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Autour du feu, F. Delorme et F. Saint-Roch : quand le poème échappe...

mardi 14 janvier 2020, par Florence Saint Roch

(FSR) Fait pour le moins étonnant, où que j’aille, au cours de mes déplacements, le passage par la case « librairie » est une étape obligée. Les librairies sont comme les livres, au fond : grâce au travail et à l’engagement du libraire, certaines exercent une immédiate séduction ; à l’évidence, les livres nous y attendent, ils sont même là pour nous, désirables et enchanteurs – redoutables pour le porte-monnaie. D’autres espaces moins amènes paraissent au contraire vouloir calmer nos ardeurs ; un bref coup d’œil garantit l’impossibilité d’une perle rare, on repart les mains vides en oubliant presque qui l’on est : un lecteur curieux, une lectrice passionnée. Dénicher le livre qu’il nous faut (j’entends par-là celui que nous ne cherchons pas précisément mais qui en tous points nous comblera) est une forme de réussite imputable soit à un libraire éclairé, soit à un heureux hasard, soit à des réalités qui nous dépassent : alignements planétaires propices, conjonctions astrales favorables… Un petit miracle, en somme : trouver le livre qui en nous trouvera son lecteur. Tout se complique, semble-t-il, quand ledit livre est un recueil de poésie. La loi du nombre ne prévaut pas particulièrement pour cette catégorie (certains libraires, quand on leur demande où est le rayon poésie, affichent une forme de crispation, esquissent un sourire condescendant – par chance j’en connais deux ou trois spécimen qui, pour le prix de cette question, vous embrasseraient), toutefois, la rareté-même nous interpelle. Il s’en est fallu de peu, on le comprend. Alors on s’interroge : comment tel recueil est-il arrivé là ? Selon quels critères de sélection, selon quels conseils ou quelles demandes ? Pas de doute : ce livre que nous tenons entre nos mains, tenons-le bien. C’est un rescapé. Le titre est prometteur, la signature connue ou non. On feuillette, les mots nous appellent, pas moyen d’y échapper, on l’achète. Mais lui, en retour, sommes-nous sûr qu’il ne nous échappera pas ?

(F.D.) Aujourd’hui, les librairies m’attirent moins que par le passé. Elles sont souvent trop grandes, il y a trop de livres, je m’y sens perdue, même les librairies dans lesquelles sont présentés les livres que j’aime, que je désirerais peut-être acheter s’ils étaient moins nombreux. La poésie y est la plupart du temps sous-représentée et il est vrai que celles où il n’en est pas ainsi sont tenues par des libraires singuliers et rêveurs, je me souviens d’une petite librairie de Sisteron tout à fait étonnante où je suis souvent retournée pour le pur plaisir de me trouver dans un lieu public entouré de livres de poésie... Dans les grandes librairies évoquées plus haut, j’ai parfois comme une overdose, un sentiment de désarroi, de submersion et il n’est plus aussi fréquent que j’éprouve des emballements soudains au détour d’une page comme j’en éprouvais il y a quelques dizaines d’années. J’ai résolu ce qui peut parfois aller jusqu’au malaise en allant dans ces librairies comme je vais aussi dans les immenses médiathèques : en feuilletant ici ou là et en achetant presque jamais. Je note des titres sur un petit carnet, des auteurs connus ou inconnus, je réfléchis, je cherche des revues – pour découvrir mieux, ah le bonheur des revues pour accoster des poèmes, des écritures encore inconnues – et je commande ensuite quelques livres amoureusement choisis à la librairie de la petite ville proche du lieu que j’habite, des livres que je désire vraiment lire. Ainsi rarement déçue, il me semble que je réussis à garder, en plus, un lien à la matérialité du livre dont je désire qu’elle reste précieuse et rare (à la bibliothèque de mon village, j’ai reçu des « dons » de centaines de livres écrits au kilomètre, que j’ai dû finalement jeter, j’en ai un souvenir extrêmement douloureux). Moi qui relis beaucoup, je pense souvent à Érasme et à sa bibliothèque de 300 livres, grande bibliothèque pour l’époque, la rareté encourageant forcément une lecture méditative. Même celle de Montaigne était moins fournie que la mienne et je ne pense pas que je sois mieux lotie pour autant. Je suis consciente cependant que je suis bien lotie – étant une femme, de plus – car j’ai accès aux livres et leur multiplication aurait pu seulement favoriser une démocratisation nécessaire et heureuse si elle ne s’était transformée en prolifération. J’essaie finalement, toujours, quoi que je fasse, que je lise, que j’accompagne des ateliers d’écritures-lectures, que j’écoute des écrivains, que j’écrive même, de reconstituer des situations de lecture qui permettent une réception attentive, un accueil vraiment ouvert, une écoute curieuse et vive, d’inventer une attente fervente.

