Sabine Zuberek, La lente obsession des choses
Préface de Pierre Dhainaut
Couverture de Caroline Wasielewski
Sans escale, 2024 – 56 pages, 15 €
Isabelle Lévesque :
« Tourne la clef
crie le sifflet
démarrer
autour s’agrandit
l’œil a soif
ventre soulève
C’est le LA ! »
Tels sont les premiers vers du livre. Deux vers de quatre syllabes, un verbe, des notations physiques, puis l’idée d’un accordage préliminaire avec ce « LA » en capitales. Est-ce l’annonce d’un poème épique ?
Sabine Zuberek : Tu vois juste, Isabelle : les premiers vers ont la tournure d’un ébranlement épique. Impatients, énergiques, ils multiplient les focales. Ils tressautent, se cabrent sur la ligne du départ, déjà installés dans une inquiétude nécessaire à la recherche de ce rythme au ventre qui ravissait l’enfant. Je me relis avec toi. J’ai écrit depuis l’enfant que j’étais – voilà ce que je sais - depuis sa grande aventure devenue un mythe intime, depuis sa posture recommencée d’un départ héroïque dont le rituel a été inconsciemment modelé. Comme me l’écrivait un éditeur plein d’humour à propos de ce texte : « Accrochez-vous ! ça tangue ! ». Rires.
Plus sérieusement, il me semble que le jeune enfant, toujours hors de lui, toujours à l’assaut du monde, a à voir avec l’épique. C’est plus tard, vers l’adolescence, qu’il rentre en soi et tend au lyrisme. Disons que l’épique, tel que j’en bricole ici les tenants, était mon régime propre, non que j’étais une enfant turbulente : au contraire, mais ma nature profondément contemplative, mon goût des choses immobiles, mon imaginaire débordant mon corps avaient inversement besoin de sentir l’élan qui porte, l’arrachement, le soulèvement, le transport quasi amoureux. C’était une épopée enfantine nourrie de quelque chose de très mystique au fond : le ravissement des préludes, où immobilité et mouvement, pétrification et fébrilité se jaugeaient et s’accordaient avant tout déplacement physique. Réussir son départ, voilà l’exploit si l’on voulait poursuivre dans le registre de la poésie épique, la soif, le désir, l’horizon grand ouvert à l’initiation, le courage aussi. J’oserais dire que la poésie épique est l’enfance de la poésie.
Aussi le recueil n’est-il pas un poème épique dans le sens où il déroulerait la narration d’un accompli fabuleux et des lieux traversés. Mais il emprunte à l’épique quand il célèbre le merveilleux du commencement comme celui du parcours. J’aime beaucoup le terme que tu convoques, Isabelle, pour le poème initial : « l’accordage ». De même que s’accordent tous les instruments de musique avant que le chef d’orchestre n’en appelle à la première mesure, j’ai besoin de m’accorder de la sorte avant d’écrire. Écrire est un déplacement, écrire est mouvement en soi qui apaise notre instabilité intérieure. Les premiers vers du recueil seraient ainsi tout autant l’annonce d’un poème métaphysique dans ce qu’il s’apprête à sonder les rapports physiques (au sens scientifique) à la faveur desquels notre être parvient à se situer au monde et à se transformer.
Comme Hippolyte, l’enfant roi aimait toutefois sa monture mécanique car elle lui permettait d’aller et venir entre soi et le monde sans effort. Il aimait aussi les sésames au passé simple qui détachent l’action de la temporalité ordinaire.
Photo : Sabine Zuberek
I.L. :
« Rien nous mène
immense là ! »
Au fil des pages, c’est « là » qui apparaît, ou « là-bas ». Jamais l’adverbe « ici ». Quel est le lieu de « là » : un lointain, un « ici » passé, un horizon ? Un trou de transcendance dans un monde immanent quand tu écris, par exemple : « l’invisible là / le petit pan de mur jaune / le nôtre seul / à chacun » (p.47) ?
S.Z. : La grammaire distingue sémantiquement les deux adverbes : « ici » désigne en effet la proximité, le plus souvent spatiale, et englobe le sujet qui énonce ; le « là », l’éloignement, le lointain, la distance où se tient le « je », distance qui peut être temporelle. Quant à la locution « là-bas », elle ajoute l’imprécision, qu’elle désigne d’ailleurs le bas de la route ou le haut du ciel.
