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13 questions d’Isabelle Lévesque à Pierre Dhainaut

mercredi 15 juillet 2020, par Cécile Guivarch

 

 

En 2012, à Charleville-Mézières
Photo de Daniel Martinez.

Isabelle Lévesque : Pour voix et flûte comporte 3 parties. La première, « D’abord et toujours », évoque un passage à l’hôpital. La seconde, « Un mot pour un autre », évoque plutôt la naissance du poème. La troisième, « Lecture de lumières », évoque le pouvoir de la poésie. Mais on pourrait dire également que chaque partie évoque le tout. Par contre les formes sont différentes : distiques, puis tercets, puis sizains. La forme d’ensemble a-t-elle préexisté à la rédaction du poème ? As-tu écrit les trois parties dans l’ordre de la publication ?

Pierre Dhainaut : Je n’ai pas écrit les trois parties de Pour voix et flûte dans l’ordre où le livre les présente : j’ai commencé par la dernière, qui portait alors un autre titre et qui, me semblait-il, se suffisait. Ce n’est que quatre ou cinq mois plus tard (septembre – octobre 2018) que sont venues les premières.
La fin demanda que je passe par différentes étapes pour la rejoindre et peut-être en saisir la portée. Ce processus n’a rien d’exceptionnel, du moins pour les poèmes. Leur écriture ne me paraît juste que si j’ignore ce qu’il me faut dire, je le découvrirai sans que j’intervienne à sa place, en essayant d’être aussi attentif que possible à ce qu’elle exige, le nombre de vers, par exemple, du distique au tercet, puis au sizain – oui, une amplification–, et le rythme. Ce que j’appelle l’attention ou l’écoute a le mérite d’atténuer l’emprise de la volonté, du savoir et du savoir-faire : la patience n’exclut pas la vivacité, au contraire.
Le poème nous invente. Après coup, la logique se révèle, des différentes parties du livre, du séjour à l’hôpital au retour au poème, mais il va de soi que toutes, quels que soient le moment ou le lieu, le bloc opératoire, la chambre, la table de travail, s’interrogent sur le pouvoir des mots : quelle influence aura la poésie dans une mise à l’épreuve ?

I.L. : Comment peut-on lire des lumières ?

P.D. : À l’origine, la troisième partie s’intitulait « Transferts de souffles », mais ayant repris cette expression pour désigner une anthologie de mes poèmes d’autrefois, celle dont tu as rédigé la postface, j’ai dû la remplacer. À vrai dire, tous les livres, s’ils sont nécessaires, sont des « transferts de souffles », ils transportent, ils transforment ce qui leur donne vie.
Le nouveau titre, tu me l’as rappelé dans l’article que tu as consacré à Pour voix et flûte (ici même à Terre à ciel), je l’avais employé il y a très longtemps. Il a de multiples connotations, et sans doute, si je me souviens bien, ai-je d’abord pensé aux Leçons de ténèbres de François Couperin, « leçons » signifiant « lectures » : j’insistai sur l’aspiration à la lumière qui, pour moi, caractérise la poésie. Dès que quelques mots se rassemblent et qu’ils disent plus qu’eux-mêmes, serait-ce dans le malheur, le malheur n’est pas absolu. C’est ce que comprend dans le poème initial de Pour voix et flûte celui qui vient d’être anesthésié : dans « le grand sommeil », il n’emportera pas des images, mais des syllabes, des « syllabes heureuses ».
Exemplaire, l’art de lire qui consiste à métamorphoser une suite de vocables en les faisant entrer en résonance dans l’espace intérieur. La résonance est lumière. Nous mesurons l’intensité d’un poème à cette action qui est la sienne propre d’éveiller une voix, la plus profonde n’étant pas celle d’un seul individu.

I.L. : Dans la 3e partie, tu écris :
« Bleu, la sonorité première
à voir le jour, bleu dans le bleu, bleu pâle
dans le bleu profond ou bleu profond
dans le bleu pâle, de rameau en rameau
sous le ciel de la mer,
tu n’as jamais fini de naître. »
Est-ce le bleu des encres de Caroline François-Rubino ? Quelles correspondances perçois-tu entre les peintures de celle qui a déjà accompagné plusieurs de tes livres et tes poèmes ?