(FSR) Tes propos, Françoise, font apparaître ceci : le livre, pour être entendu, a besoin de nombreux relais – ces relais que Jean-Christophe Bailly, dans Tuiles détachées, appelle les « communautés secondes ». La librairie, si elle est un lieu de rencontre et d’échange plutôt qu’un simple espace marchand, remplit cette fonction. Dans son sillage, la bibliothèque, et tous ces lieux, tous ces temps conçus pour donner au livre non seulement une diffusion, mais une respiration : afin qu’il vive sa vie de livre, et entame une conversation vraie avec son lecteur, mieux encore, avec ses lecteurs. Les classes du primaire et du secondaire, l’université, tous les lieux d’enseignement constituent autant de communautés secondes œuvrant et ouvrant à la réception du texte. C’est quand le livre publié devient un sujet de conversation (et non, n’en déplaise aux médias, un objet dont il est fait promotion) entre deux ou plusieurs lecteurs qu’il devient véritablement public. Le livre a besoin du groupe – un lectorat formé par une communauté de lecteurs. Les lectures publiques, les conférences, les ateliers d’écriture-lecture, travaillent aussi en ce sens : le livre, l’approche et la réception que nous en avons devient, par l’échange à son sujet, occasion de mieux le comprendre encore – ce qui ne veut pas dire pour autant que le consensus prévaut. J’ai, en tant qu’enseignante, des souvenirs mémorables de « querelles » - comme il a pu y avoir des querelles des Anciens et des Modernes – entre certains de mes élèves qui d’un coup s’enflammaient pour défendre tel point de vue, prêts à défendre mordicus leur interprétation d’un texte ; quoi que leur en remontre le parti opposé, ou leur vaillante enseignante, ils n’auraient pour rien au monde renoncé à leur analyse. Le texte devenait l’enjeu d’une affirmation – de soi, de la relation entretenue avec les autres : en somme, un merveilleux outil de connaissance. Ce genre de déchaînement était plus aigu soit lorsque nous étudions des pièces de théâtre (le fameux « comment l’entendez-vous ? » a toujours été un excellent déclencheur), soit lorsque nous étudions des textes poétiques : comme si les portes y étaient plus grandes ouvertes… Quant à la poésie contemporaine, n’en parlons pas. Face à un poème de Char ou de Du Bouchet, leurs premières réactions, où la révolte le disputait au doute ou au mépris (« Moi aussi je peux l’écrire », « Cela ne veut rien dire »), me réjouissaient : leur jeunesse et leurs préjugés étaient titillés, la « communauté seconde » s’animait – on allait pouvoir travailler…

