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A l’écoute de François Migeot, entretien proposé par Florence Saint-Roch

dimanche 6 février 2022, par Florence Saint Roch

FSR : Dans Maintenant il est temps. Pierre Bonnard, vous évoquez « La place de bref invité qu’on attable à l’instant suspendu », poursuivant avec cette question : « L’art est-il cela ? » J’aime beaucoup cette formule, « la place de bref invité ». En quoi selon vous est-elle assignable autant au poète (et au poète que vous êtes) qu’au lecteur de poésie ? Et puis, à quoi vous sentez-vous invité, précisément ? Par ailleurs (j’imagine que les réponses ne seront pas exactement les mêmes, au vu des degrés de sens), qu’est-ce qui vous appelle, qu’est-ce qui vous requiert en poésie ?

F.M. Oui, à mon sens l’art est bien cela. Peinture, celle de Bonnard, mais aussi poésie. Si je m’en suis expliqué à travers les poèmes de Au cœur de l’instant — dont le titre reformule et relance la même question — pour ce qui est des tableaux, il me reste ici à moduler cette affirmation en ce qui concerne le travail poétique ; tant pour celui qui œuvre en poésie que pour qui la reçoit.
Le poète, me semble-t-il, est l’invité de son propre travail qui lui fait la grâce et la surprise de le recevoir. Et je ne parle pas des cas, fort nombreux, où la porte reste close. C’est en s’attablant au langage que la table va se dresser. Ce qui va s’y poser ne dépend pas de sa volonté. Cela lui est donné, lui est offert, comme venu d’ailleurs, et il aura, alors, à y œuvrer. Dans cet effort, d’ailleurs, pour avancer, il faudra encore ajouter une nouvelle épreuve : oui, c’est au moment où le poème vous a oublié et qu’on s’y réinvite à l’improviste pour relecture que votre première esquisse peut vous réserver une autre surprise. Celle de vous indiquer ses faiblesses, souvent dues à l’appétit d’un convive trop pressé, trop content de se retrouver à table et se croyant gourmet.
Dans le même temps, il aura à composer avec une invitation d’un autre ordre. Celle qui surgit, et souvent au préalable, du sensible, du dehors ou du dedans — le second empruntant souvent le visage du premier. Une lueur, de l’ordre de l’indicible, retient l’œil, retient l’âme. Puis c’est alors au langage, qui l’altère dans la foulée de sa saisie, d’en rétablir la déchirante tension, de stabiliser (mais à la manière d’un mobile) le verbe, de rendre éternel l’instant suspendu. Médiocre parade contre la finitude de notre condition et de notre rapport à l’être et au monde. Mais tout au moins le cœur est en repos, ayant sauvé, croit-il, quelque chose de ce passage, ce je-ne-sais-quoi, dirait Jankélévitch, auquel le lecteur sera à son tour convié. Et pour ce dernier, c’est aussi par surprise que la nuit des éclairs lui parlera peut-être. C’est en entrouvrant un livre de poésie (presque) au hasard et en lisant un fragment d’archipel qu’on sait déjà que les poèmes parleront, ou qu’on pressent au contraire que le livre restera muet, seul avec ses signes, idées, et ses images privées de foudre.
Mais bien sûr, pour offrir l’hospitalité, il faut se mettre en frais, il faut du travail ; les habitués de la cuisine en savent quelque chose. Trop de poèmes, aujourd’hui, à la place du je-ne-sais-quoi, refilent — sans élaboration et c’est bien là le problème, car a priori il n’y a pas de sujet poétique en soi — refilent, dis-je, du n’importe quoi, mettant en vers, qui les pages du journal — intime ou pas ¬—, qui la banalité inculte de « pensées », qui les émois d’un mouchoir trop fraichement replié, qui les pétards mouillés d’un tapage exhibitionniste et néo-dadaïste, ou qui, pour clore cette liste non exhaustive, le désert d’un minimalisme qui voudrait se faire passer pour du haïku, sans en avoir la densité évocatoire. Sur ce point je rejoins la lucide critique de Jean-Marie Corbusier dans son éditorial — Le poème, un rapport au monde — du Journal des Poètes (4/2021).