P.D. : Non, le bleu de cette strophe n’est pas celui des encres de Caroline François-Rubino. À plusieurs reprises lors de mon hospitalisation, on m’a administré de la morphine dont les effets sont très variables. J’ai fait des rêves absurdes, mais j’ai eu droit, un matin, à la vision d’un arbre qui faisait respirer toutes les nuances du bleu, une splendeur. Elle respirait en moi comme je respirais en elle. Une voix me disait : « Ne cherche plus, c’est cela, la beauté, c’est cela que tu dois dire, c’est cela… » Après des semaines de mutisme, j’entendais de nouveau la voix familière. Comment la mériter, cette vision ? Le livre entier tente de répondre.
Caroline a été tout de suite sensible à ces vers qui célèbrent sa couleur de prédilection, et je suppose, elle ne me l’a pas dit, qu’elle a imaginé à partir d’eux l’ensemble de ses illustrations. Elle utilise ce mot aujourd’hui méprisé : elle met en lumière, dit-elle. Ses encres figurent en tête du livre, de chaque partie ensuite, ouvrant des perspectives où les poèmes pourront respirer. Voici des herbes, des arbres, des lignes de crête ou d’horizon qui tressaillent, qui rendent visibles ces souffles dont les poèmes ont tant besoin. L’illustration n’a rien de redondant, elle ne redouble pas le texte, elle ne s’y ajoute pas : je ne puis désormais séparer mes poèmes de ces lavis d’encre au calame. Caroline et moi sommes les co-auteurs de Pour voix et flûte.

I.L. : Tu mets très en avant les mots dans leur individualité, le dessin de leurs lettres et peut-être plus encore leur qualité sonore. Mais qu’en est-il du rapport entre eux et cette syntaxe qui t’est si personnelle, avec ces longues phrases qui enjambent les strophes ? Comment conçois-tu le rapport entre syntaxe et versification ?

P.D. : Je ne pourrais me servir d’une machine pour écrire un poème : de chacun de ses mots, même lorsqu’il s’agit d’un brouillon, je tiens à tracer toutes les lettres, et en les voyant ainsi j’en évalue le volume, j’en devine les capacités d’échos. J’ai besoin de même des vers dont les lignes et les marges sont inégales : le regard n’y étouffe pas comme dans les massifs de prose, il se convertit volontiers en écoute. Tout le temps où le poème prend forme, je me fie à l’oreille. Sans que je le décide, les mots s’aimantent et se ramifient moins en fonction de leurs significations que de leurs sonorités. Certains poèmes sont dictés, j’allais dire soufflés par la reprise d’une voyelle ou d’une consonne ou d’un groupe de voyelles ou de consonnes, la musicalité qui n’imite pas, qui engendre. Je le constate avec le recul, et dans le travail de revision (il faudrait un autre nom), je m’attache à repérer les mots de trop, qui ne sont que de moi, voulus par moi. Ne reprochons pas au langage verbal son insuffisance, son manque de présence, n’accusons que notre ouïe. Le poème en multiplie les ressources créatrices.
J’aime les poèmes brefs, mais je n’y ai recours que si j’ai d’abord pris le risque d’en écrire qui sinuent en de longues phrases ou séquences : l’objet qu’elles recherchent se dérobe, indéfiniment, elles ne répugnent qu’à mettre un point. Un point, c’est tout, cette formule me fait horreur : ce n’est jamais tout. Ces poèmes-là ne se développent pas, ils inventent une langue incertaine. C’est de la syntaxe que je me suis toujours méfié, contraignante, dont l’ordre est strictement intellectuel : la poésie la déborde. L’usage du vers contribue à cette transgression. Les enjambements feront que syntaxe et versification ne coïncident pas, ils donneront du mouvement. Rien n’est acquis, rien n’est stable.
À nous, pour que tout reprenne, d’avoir l’écoute assez fine et le souffle assez large.

I.L. : Tu écris « nous » (pluriel) là où le lecteur attendrait « je » puisque tu évoques ta propre expérience. Pourquoi ce choix ?

