F.D.
« Qu’est-ce qu’on reconnaît désormais au poète ? De quoi lui est-on redevable ? Qu’est-ce qui le justifie ? » C’était les questions que tu te posais, que tu me posais dans la précédente livraison, et j’avais commencé à te répondre en citant longuement la fin d’un petit livre de James Sacré : Et parier que dedans se donne aussi la beauté. Dans un échange épistolaire postal, parallèle à « Autour du feu » (et qui s’y enchevêtre parfois souvent, car tout se complique comme à plaisir), tu avances que tu te sens « mal à l’aise » avec la poésie qui réfléchit sur elle-même à l’intérieur du poème. Beaucoup de poètes s’y sont essayé en parlant presque d’une voix prophétique comme René Char, qui parfois me séduit fort. Lorsque Véronique Wautier écrit « La poésie est une poche trouée », j’éprouve une sensation paradoxale que seul le poème peut me donner, moins une réflexion conceptuelle. Je sens la douleur violente et inéluctable de ce tonneau des Danaïdes et, en même temps, j’éprouve la chance de voir quelque chose par le petit trou de cette poche, quoi, je ne sais pas, mais aussi le fait de voir, je crois, car la poésie permet de rendre compte d’une sorte de « paradoxie du réel » (l’expression est de Michel Deguy) qui échappe au principe de contradiction sans devenir fausse. Je comprends cependant cette gêne, elle est souvent mienne, le risque est toujours grand que l’idée gagne sur l’image (L’Idée contre l’Image, c’est le titre d’un livre passionnant du poète suisse Pierre-Alain Tâche sur la question). Est-ce cela que tu crains ? Cette petite marionnette de Paul Klee décidément très impressionnante avec ses yeux immenses, dont je n’ai pas parlé, pourrait peut-être, en la rapprochant du poème de James Sacré que je citais, nous permettre d’aller voir plus loin en tenant compte des questions que tu lui poses si l’on veut continuer à imaginer un rôle au poète dans la société contemporaine, prise dans ces apories, dont certaines ne seraient apories que parce que nous n’écoutons pas vraiment ce que nous disons, ce que disent les poètes.
Dans son Petit éloge de la poésie, Jean-Pierre Siméon dont je ne partage pas toujours ni l’imperturbable optimisme, ni l’ardeur révolutionnaire et libertaire, affirme avec vigueur que « La poésie donne à saisir et à vivre l’épaisseur et la profondeur du réel [...] cela concerne, qu’on m’entende bien, tout le réel, pas seulement ce qu’on dit ordinairement indicible, le sentiment, le rêve, les phénomènes de la psyché, mais tout autant le réel concret, tangible, évident » [...] Jamais l’axiome de Novalis n’a été aussi approprié et notre temps prouve cette vérité subséquente : moins il y a de poésie, moins il y a de réalité. ». Je m’accorde volontiers à ces phrases et leur emportement. Ce qui justifierait le poète, et la présence de poèmes dans les relations humaines, ce serait cette volonté de tout embrasser, de ne rien abandonner, de professer sinon l’unité d’une réalité du moins l’obligation de tout prendre, d’essayer de le faire, au moins pour éprouver la valeur d’un tel désir. Essayer de ne rien lâcher, alors. Le poète en est-il capable ? Plus que d’autres ? Pas forcément. Ou, du moins, son champ d’action, d’investigation, doit résolument rester le langage, sa langue , les langues ... Et parce que le doute, le soupçon s’est installé, c’était le titre de ce livre décapant de Nathalie Sarraute, il est difficile de ne pas avoir envie d’englober la réflexion dans le poème, parce ce que ce serait une manière de lui faire perdre son surplomb : elle ne pourrait ni s’extraire, ni s’abstraire. La proposition de James Sacré, alors, serait d’introduire dans le poème tout ce qui est de l’ordre de se propre réception sensible du réel et aussi des mots qui y renvoient en espérant que je vais, moi, lectrice, finir par être saisie par le grain du papier dont il parle, deviner le geste du peintre, mais à travers ses sensations à lui, dans une sorte d’osmose comme le laurier un peu flétri (qui ne demande qu’à renaître sous mon regard ou sous les doigts d’un marionnettiste malin) pousse sur la tête même du poète de Paul Klee, prend racine et nourritures dans sa tête. Le poète vivrait de la même manière écrire un poème, manger un morceau de « caillé », voir un tableau, y réfléchir. Il voudrait gommer la différence, jouer de l’intervalle si énigmatique cher à Marie-Claire Bancquart presque sans qu’il existe. On voit le laurier pousser, plus ou moins bien, on est en même temps le laurier en train de pousser, plus ou moins bien. On se sent devenir soudain prudent, ce qui ne serait pas un mal en ces temps nouveaux, anthropocènes. Tu le dis, il n’y a plus de piédestal depuis longtemps, ni de surplomb. Mais, vivre et écrire ce « vivre » diffèrent résolument, pourtant, et de cet intervalle-interstice, encoche ou coup de hache ou appel d’air, naît une respiration, un souffle, un espacement pour faire renaître une unité respiratoire. Il ne peut naître qu’ainsi. Cette différence justifie