La poésie, dans une conception ontologique, fait vœu d’exaucer l’ici. François Cheng l’affirme : « La vraie gloire est ici ». L’ici est aussi humble que vertueux chez Pierre Dhainaut, il est sa pierre de rosette. Avec Yves Bonnefoy, dans son œuvre majeure Le Leurre du seuil (Mercure de France. 1975), gageons que l’ici bat entre « le doute et l’affirmation, le manque et la plénitude, l’épars et l’indivisible » (Jean-Pierre Jossua, « La parole de poésie selon Yves Bonnefoy », in Revue des Sciences philosophiques et théologiques, Vol. 86, n° 3, juill.-sept. 2002), dans un mélange de tranchant et de flou. L’ici incarne la présence de l’être dans son aspect le plus profond. Il est la présence contre la représentation. Je ne l’ai pas employé, cet adverbe, non, c’est vrai. Ce n’était pas vraiment conscient, du moins pas volontaire. J’y réfléchis à présent.
Ecrire la vertu de l’ici exige un long apprentissage de la parole, celle qui fera advenir la coïncidence du sujet et de son être au monde dans le silence. La parole poétique peut-elle même le saisir ? L’enfant, lancé à l’assaut du monde, de sa beauté et de sa connaissance, ne se pose pas la question de l’ici. Il y est par sa nature d’enfant. Il est dans un même temps à l’équilibre de toutes les directions. Les seuils ne sont pas un leurre pour lui. Il a la capacité d’une fascinante réversibilité de l’ « ici » et du « là », aussi bien du « là-bas ». Celle qui, plus âgée, a écrit ce livre, a envié sa nature perdue. Elle a souhaité retrouver en elle le lieu irrésolu de l’origine, dans la fébrilité d’un « là » transporté. Le « là » a été sa bannière d’exigence et de soif, le chatoiement sémantique de cette quête. Le « là », un « trou de transcendance », oui, sans doute. Le « là » est un frottement d’ailes. Le « là » épouse l’instabilité et le mouvement qui l’apaise. Le « là » n’est pas fermé. Il s’y trouve quelque chose d’un consentement à ce qui ne peut qu’affleurer. Le « là » est l’élan de l’être, son inquiétude, quand grandir n’a rien retenu de ce que savait l’enfant, hanté à jamais par « sa chambre qui roule ». Le « là » est un « ici » qui obsède, et ce n’est pas une pirouette des mots.
I.L. :
« l’enfant
sur la roue du monde
accoudée au rebord des figures
cils battant la mesure
par-dessus la mémoire
tremblée des cahots du rail »
Roue du monde ou du temps, les roues sont très présentes dans ton poème en plus de celles de la voiture ou du train. Un hymne du Véda affirme que le char du Temps a sept roues. Il dit aussi que, ce char, « Le montent les poètes qui comprennent les chants inspirés. / Il a pour roues toutes les existences. » (Hymnes spéculatifs du Véda, traduction de Louis Renou – Gallimard/Unesco, 1956). Les roues du poème tentent-elles d’instaurer une sorte d’éternel retour ? La vitesse du déplacement peut-elle conjurer l’usure et l’inéluctable ?
S.Z. :L’enfant sur la roue du monde était l’un des titres auxquels j’avais songé pour le livre. Ta question est donc, chère Isabelle, très pertinente. L’omniprésence du motif de la roue y est toutefois moins symbolique qu’esthétique, même si on ne peut exclure les notions de cycle et d’éternel retour que la roue convoque dans la pensée humaine comme dans la longue anamnèse du livre. La roue figure la grandeur et la malédiction de l’homme, le progrès et l’inéluctable chute. Elle est recommencement sans fin, mais aussi à l’origine de l’histoire de la mobilité. Elle est ce qui mène à l’écriture pour conjurer les faux départs et les déplacements désincarnés. Elle promet le retour à l’initiale. Mais elle est d’abord une manière de voir et de ressentir.