P.D. : Il y a plus de quarante ans que j’ai proscrit des poèmes le pronom de la première personne du singulier. Dans un dialogue, il est normal que je l’emploie pour ne pas conférer à mon propos une valeur trop générale, je déteste les plaidoyers et les manifestes. On a tellement abusé du moi que, pour mon compte, je ne le supporte guère, il est un obstacle dans la recherche de ce qui renouvelle le langage et avec le langage entretient en nous une disponibilité favorable à l’accueil. Si je ne craignais pas la grandiloquence, je dirais que, dans cette voie, l’écriture devient une ascèse.
Mais je vois bien quels problèmes soulève ta question. Un livre comme Pour voix et flûte qui dans sa première partie relate une expérience si profondément vécue justifiait que je parle en disant je, sans gêne. J’ai dit nous parce que dans les salles de réanimation et dans les chambres, serions-nous isolés par la douleur, isolés aussi dans ce qui nous reste de désirs et de souvenirs, nous ne sommes pas seuls. Au fond, nous sommes anonymes, et tant que nous sommes à l’écart entre les murs de l’hôpital, surtout les premiers jours, nous appartenons au même monde, nous sommes les compagnons d’un même destin. Je n’étais qu’un patient parmi d’autres. Le problème n’en subsiste pas moins : pourquoi ne pas assumer la part inévitablement subjective de la poésie puisque de toute manière il est impossible de la masquer ? Je m’avise également que si l’ascèse était effective, elle nous conduirait à la disparition du langage et du poème. Tu vois, je n’ai pas réussi à dénouer l’aporie, qu’importe : il existe des tensions qui nous mobilisent. Et puis, surtout, phonétiquement j’aime beaucoup le nous – autant que le toi.

I.L. : Pour toi, la poésie naît-elle toujours de l’expérience ?

P.D. : Une expérience a lieu, grâce à laquelle un poème advient. Dans cette perspective, les mots ne sont plus chargés de rendre compte des événements passés : ils le feraient, ils serviraient, ils perdraient leur force. Ils n’en sont pas moins porteurs d’une mémoire, et laissés libres, ils lui donneront libre cours. Le vécu que nous croyons connaître sera projeté dans la dimension nouvelle, inconnue, du poème : les événements qu’il évoque, c’est le verbe exact, y deviennent fondateurs.
Après, Perpétuelle, la bienvenue (reprise dans Transferts de souffles), Pour voix et flûte, Une porte après l’autre après l’autre, tous ces poèmes sont liés à l’opération, un double pontage, suivi d’une septicémie, mais si je mets à part Après, ils ont été écrits de façon indirecte, sans que j’établisse un projet, sans que je veuille apporter un témoignage, ce n’est pas leur rôle.
Un séisme a eu lieu, les livres en sont des répliques. N’y en aura-t-il plus ? Je n’en sais rien. L’acte d’écrire, quand est revenue l’énergie physique, a été un acte de survie, il a participé à l’indispensable, interminable rééducation. La douleur, les longues nuits de fin du monde, les poèmes ne les ont pas exorcisées, ils ne les ont pas justifiées, ils les ont inscrites, toujours menaçantes, susceptibles de revenir aussi rudes, au cœur de la vie plus vivante. Ils m’assurent que, même alors que je la pensais perdue, même alors que, en apparence, je n’y pensais plus, la poésie continuait d’agir, ne souhaitant que resurgir.
Un poème ne s’achève pas, aucune expérience, dit-il, ne s’achève.

I.L. : Les notes de sagesse et celles sur l’écriture, que tu places généralement en fin de volume dans des pages en prose, semblent cette fois parfaitement intégrées aux poèmes eux-mêmes. Pourquoi ce changement dans la construction du livre ?

P.D. : Cherchons-nous la sagesse, Isabelle ? Sagesse et poésie, sans être antinomiques, ne se confondent pas. Toutes deux sont perfectibles, aucun état par l’une ou l’autre n’est une fois pour toutes acquis. Mais si la sagesse a pour espérance le repos de l’âme et du corps, la poésie, même quand elle acquiesce et glorifie, est en perpétuel mouvement. À travers sa recherche d’une formulation, non pas moins gauche, elle le sera toujours, mais moins abstraite et moins autarcique, plus limpide en ses heurts mêmes, que désire-t-elle ? Elle ne supprime pas le désir, elle l’entretient comme un feu. Cela dit, elle ne m’empêche pas de relire le Classique du vide parfait ou le Nuage d’inconnaissance.
Des notes en prose accompagnent la plupart de mes recueils, elles ont été rédigées entre deux poèmes ou entre deux versions d’un poème. Ne me suis-je pas fourvoyé ? N’ai-je pas préféré ma volonté à celle du poème ? Ne me suis-je pas contenté du jeu verbal ? Telles sont quelques-unes des questions que je me pose continûment. Dans Pour voix et flûte ainsi que dans tous les livres du traumatisme, pas de notes de ce genre. Je ne m’interdis pas d’en écrire de nouvelles, j’ai peur simplement de la redite. Ici, je me trouvais plus qu’à l’ordinaire dans l’urgence, la création proprement dite et la réflexion critique sont indissociables. En se livrant sans réserve à l’essor sans lequel elle n’est rien, l’écriture doit prendre conscience. Que la passion et la lucidité rivalisent et jusque dans la déchirure s’épaulent, est-ce demander l’impossible ?
Les questions liées à l’écriture des poèmes n’auraient qu’un piètre intérêt si elles ne concernaient que des spécialistes. La poésie n’est pas hors de la vie, elle répond à l’un de ses besoins essentiels, renaître et croître, nous ne savons plus laquelle brûle, laquelle éclaire.