FSR : Vous écrivez volontiers en regard, ou plutôt « en dialogue », selon votre propre expression. Oui, d’évidence, vous aimez être avec : avec Bonnard, nous venons de le voir, mais aussi avec Caribaï, avec Isabelle Proust, Yannick Charon ou encore Paul Gonez, et les maisons d’éditions avec lesquelles vous travaillez (L’Atelier du Grand Tétras, Æncrages, pour ne citer qu’elles) allégrement favorisent ce type de rencontres. Comment ces rencontres s’opèrent-elles, quels surgissements suscitent-elles ? Ou, pour poser la question autrement, qu’est-ce qui, dans les œuvres de ces artistes, vous bouscule, qu’est-ce qui résonne, fait écho ?

Il me semble que cette démarche est à la racine même de l’élaboration du poème. C’est ce qui est inatteignable qui suscite le mouvement poétique, l’autre du langage qu’il poursuit mais ne fait qu’effleurer. À savoir le sensible, ou encore l’affect qui remonte et serre la gorge, ou l’étonnement du regard dès lors qu’il a mis au rebut les cadres habituels qui nous aveuglent, à l’occasion par exemple du passage d’un nuage qui nous disperse et nous oublie dans son propre mouvement. Peut-être la musique poursuit-elle et met-elle en forme le jeu des affects, tandis que la peinture s’intéresse au sensible. Où l’on retrouve le dehors et le dedans où puise le poème.
La musique, en effet, celle qui n’est pas du bruit, suscite du plus loin la marée des affects, mais sans les mots, dans des simulations de phrases, périodes ou strophes — et on sait à quel point la musique à recours aux métaphores du verbal quand elle fait parler d’elle. À charge au poème d’en sauver quelque chose, comme il tente de le faire pour des perceptions, des paysages, des émotions. Quant au tableau (et je pense ici à Bonnard, bien sûr, mais aussi à Caribaï), il immobilise le moment et le rend éternel par son cadre sensible, mais dans son passage-même, figé par une émotion qui le retient, le maintient en suspens. C’est avec ce suspens d’émotion que le poème aura à composer son mouvement, mais un mouvement cadré ou tout résonne, communique et fait écho, fait « rime », comme les accords que compose la peinture. Et tout cela en tirant le tableau hors de son cadre, emportant son empreinte dans le monde du poétique où il devient autre. Il n’en restera presque rien : un poème.
On est donc aux antipodes d’une ambition de commentaire ou de traduction. On est loin aussi d’une théorie des correspondances selon laquelle des essences premières pourraient revêtir, selon les arts, des costumes différents et cependant superposables. Malgré mon admiration émerveillée pour Baudelaire et mon respect plus mesuré pour Platon, je ne crois pas à cette traduction d’une idée unique et transcendante déclinables en variantes, celles des ombres de la caverne. Il n’y a que des ombres, celles qui donnent forme au monde et qui le créent à nos yeux. Heureusement pour l’art qui a pour charge d’inventer ce qui ne lui préexiste pas.
Bref, poème, musique, etc. offrent ce je-ne-sais-quoi singulier qui permet l’aventure, au même titre qu’un paysage, qu’une scène entrevue ; comme les bois flottés que la marée laisse et qui suggèrent des formes, des visions, des émotions inédites que l’œuvre aura à mettre en forme, se laissant emporter à son tour par son propre courant.
C’est alors que surgit un nouveau dialogue, celui dont je parlais plus haut, et d’une autre sorte : celui du poème avec lui même sur la seule scène du langage ; il se regarde couler depuis son autre rive, celle que la relecture suscite. Et depuis ce lieu extérieur (et ultérieur) bien qu’interne, les mots, éclairés depuis ce proche lointain, accusent des reliefs qui s’imposent, des liens, des scories qui encombrent et gâchent la résonance, bouchent la vue. Celui qui relit n’est plus le même que celui du premier (second…) jet, il doit composer avec ce premier lecteur qui l’interpelle.