La roue dans le livre répond, je crois avant tout, à un programme visuel et esthétique. Caroline Wasielewski l’a bien saisi dans l’œuvre picturale qu’elle a conçue pour la Première de couverture. Cercle ou disque, la roue est la perfection formelle élémentaire. Sa forme a configuré mon œil d’enfant : le voyage et la vitesse, associés à la voiture ou au train, ont modelé ma perception dans l’ordre de la sensation et de l’imaginaire. J’ose parler de simultanéité, celle de la couleur, du contraste, du mouvement et du rythme dans l’appréhension du réel et du temps. Quand, plus tard, j’ai découvert les recherches esthétiques du Simultanéisme en peinture et en poésie, en particulier les roues colorées de Sonia Delaunay, tous les artistes de la modernité qui ont incarné la formidable expression de Roland Barthes, « l’immobilité vive », j’ai été remuée comme l’enfant que j’avais été. Quels souvenirs prégnants ai-je gardés de ces voyages d’enfance, si ce ne sont ceux d’une obsédante « immobilité vive » ? De fabuleux effets d’optique qui ont été des angles de la beauté, une structure mouvante donnée à la matière du monde, des points d’intensité portés par le mouvement à un tel degré qu’ils ont à jamais franchi le temps chronologique. Un disque de feu qui grossit ou décline dans l’approche de la ligne d’horizon, des taches colorées qui remuent sous la paupière et se chevauchent au gré du mouvement pour former une tierce couleur, des formes qui se rapprochent, se combinent, animent la surface en des formes aussi neuves qu’éphémères…La roue anime le relief et bientôt le monde entier circule. Il me semble que j’aime le cinéma pour cette même raison. L’œil est charmé par le leurre de la roue. Robert Delaunay parlait, je crois, de « peau du monde », quand il évoquait l’agencement de ses disques de couleur. Tout cela a l’air très intellectuel. Il y a en réalité un plaisir charnel de la route, toute une atmosphère vibrante et impressionniste autour du déplacement que je n’explique pas, parce que c’est là, au début, comme une équation de la perception.
Photo : Sabine Zuberek
I.L. :
« On s’engagea dans la voie
Et ce fut »
Voie du chemin de fer, chemin spirituel, cours de la vie ? Le poème se présente comme une Genèse personnelle, ou plus largement humaine. Tu écris aussi :
« Petite
entre le père et la mère
attend la grande route
elle aimera pour toujours
aller en voiture
et les trains
voir tout ce qui vient
et ravit la seconde »
Un verbe au futur semble prophétiser une vocation, un destin. Que trouve-t-on à l’origine, l’élan du départ ou les mots qui le précèdent ou l’accompagnent ?
S.Z. : Oui, Isabelle, la voie est un peu tout ce que tu énumères. Elle est l’ossature de mon réel, la ligne de vie à partir de laquelle le monde s’est distribué en paysages autour de moi. Elle relie un puissant chapelets d’images anciennes jusqu’à se fossiliser en une abstraction de chemin qui n’a plus ni début ni fin, un tronçon de voie romaine à l’air libre en somme, et que je dois emprunter pour retrouver tous les lieux qui comptent. Elle est un tracé dans la mémoire, une digue sur la mer. Elle œuvre à démêler la confusion, les solitudes, les friches de l’enfance. C’est comme regarder un tableau, l’œil y trouve un chemin, s’engage et relie à chaque fois des points qui ne sont plus les mêmes.
Mais la voie est aussi bien réelle. Je suis avant tout une amoureuse des cartes routières, des écheveaux de rails, des ponts, des viaducs, toutes ces voies que l’homme a ouvertes sur les paumes du monde pour en faire des paysages, rejoindre les rives, ouvrir un passage. J’aime la géographie ! Les voies sont les constellations de la Terre. L’homme a besoin d’une direction, me semble-t-il.
S’il y a vocation, elle réside dans l’appel de la route. Au départ, il y a l’élan qui trouvera les mots. Je ne sais jamais lesquels avant. Les premiers se bousculent, mais se précipitent et sont aussitôt recouverts par d’autres qui brûlent moins. L’on sent qu’on s’éloigne de ce qui appelle. Il faut rétrograder et repartir.
I.L. : Saint-John Perse écrivait à Roger Caillois : « [J]e m’étonne grandement de voir des critiques favorables apprécier mon art comme une cristallisation, alors que la poésie pour moi est avant tout mouvement » (Saint-John Perse, Œuvres complètes – Gallimard, 1972). Ton poème vertical semble tracer une voie mouvante et rapide, avec de nombreuses ellipses. Te sens-tu toi aussi du côté du mouvement ? S’agit-il de recommencer ou multiplier les départs ou de conserver et prolonger l’« élan initial » ?