I.L. : Dans le titre du livre que tu viens de publier chez Faï fioc, tu redis, et je t’entends presque l’énoncer, les trois dernières syllabes : Une porte après l’autre après l’autre. Précédemment, me semble-t-il, pour d’autres titres, seul un mot était redit : Jour contre jour ou La Nuit, la nuit entière… On retrouve d’ailleurs cette ampleur nouvelle dans plusieurs poèmes de Pour voix et flûte.
« Ce nom de « mur », tu ne le dirais plus
avec rudesse, tu entendrais
pleinement battre et battre
et battre un pouls : tes doigts ensuite
sur les poignets entendraient la houle,
la houle intérieure. »
Dans le titre du livre, est-ce suite rythmique à poursuivre, 3 notes répétées de la mélodie, un triolet, une ornementation musicale, une marque de l’inachèvement inévitable ?
« À qui
le diront
les poignets ?
le cœur bat, le cœur
bat, le cœur. »

P.D. : Parmi les titres où se répète un même mot, n’oublions pas Voix entre voix, qui est emblématique. Je leur accorde le plus grand soin, mais tu attires mon attention sur ce qui m’avait pour une grande part échappé. Une porte après l’autre après l’autre n’était pas le premier titre du livre chez Faï et fioc, il s’est d’abord appelé comme la deuxième partie Verticales d’instants : Jean-Marc Bourg l’éditeur, qui est d’une vigilance extrême, a souhaité un titre qui expliciterait moins la forme –verticale – des poèmes – ou des instants – que leur trajectoire, les étapes de cette trajectoire.
Qu’est-ce qu’écrire un poème, sinon ouvrir une porte ? Les murs sont innombrables, les portes le seront aussi. Le titre idéal a plusieurs fonctions, il suggère un certain ton (il donne le la) et un certain rythme. J’ai choisi celui-ci au moment de renvoyer les épreuves en ajoutant le second « après l’autre » ou plutôt il s’est imposé. Sur le coup je n’ai pensé qu’au nombre d’opérations, d’hôpitaux, de chambres, et je tenais à la préposition « après » qui était à elle seule le titre d’un livre précédent sur le même sujet. Ces détails ne concernent-ils que moi ? Le nouveau titre annonce l’organisation de l’ensemble, une suite rythmique à poursuivre en effet, mais surtout tu insistes sur les reprises, « le cœur bat, le cœur / bat, le cœur », qui se sont également imposées. Elles ne sont ni des indices d’hésitation ni des procédés d’insistance. Je n’avais jamais écrit de cette façon. Et je voudrais que tu aies raison lorsque tu parles des trois notes répétées de la mélodie qui deviennent la marque de l’inachèvement inévitable.
Tu sais que je ne me plains pas de l’inachèvement, je n’y vois pas la manifestation d’une fatalité tragique. Si le dernier vers d’un poème est une clausule (une chute, disait-on autrefois), c’est que le poème n’a pas été mené à bien. Tout l’art de l’auteur sera d’abolir l’idée de perfection et de ne pas parvenir à la page ultime, comme l’art du lecteur sera d’aller « plus loin dans l’inachevé ».

I.L. :
« Cathéter, cathéter,
cathéter… trois fois
trois syllabes,
trois semaines
d’ici-bas. »
Comme le suggère un peu ce poème, le chiffre 3 semble dominer tes deux nouveaux livres qui sont organisés chacun en trois sections. Une porte après l’autre après l’autre a même sa première section divisée en trois parties. Quant à la deuxième section dont le titre semble faire d’autres choix, « Quatre éléments plus un », les poèmes sont composés de 5 strophes de 6 vers, donc 30 vers pour chaque… Quelle est l’importance pour toi de ce chiffre déjà présent dans beaucoup de tes livres précédents ?

