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Autour du feu, avec Françoise Delorme et Florence Saint-Roch.

lundi 30 mars 2020, par Florence Saint Roch

F.D. Oui, prendre vraiment le poème au sérieux, comme quand, enfants seul ou ensemble, nous jouons pour de vrai. Parfois, une expression semble si juste que l’intuition l’écoute sans trop réfléchir et l’emploie à plaisir, si satisfaisante ! Il convient de s’interroger sur sa réelle efficacité et surtout sur les raisons possibles de cette efficacité. Le plaisir que les élèves dans une classe prennent soudain à lire, dire, écrire un poème et à s’interroger à son sujet reste très mystérieux. S’il ressemble effectivement au plaisir de jouer pour de vrai, qu’est-ce qui s’y engage de si important ? Victor Erice, dans son beau film L’esprit de la ruche met en scène une petite fille qui cherche à résoudre une question que lui a donnée un film (Pourquoi Frankenstein a-t-il tué la petite fille ?) et cette question la fait entrer en contact avec le réel – l’étrange beauté contradictoire du monde-cosmos et la guerre d’Espagne avec ses prolongements douloureux et violents – par la grâce d’une distance imaginaire qui lui permet d’envisager des enjeux de vérité humaine en inventant et réinventant des contours qui distribuent ce réel autrement. Nathalie Sarraute, dans une scène inoubliable d’Enfance, se remémore le « jeu de la maîtresse » où elle mettait en scène l’école et ses apprentissages, jeu dans lequel elle semble avoir enraciné toute son œuvre : chercher à comprendre en la déstabilisant ce qu’est une langue, comment elle devient langage et ce que celui-ci nous fait, entre enfermement et liberté ? Est-ce que l’expression jouer pour de vrai ne donnerait pas aussi à sentir la force exploratoire de l’imaginaire poétique ? Et l’intensité du plaisir ressenti viendrait d’une curiosité éveillée par l’ouverture de possibles, dans un élan générateur ? Des possibles pour la vie même, quoique d’abord rêvés, démultipliés, essayés en les jouant ?

FSR : Le jeu stimule l’inventivité, favorise stratégies et de simulations. C’est un espace de dilatation (comme on le dirait d’un joint qui permet à diverses pièces de rester connexes sans se fracturer) souple, plastique, mobile, qui facilite l’émergence des possibles, le surgissement de la fiction. La formule jouer pour de vrai est décidément paradoxale. Il faut savoir, en effet : est-on dans la sphère du jeu (un espace-temps second dont on peut sortir dès lors qu’on décide d’interrompre le dispositif fictionnel engagé) ou dans ce qu’on appelle la vie la vraie - une réalité première, irrévocable quant à elle, même s’il nous est toujours loisible de la dévier ou la travestir : mentir, fabuler, délirer, exagérer ou extrapoler – avec dommages, revers ou retours de bâton ? Jouer pour de vrai signifie alors jouer tout en sachant qu’on joue mais en faisant comme si on l’avait oublié : double jeu où les niveaux se recouvrent, la distance s’abolit ; le degré d’implication est alors maximal, l’engagement du joueur/des joueurs à son comble ; affaire sérieuse s’il en est. Ainsi, nous ne sommes pas loin, comme tu le suggères, des dispositifs mis en œuvre dans la création littéraire – du plaisir qu’il y a à inventer (chercher et trouver), à donner à un univers (images, représentations) une réalité langagière s’épaississant en mots d’encre devenus lisibles sur la page : le voici ayant pris forme et corps, texte ou poème inscrit, doté d’une indéniable réalité. Poètes particulièrement joueurs, les surréalistes, et, dans leur sillage, les oulipiens. Ces derniers, avec cet ouvroir de littérature potentielle, jouent le jeu - s’inscrivent dans cet écart particulier propice à la dilatation : écrivant sous contrainte (la contrainte étant la règle du jeu), ils explorent tout ce qu’autorise cette contrainte-même, qui agit à la manière d’un déclencheur libératoire, incroyablement fécond, riche d’inattendu. Tenus, en quelque sorte, à jouer pour de vrai, ils se donnent les moyens de susciter le temps et le lieu d’une irruption – combinant exercice intellectuel et hasard heureux, rigueur mathématique et bonheurs d’expression. Plus que la prose, sans doute, la poésie possède des marges de manœuvre : elle joue avec les joints, les écarts ménagés sont de précieux espaces de respiration. Au lecteur d’en faire à son tour son terrain de jeu – de faire le pari de la jubilation.