FSR : Si la poésie vous occupe beaucoup, pour autant, votre activité littéraire est multiple, et votre abondante bibliographie compte aussi romans, essais, nouvelles et traductions (de poésie latino-américaine, essentiellement). Comment vivez-vous, comment s’opère en vous ce « passage entre les voix » ?

Mon intérêt pour la traduction procède, je crois, de la même approche. Elle requiert à mon sens une démarche proche de celle de l’heuristique créatrice, avec cette différence et cet avantage que cette étincelle première qui met le feu au texte est déjà donnée. Il reste à la recréer dans ma langue, avec toutes les contraintes associées, tant de fidélité que de poésie. Je ne traduis, par conséquent, que ce qui m’interpelle. Le texte source joue alors le rôle — toutes proportions gardées car il n’est pas amendable — de ce j’ai appelé le « premier jet » dans ma production, matrice à partir de laquelle il me faudra créer, à partir de la langue étrangère, comme un nouvel original. Dialogue, encore, comme vous voyez.

Pour ce qui est de mes textes en prose, je considère que le lieu commun qui voudrait construire une opposition simpliste entre vers et prose ne tient pas. Je me suis employé à l’expliquer dans le dernier numéro d’ARPA (133-134) dans un court article : Vers et prose, encore un verre ? Je m’emploie à expliquer à quelles conditions le langage peut servir une émotion poétique (telle que l’analyse Pierre Reverdy) qui n’est pas exclusivement réservée aux vers. J’en arrive à l’idée que cette nécessaire « dépragmatisation » d’un langage, qui opère alors et qui fait qu’il cesse d’être réduit à de l’utilitairement communicatif, suivant par exemple le fil continu d’une diégèse, peut tout aussi bien opérer dans la prose.
J’écrivais que cette résonance générale, qui fait du texte un corps-sujet (H. Meschonnic), créatrice de tension et d’émotion, n’est pas réservée au poème : « Ce mannequin associatif, cette chambre à écho ne se cantonne pas à une question de genre ni de mise en page. Elle concerne tout ce qui mérite d’être qualifié de littérature, c’est-à-dire ressortissant à l’art — et nous aurions là un embryon de critère pour faire le tri dans toute la production qui nous accable à chaque rentrée.
Bien entendu, certains romans (et pas seulement le « nouveau » qui a souvent mis en pratique ces règles), pour peu qu’ils ne se résument pas à la communication d’une histoire ou à une information sociologique plate et linéaire, peuvent retrouver, dans leur Fabrique du continu, (J.P. Goux), ce qui opère dans le poème, avec d’autres sortes de mise en équivalence. Les grands romans sont ceux qui sont travaillés, mais au plus long cours, par les reprises, les échos, les dérives associatives, les réseaux divers, au mépris de la stricte linéarité informative et de la pauvre progression diégétique, à tel point que la notion d’histoire en devient problématique. »
Dans les récits, mes nouvelles, mes romans, je poursuis l’écriture à la lumière de ces orientations.

FSR : Sur remue.net, on peut découvrir un ensemble de « Démolitions », comme autant de poèmes en vers libres où, avec humour et dérision, vous pointez les ridicules de notre époque, déjouez les ressorts de la publicité et l’absurdité, parfois, de ses énoncés. Par ces poèmes à la portée satirique souvent féroce, vous sentez-vous poète engagé ?