S.Z. : Effectivement, Isabelle ! Les versets de Saint-John Perse, je pense en particulier à ceux de Vents, sont animés d’un vaste mouvement, celui des vents dominants qui soufflent vers l’Ouest du renouveau, le dépouillement des oripeaux, et orientent son pneuma d’athlète. On peut parler d’une géographie des poèmes de Saint-John Perse. Et quel rythme ! Tu cites, tu le sais, l’un de mes modèles en poésie.
Je me situe aussi, bien plus modestement et pour un enjeu différent, du côté du mouvement. Entrevoir intacts l’élan initial, la chambre fugitive, la préhistoire où tout a été donné mais où tout reste possible, voilà l’enjeu de La lente obsession des choses. Faire rouler à nouveau la chambre qui hante pour lui trouver de nouvelles perfections, car je ne crois pas toutefois que le mouvement empêche la cristallisation. L’élan recherche l’éclat. Et l’éclat n’est pas dans le souvenir, il est dans l’écriture du souvenir.
Un poème vertical marqué, c’est vrai, par la brièveté, l’ellipse, les changements de vitesse. Des embardées poétiques ? Mon éditeur, Valéry Molet, avait été surpris (peut-être gêné) de l’absence fréquente de déterminants dans mes vers. Je ne songeais pas à les mettre, je n’en avais pas le temps de peur de figer ce qui remuait de la route prise de mémoire. L’élan court à l’essentiel, à ce qui bat, à ce qui vit. Les mots venaient à l’oreille attentive, sans rien de préconçu. Il y avait dans l’écriture quelque chose des propriétés chimiques du chrome ! Il fallait partir léger et en rythme ! Les noms ou les verbes s’imposaient comme des perspectives, des angles d’attaque sur le paysage de la mémoire : ils n’entraient pas dans la composition linéaire d’une phrase, mais constituaient plutôt le rapport d’équilibre et d’intensité à partir duquel l’avoir eu lieu pouvait surgir. Je ne racontais pas une histoire, je ne fixais pas une carte postale un peu jaunie. Aucune nostalgie, non. Je recomposais le mouvement vers l’éclat. Et le rapport de la voix à l’oreille était la seule mécanique valable.
I.L. : Parmi les éléments mouvants et changeants du poème, on peut remarquer que le personnage principal reçoit diverses désignations : « petite », « l’enfant », « je », « elle »… Quant aux temps des verbes (parfois omis), ils peuvent se référer au présent, au passé, ou même, comme on l’a vu, au futur. L’anamnèse que constitue en grande partie le poème reprend-elle l’absence de chronologie des réminiscences ? D’où vient ce miroitement kaléidoscopique ?
S.Z. : Ma tête est un vaste kaléidoscope ! Rires…disons que le temps humain, tel que chacun le perçoit, n’est pas linéaire et que la mémoire n’a de contrainte qu’elle-même. Il y a donc un centre quelque part, je l’ai dit, une chambre d’été, c’est plus qu’une image. J’en ressens toute l’épaisseur sensorielle. De ce centre plus ou moins opaque partent des ramifications vers des lieux qui se superposent à la chambre originelle et où se tiennent d’autres « moi » passés. Rien de bien original dans ce que je dis là : partir à la recherche du temps perdu a été la grande aventure littéraire. D’où écrit-on ? C’est bien ce que cherche l’écriture, un lieu, à la fois en soi et hors de soi.
La « petite » est mon personnage préféré, dont j’ai rehaussé la présence dans le livre, sur les précieux conseils de Cécile Guivarch. J’ai de l’affection pour la « petite », elle est le sésame pour un certain pays enchanté, mais ce « pays court devant soi » et la « petite » est aussi mouvante que les paysages qu’elle traverse et l’écriture qui la traverse. On peut prendre plusieurs fois la même route, les choses ne s’agencent jamais de la même façon. Et puis la route, les rails endorment et la « petite » rêve un lieu vaguement familier qui se déforme sous les couches du temps. Elle est le sténopé dans la camera obscura. Mais l’inconvénient du dispositif, c’est le manque de luminosité. Quelque chose échappe comme sous l’effet de la vitesse.