P.D. : Une porte après l’autre après l’autre (fin 2018-début 2019) prend la suite de Pour voix et flûte : même point de départ, l’hôpital, même vocation libératrice, que peut la poésie ? Que la structure soit identique n’est pas dû au hasard. Tous mes livres ou presque, qui à proprement parler ne sont pas des recueils, ont une composition chiffrée. Elle se dégage en cours de route, plus ou moins tôt, plus ou moins nettement. Ce fut déjà le cas dans Le Poème commencé, mon premier livre, où, pour que s’ordonne un chaos de pages, j’ai pris comme modèle l’architecture romane qui privilégie le chiffre 7. Avec les années, par chance, mon autorité s’est affaiblie et la musique l’a emporté. La démarche néanmoins ne change pas : des poèmes s’ébauchent, s’appellent, s’accumulent, se contredisent, se complètent jusqu’au jour où un ordre apparaît, indispensable. D’eux-mêmes, ils le réclament. S’il leur faut trois parties, il n’y en aura pas une de plus, l’expérience me l’a prouvé lorsque j’ai prétendu être maître à bord. Cet ordre se réinvente pour chaque livre, même s’il existe de l’un à l’autre des similitudes. Et il n’a rien d’artificiel. Je m’en voudrais de fixer a priori un nombre de vers ou d’établir un itinéraire – un plan ! – que je n’aurais qu’à respecter. Il me semble plus légitime de partir à l’aventure et de découvrir le rituel auquel elle obéit.
Nul besoin d’être initié à la science des nombres pour saisir l’importance de certains, leurs significations symboliques sont universelles, c’est le cas justement du 3, qui exprime l’union ou la totalité. Dans une porte après l’autre après l’autre, le 3 était déterminé par la chronologie : la première partie a pour cadre la chambre du patient, la deuxième se déroule au gré des jours, la troisième concerne le vocabulaire, elle dilate les précédentes, elle a mieux à faire qu’à conclure. Je ne puis concevoir autrement l’union ou la totalité, provisoire, impaire, si j’ose dire.

I.L. : Pour « Lexique revisité », tu nous offres une suite de courts poèmes dont tu confies à la fin du livre qu’ils ont été composés à partir de « 25 mots soufflés par Jacqueline D. ». Faut-il y voir un jeu poétique, ou était-ce une simple volonté de revenir sur tes mots essentiels, ceux que tu aimes « multiplier » : avril, grésil, écoute ?...

P.D. : Le lexique, tout le lexique aurait pu être « revisité » dans la joie des retrouvailles après le confinement, l’étouffement. Au départ j’avais envie de dire à l’aide de courts poèmes comment j’entendais certains mots que me présentait Jacqueline, que j’avais négligés comme « grésil » ou qui me sont d’un usage courant comme « avril », mais tous me semblaient appartenir à une langue étrangère. Il n’y a pas de définitions fixes : une fois introduits dans l’espace d’un poème, les mots ont une aura sonore, un sens qui devient résonance, sans frontières, le silence même en est habité. Ce « lexique revisité » n’est pas un exercice ludique, il confirma en une période où je devais m’en persuader davantage que les mots exigent notre écoute la plus disponible, la plus fidèle, et par son intermédiaire notre capacité d’ouverture. À la fin d’Une porte après l’autre après l’autre, ces menues phrases invitent à une perpétuelle mise au monde. D’un mot – d’un nom de préférence –, quel poète l’ignore ? il arrive que naisse un livre, qu’une vie se ranime. Pourquoi celui-là ? Qu’a-t-il de si puissant pour nous retenir à ce point, nous conduire ? Chacun de nous a les siens, personne ne sait par quel jeu inépuisable essentiellement phonétique et rythmique ils agissent, ils créent et nous recréent.

I.L. : Dans Une porte après l’autre après l’autre tous les poèmes sont dédiés. Les poèmes ont-ils toujours un lecteur (ou une lectrice) destinataire ?