le poème qui ne nous fera pas nous envoler, ne créera pas de possible impossible, mais donnera à sentir (à partager) notre étrange condition écartelée d’êtres parlants. Est-ce pour cela que, souvent, la poésie inquiète ? Je suis allée passer une après-midi, récemment avec des instituteurs en formation, pour parler de la poésie à l’école. Et j’a retrouvé cette inquiétude, palpable dans l’air. J’entends Denise Desautels dans l’ultimatum terrible qu’elle lance : « Puis une phrase. On l’exige. Pour qu’éclate l’ovale du cri et du geste ». Hou là là ! Tu vois, nous sommes dans un labyrinthe étrange, des échos d’échos qui se perdent et s’appellent, s’épaulent ou se détruisent. Peut-être la petite marionnette-poète naïve va s’y retrouver, elle qui a acquis un statut d’œuvre à part entière alors qu’elle ne fut qu’un jeu rêveur proposé à un enfant. Elle suscite une grande émotion vue dans la vitrine d’un musée et paraît dire une vérité simple qui ne demande qu’à se révéler. Si, comme l’écrit Ariane Dreyfus, le poème « est ce lieu où ni [le lecteur] ni moi ne sommes, mais où nous sommes ensemble. », cela dépendra du constructeur de marionnettes, de celui qui écrit, du montreur de marionnettes, de celui qui lit , de ceux qui écoutent ce qui est en train de se former ? Ces lauriers fragiles – qui pourraient aussi faire penser à de multiples oreilles, et ces yeux immenses, si attentifs, nous demandent quelque chose. N’est-ce pas une proposition de cette sorte, en différé et dans une adhésion qui suscite le plaisir, que tu proposes dans Courir avec Lucy et, d’une manière quasiment réflexive, dans Persévérance des brumes :
La brume me fait perdre mes repères
Pourtant je suis presque en haut
Est-ce que je ne vais pas toucher ?
Vraiment je me demande
Ce qui se fabrique là-dessous
En d’invisibles poussées une très lente orogenèse
Un temps immense où je ne suis pas
FSR :
Te lisant, chère Françoise, et par retour ironique (vive l’autodérision), me reviennent ces vers qui font plaisanterie – mais où les ai-je donc lus ?
c’est bien beau tout cela
surtout
quand c’est moi
Je ne sais plus d’où, depuis quoi parlent ces mots – qui est le sujet, le fameux « moi » qui s’exprime ici, est-ce un lecteur, un poète, le poème lui-même ? (Rétablissons ces vers en prose, et voici la réplique d’un personnage de Beckett). Me plaît, aujourd’hui, de ne pas me souvenir, et pleinement je me réjouis de ce qui s’ouvre dans ces propos un rien goguenards, un rien décalés. Lucidité : dans la réception de toute création, souvent touche ce qui touche à soi – et immédiatement pointe comme un regret de s’y être retrouvé, de s’être reconnu là. La ligne de mire du poème est devenue miroir – la réflexion, réflexivité. Le poème s’est clos, la phrase s’est fermée. Poésie, métapoésie, « bien beau tout cela », oui, bien pensé, bien dit, mais que s’est-il passé ? Où le désir, où le plaisir ? Les sciences, plutôt que les lettres (n’est-ce pas curieux ?), ont inventé ce terme merveilleux : l’autopoïèse, et c’est ainsi que j’aime, que je chéris la poésie : quand elle se fait (comme le vivant) système ouvert, principe dissipatif. J’applaudis quand le poème, précisément pour maintenir son énergie, sa dynamique, évolue et propose : et si l’on passait à autre chose ? à quelqu’un d’autre ?
Ce quelqu’un d’autre, pour l’heure, et pour revenir à notre affaire, ce serait Baselitz, et cette autre chose, son tableau, Der Dichter (soit « Le poète ») peint en 1965 (Huile sur toile, 162.00 x 130.00 cm, Hors Collection).
Dans ce tableau, comme par défi, Baselitz rétablit la ligne de mire – et de quelle cruelle, de quelle troublante façon. Au cœur de la cible, au centre des lignes du temps, le poète (certains songent à la figure d’Antonin Artaud, qui a été si déterminante pour le peintre) est écartelé. Martyr obscène, crucifié flottant : à côté de la croix, sur le côté, les emblèmes de nos sociétés, voiture, arbre, maison. Croyances, désirs, attachements, religions douloureusement mettent en tension - et en même temps, rien qui tienne, permette un surplomb. Dans cette représentation grotesque et éprouvante, Baselitz n’épargne rien ni personne. Exaspéré, il ne croit plus en rien - et m’intéresse, m’interpelle qu’il place le poète au centre de cette exaspération là.
La question se déplace et se réactive : « nous n’écoutons pas vraiment ce que nous disons, ce que disent les poètes », écris-tu. En effet. Les surdités, de tous côtés, sont avérées. On ne lit pas de poésie. Les temps et, avec eux, les adhésions se sont modifiés. Le doute serait-il devenu complète incrédulité ? N’a-t-on plus rien à attendre du poète ? S’il était en ligne de mire chez Baselitz, cible pointée du doigt, victime toute désignée, qu’est-il aujourd’hui ? Héros et martyrs tristement peuvent témoigner : être au centre, comme au centre d’un tableau, n’a rien d’enviable. Mais alors, quelle place occuper ? Et, dans cette place qu’on occupe, que faire advenir, à quoi, à qui, aussi, faire de la place ?