F.D. : Mais cette jubilation, qu’est-ce ? La notion de « marge de manœuvre », d’écart profitable, qui m’est chère (je l’ai nommée aussi « la marge d’erreur magnifique » ) pourra, bien sûr, faire penser à l’« intervalle » si cher à Marie-Claire Bancquart, cet intervalle dont il n’est pas sûr qu’il existe et pourtant si :

Tu crois te dépouiller de l’intervalle ?
Tissé avec ton corps tu n’en saurais tirer nulle fibre
sans
filer toi-même comme un bas.
Avec la mort, quartier d’orange entre les dents

Cet interstice crée une distance (il fait croire à elle) qui rend possible de percevoir à la fois la vie réelle et les images inventées d’elle, et surtout de nos relations avec elle, je crois. Il semble vide et détaché de toute obligation, d’où le plaisir, le sentiment de liberté gagnée. Cet écart, cet « entre » cher à de nombreux poètes, ce passage que Michel Deguy nomme aussi « mascaret » ne doit pas être privilégié aux dépens de deux autres pôles, car il s’agit d’un tout fait de trois parties, une trinité en quelque sorte. L’intervalle est le troisième larron, pas le moins important, notion à la fois spatiale et temporelle, danse et musique. Il lie et délie et relie on ne sait pas trop vraiment quoi - disons chaque singularité humaine et ce dans quoi elle se trouve embarquée. Il réunifie quelque chose (ou quelqu’un ?) toujours en train de se défaire, il offre un « peut-être » salvateur : tu serais la rivière et tu… Pour que de l’inconnu advienne, un travail doit s’effectuer, celui de régénérer sans cesse l’interstice, mais aussi son passé et son avenir, c’est-à-dire les trois aspects de ce jeu. Quand l’enfant s’y adonne, il apprend des conventions, des impossibles, mais parce que c’est un jeu, il peut les déplacer, les transgresser, les « essayer ». Il hérite et il « tâtonne dans l’inépuisable » (André Frénaud) de cet héritage pour comprendre ce qui lui arrive ou, du moins, pour lui donner une forme et la propulser dans l’inépuisable qui va advenir. En lui donnant forme, il s’invente dans des conditions qui ne sont pas annihilées mais déplacées, d’où le plaisir aussi, d’autant plus grand que le jeu semble sans limites. Effectivement, les surréalistes et les oulipiens s’en sont donné à cœur joie, s’en pourlèchent les babines. Mais aussi les poètes de la littéralité, mais aussi les poètes objectivistes, attachés à ne pas mélanger langue et « réalité ». Mais aussi à l’inverse des poètes qui semblent s’intéresser plus aux choses qu’aux mots, qui privilégient des notions comme celle de Présence ou de questionnement existentiel. Et ceux qui cherchent d’abord à comprendre à expérimenter ce qui se passe « entre ».
Je crois que toutes les tendances de la poésie, par nature, se rejoignent dans cette « mise en jeu ». Je crois que ce ne sont pas que jeux de langue, cela ne reste pas dans l’enceinte de la poésie, il y a justement une sorte d’effraction difficile (impossible ?) à arraisonner. Lorsque surgit de l’inconnu, il s’agit de quelque chose que l’on peut aussi reconnaître - et là aussi s’agite le paradoxe -, l’épaisseur d’une expérience d’être humain vivant. La jubilation viendrait aussi de la tension entre découverte et retrouvailles, dimensions exploratoires d’un jeu du Même et de l’Autre qui, oui, dilatent notre vie comme tu le dis. Elles démultiplieraient les possibles en nous permettant surtout de ressentir, dans le même mouvement - contradictoire - de séparation et d’unification, l’effort constructif d’un « soi-même » en train de devenir et l’élan de quelque chose de plus vaste qui nous dépasse largement, venu de loin, sans dimensions représentables ailleurs qu’en « jouant pour de vrai » ces « cohérences aventureuses » et improbables qui semblent pourtant « donner à voir », à vivre : « J’ai rêvé d’un mouvement littéraire c’était comme jouer enfant dans ma tête et les jeux duraient longtemps, tout l’après-midi, et la vie passait sous le jeu et pendant ». (Milène Tournier, Poèmes d’époque). Dans le geste des poètes comme dans celui de l’enfant, « Le vierge le vivace et le bel aujourd’hui » aura-t-il réellement surgi ? Peut-être. Ces trois adjectifs, mûris et prêts à être cueillis, en tout cas, nous font signe…

FSR : Tu sais que je suis fille de Flaubert – pour cet écrivain dit « réaliste », le réel, en tant que tel, n’existe pas. Seul le regard que nous portons sur lui a une réalité (c’est toute l’histoire d’Emma Bovary regardant son jardin à travers les carreaux colorés de la vitre) ; notre cerveau, parce qu’il est sophistiqué, met de la distance partout (que serait la réflexion sans distance réfléchissante, la conscience sans distance critique ?), traite des informations, interprète des signes, invente en effet des images, fabrique des mots, nous place dans la représentation. Comment pourrions-nous, dans ces conditions, être réellement au monde – sachant que lui (mais quel est-il vraiment ?) existe très bien sans nous ? Nous sommes constitutivement séparés, tenus à l’écart – et pour vivre (sur cette terre, avec les autres), nous établissons des terrains d’entente : normes et principes, valeurs et notions auxquelles nous souscrivons pour que notre existence, tout simplement, puisse se perpétuer : ce que j’appelle la vie la vraie... À nous de choisir comment nous le vivons – sur le mode douloureux, mélancolique, de l’inadéquation permanente, ou sur le mode joyeux, en jouant toujours, comme le rêve Milène Tournier : le joueur sait en permanence l’écart, et sans complexe invente et crée de cet écart. L’intervalle est immense, infiniment renouvelable : à l’aune des présences, subjectives, inventives, qui se plaisent à l’habiter. Aux poètes de l’enchanter – de donner à ce lieu commun une incroyable nouveauté, une inédite actualité : là est le programme de Mallarmé, le surgissement du vierge, vivace et bel aujourd’hui…


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