Et puis il y a le miroitement des lectures de la « petite ». Chaque fois que je cherche à retrouver cette « chambre originelle » (que je ne date pas précisément), ce qui en émane a toujours plus ou moins la texture du jardin d’Yvonne de Galais, à peine entrevu dans mon souvenir de lectrice : « On allait aborder, semblait-il, dans le beau jardin de quelque maison de campagne… ». Ce que je qualifierais de mouvement-prélude, essentiel à l’irruption de la joie enfantine. Ces pages lumineuses du roman Le grand Meaulnes, j’en ai tant rejoué l’approche suspendue, le plaisir qui se dérobe, l’émerveillement, qu’elles doivent avoir contaminé la perception de la « petite ». Une grande part de volonté entre dans cette contamination. J’ai le souvenir précis du livre d’Alain-Fournier posé à côté de moi sur la banquette de la voiture, car je lisais en voiture (et j’étais malade). C’est un livre que j’ai lu tôt et plusieurs fois d’affilée. Il fait partie de mon rituel de la présence irradiante. Je ne sais si ces termes existent déjà ni ce qu’ils désignent si c’est le cas. Mais ils traduisent ce lieu en moi qui rayonne sous certaines conditions réunies que j’appellerais préliminaires. Je parle ici de désir.
Photo : Sabine Zuberek
I.L. :
« Dis, est-ce qu’on est loin déjà ? » p.55
Dans sa Prose du Transsibérien et de la petite Jeanne de France (Denoël, 2005), Blaise Cendrars répétait, comme un refrain : « Dis, Blaise, sommes-nous bien loin de Montmartre ? »
Si Jeanne a hâte de retrouver sa ville, dans ton poème le désir est plutôt de s’en éloigner : s’agit-il d’une sorte de fuite ? Si le voyage en transsibérien de Blaise fut, semble-t-il, imaginaire, les voyages de La lente obsession des choses sont-ils réels ?
S.Z. : Tu as parfaitement reconnu, Isabelle, la référence au célèbre poème de Cendrars, l’auteur auquel j’ai consacré mes années universitaires. Je ne dirais pas, concernant mon poème, qu’il s’agit d’une fuite. Il y a trop d’enthousiasme à partir. S’éloigner des villes, je ne sais pas. J’aime beaucoup les villes, celles du Nord en particulier, avec leurs tramways, leurs gares. M’éloigner du lieu dans lequel j’ai vécu toute mon enfance et mon adolescence, sans doute, oui. J’étais attachée au jardin de mon enfance, pas au paysage dans lequel j’ai grandi. Je m’y sentais en exil pour des raisons qui n’ont pas d’importance ici. Les voyages de mon livre combinent le réel et l’imaginaire : il y a toujours transfiguration quand on écrit. Le lieu par excellence n’existe sans doute pas, sinon dans le mouvement de l’écriture.
I.L. :La lente obsession des choses comporte beaucoup de noms de lieux, parfois sous forme de petites listes. Ils ne semblent pas être des étapes mais plutôt des jalons dans des paysages esquissés. À ce sujet, Jean-Christophe Bailly écrivait : « [L]es noms légendent la terre. Le paysage, tout paysage est plein de noms et de silence, et le silence n’est pas l’opposé des noms, il est leur preuve, leur limite, la preuve qu’ils touchent à cette limite, qu’ils sont seuls à la toucher ainsi, en l’ébruitant » (Panoramiques – Christian Bourgois, 2000). Cela correspond-il à ta façon d’employer ces noms ? Quelle est pour toi l’importance du silence en poésie ?
S.Z. : Je ne connaissais pas ce propos de Jean-Christophe Bailly et tu me donnes envie de découvrir ses Panoramiques, Isabelle. Tu mets, par cette citation très juste et l’orientation de ta question, le doigt sur l’importance des noms de lieux dans mon écriture qui est sans doute à l’origine de mon goût pour le langage. Et je te remercie vivement pour cela. Tu auras peut-être lu, dans la première forme de ce que fut Le Chignon, court récit autobiographique, ce passage où je raconte le petit jeu de route que nous avions en voiture avec mes parents et mes sœurs. Il consistait à imaginer, à partir des sonorités des toponymes accordés à la réalité des paysages, pour quelles raisons tel lieu avait hérité de tel nom ou ce qu’y faisaient leurs habitants. A chaque panneau, nous nous gargarisions avant d’entrer en contemplation. Il fallait dire à la fin. Nous étions sages en voiture ! Certains noms plus que d’autres déclenchaient la rêverie, qui n’avait rien à voir avec la charge patrimoniale du lieu, son imagerie d’Épinal ou le pittoresque de la vue : Saint- Circq-Lapopie, Alba-La-Romaine, Rocamadour, Rivière-Enverse, Callonges-La-Rouge, Baume-Les-Messieurs, La Bastide-Clairence…La plupart de ces villages, nous ne nous y arrêtions pas. Il valait mieux s’en tenir à la poésie des noms. Elle nourrissait notre culture familiale de manière aussi loufoque qu’exclusive. Il y avait dans ces noms que nous prononcions tout bas, après le la maternel, un agent sublimateur qui fonctionnait un peu comme la Balbec de Proust.