P.D. : « Tous les poèmes sont dédiés », ai-je dit je ne me souviens plus où, à une personne, une œuvre, un lieu qui ont amené à écrire, la dédicace exprime la reconnaissance. En ce qui me concerne, c’est une pratique ancienne, elle s’est généralisée quand mes petits-enfants ont été mes inspirateurs, je leur ai dédié des livres qu’ils étaient trop jeunes évidemment pour lire. Les liront-ils un jour ? Dans Une porte après l’autre après l’autre, les différentes sections sont adressées à une lectrice parce que chacune a joué un rôle particulier dans leur élaboration, ce rôle est précisé dans une note finale. Toi-même, Isabelle, dans Chemin des centaurées dont je lisais les épreuves, tu m’avais posé une question à laquelle j’ai essayé de répondre (« À la merci du cœur »). Patricia Castex Menier qui m’avait dédié quelques années plus tôt ses Miniatures m’a suggéré l’emploi de la forme courte pour « Verticales d’instants ». Quant à Caroline François-Rubino, elle m’a envoyé à mon retour de l’hôpital une série d’aquarelles afin, disait-elle, que me revienne le goût d’écrire, et tant bien que mal j’ai esquissé le poème sur l’eau qui plus tard prendrait place dans Quatre éléments plus un. Voilà pour la petite histoire.
À qui les poèmes s’adressent-ils ? À tous comme à tel être. Le temps de leur gestation, l’auteur peut prêter à l’inconnu( e ) qui le lira les intonations d’une voix qui le touche, mais ils n’ont de vérité, ces poèmes, que s’ils atteignent sans rien éteindre de la voix particulière l’universel. C’est aujourd’hui, à mes yeux, la démarche la moins contestable.

I.L. : Les poèmes de « À la merci du cœur » comme ceux de « Lexique revisité » sont tous formés de 5 vers très courts, de 1 à 4 syllabes le plus souvent. La densité de sens, leur musicalité précise, parfois aussi le « goût de l’énigme » peuvent faire penser aux haïkus de Sôseki. La brièveté inhabituelle de leurs vers réduits nous indique-t-elle un chemin à suivre quand, comme Alice au Pays des Merveilles, après avoir essayé de nombreuses portes qui ne mènent nulle part, on en découvre une toute petite qui ne s’ouvre qu’avec une clef en or ?
« Elle ouvre,
elle est incapable
de refermer,
la clé
silencieuse. »

P.D. : Après la diastole, la systole : aux vers assez longs de Pour voix et flûte (dont je me suis expliqué tout à l’heure) succèdent des vers réduits à quelques syllabes, des parcelles de vers, dans des poèmes eux aussi très brefs. Ils font penser aux haïkus, notamment ceux de Sôseki que l’on cite rarement : les haïkus peuvent tout dire, un chemin sous la neige, les cerisiers en fleur, la vie quotidienne d’un malade… De livre en livre ou à l’intérieur d’un livre, il me semble indispensable d’alterner les mètres et donc les approches, de près, de loin, à la pointe de l’instant, au fil du temps.
Faisons tout pour ne pas insister, pour ne pas peser, pour être sans bagages : ces phrases immédiatement saisies par l’œil et l’oreille, délivrées du souci d’inscrire une marque et même du souci de dire, qui ne craignent pas le silence, qui plus que des signes sont des souffles, ces « phrases pour éventail », disait Claudel, nous font perdre nos repères, mais elles nous empêchent de désespérer dans le labyrinthe. Ne leur demandons aucune assistance, elles nous offriront la clé d’Alice.
Nous réapprendrons à respirer, nous participerons aux échanges du vide et du plein, des nuits et des jours, dans la fraîcheur qui se régénère. Une œuvre n’est jamais finie.

I.L. : L’idée d’écoute est essentielle dans tous tes livres. Ici, tu écris :
« L’or de « porte »
ou de « corde »
s’éteint
si on n’écoute
qu’avec l’oreille.
Alors comment écouter pour que l’or brille toujours ?

P.D. : La clé merveilleuse est musicale.
Nous lisons la poésie comme nous écoutons la musique, corps et âme, dans un temps où se conjuguent tous les temps, la nostalgie, le désir. L’ « alchimie du verbe », tu te doutais bien que j’invoquerais Rimbaud, ne concerne pas seulement l’art d’écrire. Si l’œil écoute, l’oreille voit, et notre relation à toute chose comme aux autres, comme aux mots, s’en trouve bouleversée, nous ne cherchons ni la domination ni l’assouvissement.
Aimons l’éclat, l’éclat fluide. Aimons l’éphémère, l’éternelle première fois. Aimons les rencontres, les passages, les suspens silencieux, le retour des vagues. Aimons les flûtes rauques, allègres. Ayons les visages de ceux qui chantent dans un chœur.
Même l’ « or » de « mort », la poésie l’allume.


Pour commander les livres à l’éditeur :

Pour voix et flûte
https://www.aencrages.com/2020/02/05/pour-voix-et-flute/

Une porte après l’autre après l’autre
www.editions-faifioc.fr/PDF/bon%20de%20commande%2020.pdf


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