Engagé, entendons-nous ! Oui, dès lors que, le premier pied posé sur cette terre, on y est engagé pour chacun de nos pas. Non, dès lors qu’il s’agirait de défendre une ligne (qui conduit trop souvent à celle des barbelés) promettant je ne sais quoi, des lendemains qui chantent, dont les messies prétendent connaître l’humain et son devenir comme s’ils les avaient faits et qui font de l’écriture le véhicule d’un corpus d’idées préalables. Non ! méfions-nous des prophètes et de l’idéologie et souvenons-nous de la réponse des Surréalistes à l’engagement (un peu tardif, d’ailleurs) sartrien : « on n’engage que des domestiques. » Ce qui n’empêche pas l’écriture de s’associer à la pensée, pour peu qu’elle reste aventureuse.
Cela dit, mes Démolitions et certains récits (Bouillon Cube, essai de littérature augmentée ; Brèves d’Apocalyse, dont on peut lire une version sur mon site) prennent à partie, de manière bouffonne et carnavalesque, le discours de notre société néo-libérale qui réduit tout à l’état de marchandise.
La matière de Bouillon cube est la reprise jusqu’à saturation du discours publicitaire et le détournement d’une information-marchandise qui tourne en boucle avec force musique et roulements de tambours sur les ondes, entre autres celles de France-Intox. Son piétinement, sans analyse ni perspective, manifeste l’absence d’autre horizon que celui des litanies qui suscitent l’audimat et celles d’une « société du spectacle » qui se regarde elle-même et nous fait supposer que l’essence du monde est la marchandise, que le Supermarché sa cathédrale et la Bourse son évangile.

Une de mes dernières Démolitions, Transcendance du portable, indique qu’une nouvelle branche de la religion de l’ici-maintenant, de la jouissance sans passé ni distance ni futur, était en train de s’inventer et de prendre le pouvoir à travers la figure transcendante du portable, qui, outre les désastres écologiques qu’il promeut (les matières premières qu’il utilise pour sa fabrication et pour celle des centres de ses big data, sans parler de l’énergie qu’il dévore) devient la nouvelle figure d’une néo-confession qui nous conduit droit à un totalitarisme doucereux et consentant. Le pouvoir des états et les règles qui les constituent (représentation, séparation des pouvoirs…) devenant bientôt obsolètes, il sera remplacés par les églises des réseaux sociaux, et par celui — adjacent — d’un contrôle féroce exercé sur une population consentante et même demandeuse qui est prête à écouter, par narcissisme et conformisme tribal, les Diafoirus et Purgon, lobyystes déclarés experts, et qui prendront des pauses d’influenceurs, voire de sauveurs tandis qu’ils ubérisent le monde, promeuvent le divin distanciel et offrent pour tout projet et toute réponse à notre finitude une humanité transhumanisée, marchant au pas dans un monde virtuel et sous la férule de robots.

Brèves d’apocalypse constitue un récit plus suivi et organise une suite de tableaux. Il met en scène des conversions djihadistes — qui peuvent passer auprès des décervelés, écœurés de tant de consommation néo-libérale, pour un salut et un apostolat — et prend à revers le discours woke, un certain féminisme bien-mal pensant made-in USA, cette confusion idéologique (des sexes, des générations …) qui divise nonobstant et règne sans partage à travers des haines sectaires, tandis qu’elle promeut et (se) véhicule (à travers) un sabir américanophile qui gagne le discours général (voyez les clusters, les challenges … mais je ne vais pas commencer ici une nouvelle Démolition) et qui fait du pays des Lumières que je respecte encore un peu un Texas de second rang.
Il me semble que ces textes de combat, par ce qu’ils stigmatisent, tentent de sauvegarder un espace, si c’est encore possible, pour la pensée, et une authentique spiritualité, celle de la poésie.

Ceci dit, pour les Démolitions et ce type de textes, et j’y tiens, pour qu’ils fonctionnent tant soit peu, il ne faut pas en rabattre sur le travail du langage qui doit faire mouche, par son rythme, ses jeux de mots, ses reprise parodiques. Il faut trouver un tempo et une tension qui gouverne l’ensemble. Par quoi on retrouve cette nécessaire élaboration qui nous sauve du message et de ses navets. Je voudrais donc qu’il y eût aussi du poème dans ces Démolitions


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