Au seuil d’un monde énigmatique, plein et uni, l’homme à la sensibilité chétive s’est toujours ajusté par le pouvoir de nommer et de légender la terre. Si le monde est la demeure du silence, les mots qui visent à l’appropriation des lieux, des êtres et des choses avoisinent les pauses d’humilité et d’écoute qui sont notre petite musique d’accoutumance. Legenda est, ce qui doit être lu. Les paysages sont d’abord à lire. Ils sont des tracés silencieux autour de la ligne d’horizon, un alphabet muet qu’il est malaisé de circonvenir. Les toponymes sont des jalons, oui, qui suspendent la voix de l’homme au sein de cette indifférence muette.
Le silence a donc l’unique place en poésie. Tous nos mots sont faibles à côté. Le langage est défaillant. Non toutefois la parole du poète, si elle consent à sa précarité et réconcilie sans peser la voix et le silence, les mots et les pauses, comme en musique.
Photo : Sabine Zuberek
I.L. :
« la manœuvre est souvenir
du juste écartement
des mains sur
le fin volant de bois » p.48-49
« Ulysse un soir
n’est pas rentré
et Pénélope s’est mise à écrire » p.66
Ulysse et Pénélope apparaissent trois fois dans le poème. Si Ulysse est le héros du voyage, il est aussi celui de la mémoire au risque de l’oubli. Le poème a-t-il pour enjeu la lutte contre l’oubli ? Peut-il fixer ou construire le vestige : « l’unique survivance, à la fois reste souverain et trace d’effacement » (Georges Didi-Huberman, Devant l’image – Minuit, 1990) ?
S.Z. : La mémoire n’est jamais qu’un cheminement vers le souvenir, un voyage de retour, elle a mille ruses pour nous égarer, mais je ne crains pas l’oubli. Si la parole accueille l’inquiétude, elle veillera à maintenir la vigilance. C’est la patience de Pénélope qui répond à l’indigence de l’épopée du retour, à l’étrangeté du monde, à son mutisme. Dans la lumière d’Ithaque, elle tisse sa chambre d’été, la faisant le jour, la défaisant la nuit. Elle sait « l’approche recommencée », pour reprendre les termes de Pierre Dhainaut, et déjà la profondeur du ciel, les champs à perte de vue, la tendresse diffuse des présences muettes, ayant éprouvé la course du temps et l’appel des espaces au bout de ses doigts. Elle incarne « l’immobilité vive » dont je parlais plus haut. Elle sait qu’aucune demeure digne de ce nom ne peut se bâtir sans persévérance. Ulysse fait la course, invente des corridors entre les parois de pierre, s’énivre puis se défait de tout ce qui le dévie de sa voie. Ils seraient les deux faces de la poésie. Mais la persévérance est la plus belle des qualités en poésie, même si la fulgurance a ses séductions.
I.L. :
« Le rétroviseur s’est embrasé Orphée pourrait périr
entre deux mornes platanes » p.35
Le voyage perpétué, qui pourrait sembler adamique, n’est pas sans danger. Le risque est toujours présent de « partir dans le décor / un peu plus vite qu’au pas ». L’accident évoqué, tôle et page froissées, peut-il briser le rêve et le poème ? Est-il un signe funeste pour l’avenir ?
