chacun prenne conscience du travail qu’est le poème, même si ce travail est dérisoire, même et surtout si l’on prend plaisir à développer le poème, à s’y développer. Il s’agirait de changer la relation entretenue avec les mots, qu’ils ne soient plus ni un outil, ni un matériau, mais une part de notre être au monde, à la fois individuellement et collectivement. Il s’agirait de les laisser agir et les faire rayonner, en lisant, en écrivant, comme l’écrit aussi Cora Diamond dans L’esprit réaliste : « La force de ce que nous sommes capables de dire dépend de notre relation à la vie des mots que nous utilisons, à la place de ces mots dans nos vies. » Je suis très sensible à cette notion de haute réception que tu évoques.

(FSR) La bibliothèque, d’évidence, structure notre bureau. Les livres que nous avons lus, les mots des autres que nous avons aimés, pesés, absorbés, colorent et informent ceux que nous allons écrire à notre tour. Montaigne, à la lettre, et sans jamais faillir, a puissamment incarné ce processus, en construisant ses Essais à partir des textes des Anciens, avec une prédilection marquée pour les poètes, notons-le. Puissamment désireux de comprendre l’univers et ces créatures toujours étonnantes que sont les hommes, il fait œuvre de patience – avec constance lit Ovide, Virgile, Lucrèce ou Ésope, et, toujours s’y référant, étudie le monde qui l’entoure. Dans les mots des autres, il trouve une ressource incroyable – une énergie indéfiniment renouvelable qui formule l’énigme autant que le déchiffrement de notre présence au monde. Il y trouve aussi une hauteur, une perfection qui l’engage à se porter lui-même au meilleur : à faire, en permanence, effort de langue, du moins, à essayer. Exigence d’écrivain, qui peut aussi être exigence d’écrivant… Selon toi, Françoise, l’atelier souscrit-il aux mêmes principes que le bureau ? Est-ce à cela que nous nous essayons ? Et dans ce cas, qu’est-ce que cela signifie, en poésie, faire effort de langue ? Qu’est-ce que cela engage, qu’est-ce que cela suppose ?

(FD) Les choses ne sont pas toujours faciles à définir. Peut-être est-il plus facile de décrire quelques pistes ? En face d’un poème comme devant le texte d’un autre participant d’atelier, essayer d’ouvrir au maximum ses oreilles, en restant dans les limites du texte essayer de l’entendre vraiment, en sentir la polysémie possible, approcher les mouvements de surface comme ceux plus profonds, se demander comment il a été composé, selon quelles règles s’il en a d’apparentes, écouter ce que dit le poème, ce qu’il « veut dire », même au-delà de la volonté du poète et du lecteur... Sortir de soi, de ses préventions, de ses habitudes aussi. Savoir que ce qu’on lit mûrira en nous et nous anime, nous change.
Dans le monde réel et aux prises avec soi-même et avec la langue pour écrire, chercher à traduire la très grande complexité qui s’impose assez rapidement dès qu’il y a réelle attention (observation comme écoute, volonté comme abandon). Trouver la note juste, balancer entre la musique et l’image, lier l’une à l’autre, jouer de l’écart entre mots et choses - le distendre ou le réduire - être attentif à toutes les résonances possibles. Tout cela dans un mouvement à la fois unificateur et démultipliant (comme un feuilletage). Croire à notre force de nourrir les mots et d’être nourris par eux. Essayer de s’imaginer à la place du lecteur, que désire-t-on qu’il entende ? qu’il comprenne ? Qu’a-t-on envie de celer, de découvrir, de chercher ? Et pour cela poser, repousser ou déplacer les limites du texte qu’on écrit, les rendre poreuses autant que faire se peut, mais pourvoyeuses d’une forme, mais donneuses de « sens » (j’aimerais que soit visible le fait que j’ai écrit « sens » au pluriel) !
Et, surtout, même si l’on ne possède pas de savoir théorique poétique, se savoir travaillé par la langue autant que tenter de la travailler, reconnaître ses règles pour s’y couler comme pour les détourner, etc., très loin des spontanéismes qui feraient croire à d’immédiates capacités artistiques, ce qui ne veut pas dire et je reviens à Bachelard cité au tout début, que nous ne soyons pas dès l’abord capables de poésie. Il arrive souvent, et d’une certaine manière toujours, que « quelques mots bien agencés » aillent bien plus loin qu’eux-mêmes. C’est à cette richesse insoupçonnée qu’il faut naître, se faire naître.


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