S.Z. : Oui, le risque et l’accident sont le revers de l’entreprise, mais ils sont constitutifs du rituel du voyage comme de l’écriture du poème. Ils sont la preuve que la route ne peut se prendre sans être entièrement attentif à ce qui se joue sous le pas. Le risque vient toujours de ce que l’on amoindrit ou augmente l’espace au lieu de le parcourir avec confiance. L’élan demande de l’audace, celle de l’enfant que l’adulte a oubliée. L’accident guette donc. On ne s’est pas arrangé du sol, on a été présomptueux. Mais le risque préserve aussi de l’illusion d’être arrivé, du figement et de la clôture de la vue. Il s’agit toujours et encore de « s’installer dans l’approche », écrit Pierre Dhainaut dont le propos sur la posture du poète est lumineux et m’a aidée à écrire. Rien de funeste donc !
Photo : Sabine Zuberek
I.L. : « Qu’elle quitte
elle ne quitte pas vraiment ne quittons pas
oh non pas »
Dans sa préface, Pierre Dhainaut fait remarquer que, dans la deuxième partie plus brève du livre, tu sembles te « laiss[er] deviner sous les traits d’une des petites filles peintes par Paul Delvaux dans « une gare de haute forêt », seule ». S’agit-il cette fois d’une peur de la perte de la chambre immobile, du danger mortel que figure l’advenir ?
S.Z. : Oui, Pierre Dhainaut a bien deviné ! Nous avons tous les deux souvent évoqué la Fondation Delvaux de Saint-Idesbald près de Dunkerque, de l’autre côté de la frontière entre la France et la Belgique. J’y suis allée, enfant. Les tableaux de Paul Delvaux m’avaient vraiment troublée, autant par leur mise en scène d’un érotisme désaffecté, que parce que j’avais l’impression, en les regardant, de déambuler en rêve dans mon propre environnement domestique. En dehors du spectacle de la nudité qui était proscrite à la maison, notre intérieur familial avait ce même aspect théâtral, artificiel, antique que l’on retrouve dans les tableaux de Delvaux : je parle du mobilier, des tentures, des lustres qui me rappellent les compartiments d’un train de luxe ancien. Ma mère, en tout corsetée, avait des goûts dramatiques en matière de décoration. Par ailleurs, notre maison donnait sur des rails et des trains que je voyais de la fenêtre de ma chambre d’enfant. La nuit, c’était un défilé de silhouettes aussi mystérieuses qu’obsédantes. Les fillettes des tableaux de Delvaux me fascinaient parce qu’elles seules me semblaient vivantes. Je songe aux tableaux suivants : Toutes les lumières, La Gare forestière, Solitude ou Trains du soir… Je crois avoir fait à cet âge l’expérience d’une forme de poésie en ce qu’elle faisait surgir l’insolite au cœur du familier. Toute recherche d’un sens était inopérante, je le sentais bien, mais cela ne me dérangeait pas. Je me sentais face à une vue étrangement familière, laquelle est venue se fixer dans le cadre des impressions d’enfance. Plus tard, j’apprenais que Delvaux livrait dans ses tableaux sa propre mythologie enfantine, répétait des scènes d’enfance. Une autre Odyssée.
Oui, j’ai peur parfois de ne plus être hantée par les vues de la petite ; du moins je crains qu’elles ne perdent de leur intensité vibrante, de leur lumière.
I.L. : Tu as placé en épigraphe du livre deux vers de Pierre Dhainaut :
« Tout l’art consiste à équilibrer l’éclat et l’élan
ou plutôt, dans cet ordre, l’élan et l’éclat. »
Chacun de ces deux mots apparaît une dizaine de fois dans le livre. Tu proclames la nécessité de « l’élan avant toute chose » mais aussi de « s’élancer vers l’éclat ». Ces deux vers programmatiques ont-ils conduit l’écriture du poème ?
S.Z. : « S’élancer vers l’éclat » serait bien en effet le programme, tout autant que mon régime d’écriture. Les deux vers de Pierre Dhainaut placés en épigraphe sont à l’origine une phrase en prose extraite de la toute fin de la lettre qu’il m’avait adressée le 15 janvier 2022. Nous nous vouvoyions encore. Entre autres sujets, il avait eu l’extrême gentillesse de me rassurer sur le début de la toute première version du livre. Il m’écrivait : « J’ai lu et relu la première partie de votre livre. Je perçois tout de suite la nécessité de cette grande anamnèse, le mouvement, je devrais dire l’empressement de l’écriture, est évident. Vous aimez l’intense (c’est votre adjectif), et donc l’éclat, « l’éclat du sourdre », et l’élan vous emporte. C’est la sensation que sans cesse éprouve le lecteur. Je suis persuadé que vous ne vous interromprez pas : la suite ne demande qu’à venir, laissez-vous conduire par le rythme. Après, le moment venu, il sera temps ou d’élaguer ou de ménager quelques pauses pour retrouver le souffle. Tout l’art, me semble-t-il, consiste à équilibrer l’éclat et l’élan ou plutôt, dans cet ordre, l’élan et l’éclat. »
A vrai dire, je n’étais pas complètement rassurée, je retenais surtout les dernières lignes de la lettre de Pierre : la nécessité de « retrouver le souffle », clef de voûte de la poésie dhainautienne, de se laisser conduire par le rythme, de trouver le juste équilibre entre inspiration et expiration, entre élan et pause, voix et silence afin de ne pas quitter la voie. Je savais que je n’y étais pas encore. Ces conseils de Pierre, qui prenaient la forme d’un bref manifeste poétique, je les ai alors gardés sous les yeux jusqu’à l’achèvement du livre, et plus encore lors de sa relecture finale. Il avait su voir avant moi ce que pouvait être le livre, j’espère ne pas l’avoir déçu. Dans ces deux mots, « élan » et « éclat » qui ponctuaient mes vers, il avait entendu la mesure et la pulsation exactes. Il était donc tout naturel que la phrase qui avait guidé mon écriture figure à l’entrée du livre. J’en ai fait, avec l’accord de Pierre, les deux vers que tu cites, Isabelle.
Photo : Sabine Zuberek
I.L. :
« le moindre des poètes
est physicien éprouvé
de la visibilité
et de son mystère » p.51
Comment envisages-tu ce « mystère » ?
S.Z. : Vaste sujet sur lequel je ne saurais m’étendre ici. Je dirais au débotté et en me restreignant au sujet du livre : le mystère du monde entrevu par l’enfant qui, fort heureusement, n’a encore ni les mots ni la raison suffisants pour démêler et du même coup appauvrir le rapport radical qu’il a au réel. L’enfant est un physicien qui s’ignore dans la mesure où il sait naturellement s’arrêter sur le seuil du mystère et accueille le secret dans toutes ses entreprises d’élucidation ; le poète est un physicien qui a fait le choix d’ « enfoncer le monde » pour reprendre l’expression de Jean-Pierre Richard (Poésie et Profondeur, Seuil, 1976), plus attentif aux signes qu’à leur résolution. Il fait du mystère sa nourriture silencieuse. C’est en cela que sa parole n’enferme pas, toute tournée vers l’écoute du monde. Le poète est un enfant qui a trouvé sa voix d’homme. Je suis loin de me considérer comme telle. J’affirme seulement que nous avons besoin du mystère, alors même que les sciences physiques m’ont toujours fascinée. Dans son discours de réception du Prix Nobel (1960), Saint-John Perse affirmait : « Mais du savant comme du poète, c’est la pensée désintéressée que l’on entend honorer ici. Qu’ici du moins ils ne soient plus considérés comme des frères ennemis. Car l’interrogation est la même qu’ils tiennent sur un même abîme, et seuls leurs modes d’investigation diffèrent. »
Je constate, chère Isabelle, que j’en suis à dix pages et me dis qu’un premier livre ne mérite pas tant d’attention. Cet entretien est un cadeau que tu me fais. Infiniment merci pour la précision de ta lecture et tout ce que tu as vu que je ne soupçonnais pas. Parler ainsi de mon livre m’en fait disputer les contours.
Note sur les photos : Toutes les photos qui accompagnent cet entretien ont été prises par Sabine Zuberek lors d’un voyage « (en voiture et à pied !) dans les Highlands en Ecosse (Les Trossachs, les Cairngorms, Glencoe) et sur L’Île de Skye, en avril 2023 » : « Une abstraction fulgurante de ce que j’aime le plus de la conjonction entre un paysage, la route, l’œil. »
Agrégée de Lettres modernes, Sabine Zuberek vit et enseigne à Lille. Elle est poète et critique littéraire. La lente obsession des choses est son premier livre publié.
Sabine Zuberek et Sabine Dewulf ont fondé en 2021 le Prix Pierre Dhainaut du livre d’artiste pour un public scolaire et créé en 2023 l’Association des Amis de Pierre Dhainaut qui publie la revue numérique Augural. https://www.facebook.com/AmisPierreDhainaut/