(F.D.) Le livre a-t-il toujours besoin à proprement parler du groupe ? La lecture solitaire est un bonheur, sans égal, découverte d’un langage à la fois résolument singulier et déjà communauté de biens, de mots, promesse d’une sorte de rencontre, de belle aventure. Mais si un livre n’existe pas sans celui qui l’a écrit, je crois qu’il n’existe pas vraiment non plus sans lecteur(s) potentiel(s). Un livre est sûrement le lieu où s’expérimente l’étonnement renouvelé d’être toujours déjà dans une langue qui existait avant soi et qui existe déjà après soi, plus encore que dans la vie quotidienne où le fait de parler et de pouvoir être entendu reste finalement assez évident et peu interrogé. Or, la langue constitue chacun de nous, quelle que soit sa manière de parler, d’écouter, de se taire, d’écrire ou de ne jamais le faire, et même de ne pas lire, car ceux qui ne lisent pas existent pourtant dans des livres qui parlent d’eux. Lorsque je dis livre, je dis littérature, poésie incluse, c’est-à-dire texte littéraire qui a la prétention de donner une forme au réel profus de nos expériences et de nos émotions parmi le monde. C’est de ces formes, romans, récits, nouvelles, poèmes, que nous avons plaisir à parler ensemble. À travers le partage émotionnel et intellectuel de ces formes, nous accédons à de nombreuses dimensions autres de notre vie. Y méditer solitaire est déjà mise en jeu d’un soi qui parle au moins avec lui-même, par l’entremise d’un texte de quelqu’un d’autre. Quand on s’y met à plusieurs, l’affaire se corse, les ateliers d’écritures-lectures étant un lieu privilégié pour le faire. Découvrant au contact d’autres sensibilités des aspects d’un texte - d’écrivain, écrit par un participant de l’atelier ou un texte de soi - que nous n’avions pas perçus, pas ressentis, des pans entiers de notre propre vision sont obligés parfois de se réagencer pour s’offrir aux nouvelles perspectives qui attirent nos yeux et stimulent nos oreilles. Nous changeons. Ton expérience dans les classes est significative. Dans la rencontre avec de l’inconnu, l’intérêt vient en même temps que le désir de vivre la langue - ses strates symboliques et ses manières d’être - jusqu’à l’enthousiasme parfois, dans un effort commun, puisque c’est un travail autant qu’un plaisir. Ce travail est parfois difficile, les textes résistent, nos individualités aussi, il faut parfois lutter avec les autres, avec soi-même, avec les mots, s’y reprendre à plusieurs fois, etc. Les capacités d’écoute et de don qui en découlent secrètent notre sentiment d’exister, individuellement et en commun : il tient à la façon dont nous devenons des subjectivités, entremêlées avec ce qui nous enveloppe - le cosmos, ceux qui nous entourent - la société, et tout ce qui nous constitue, dont la langue fait partie. Les « communautés secondes » dont parle Jean-Christophe Bailly ne seraient-elles pas « premières » autant que « secondes », car qu’y aurait-il sans elles, en fait ?

(FSR) En effet, qu’elles soient première ou seconde, peu importe, au fond, pourvu qu’il y ait communauté – qu’elle se vive soit sur un mode direct (être un élève dans une classe, participer à un atelier d’écriture, assister à une lecture publique) ou indirecte (écouter une émission radiophonique, méditer une note de lecture, fréquenter un site de poésie en ligne). La communauté peut aussi être virtuelle – supposée : le tiers n’est-il pas nécessairement inclus, même quand on s’adonne à la lecture en solitaire (qui est, je pense, la pratique la plus courante) ? Nous avons un livre en main, le lisons bien tranquillement dans notre fauteuil ou à notre bureau : mais ce geste, cette démarche, cet engagement de personne à personne, ce pacte entre l’auteur et le lecteur tiennent (j’ai envie d’écrire surtout) parce que d’autres, ailleurs, l’ont déjà fait avant nous, ou sont potentiellement à même de le faire aussi. Ma lecture suppose celle des autres lecteurs, la singularité de mon approche, de mon appréciation, a valeur relative – je noue une relation, qui, comme toute relation vraie, ne saurait exiger l’exclusivité. À cet égard, il est très frappant, que l’on travaille au sein d’une classe ou d’un atelier de lecture/écriture, de constater à quel point l’approche d’une œuvre varie, dans un groupe constitué, selon que chacun a lu auparavant ou non le texte dont il est question. Si tel est le cas, les processus de déchiffrement et d’appropriation des uns et des autres ont déjà été activés, et lors d’un échange mené en commun, la discussion ne prend pas la même tournure que si tous avaient découvert le même texte en même temps, dans un hic et nunc partagé… Ceci vaut pour la prose, mais cela vaut plus encore pour la poésie contemporaine, qui a, spécifiquement, besoin de temps. Pour arriver à un déchiffrement satisfaisant (même si nous le savons par principe insuffisant), combien d’efforts, d’attention pour qu’on en vienne à tracer ensemble les lignes, les contours d’une sphère acceptable d’interprétation – où chaque instance (l’auteur, le texte, le lecteur/les lecteurs) soient gagnants : que, dans le respect, avec prudence, chacun trouve son compte, son plaisir, et, dans le cadre d’un atelier, l’envie, le goût d’écrire…

(F.D.) Je découvre en ce moment dans un dernier atelier en cours pour quelques mois encore, atelier composé de personnes très rétives à la poésie sous toutes ses formes, que plus les personnes acceptent, à leur corps défendant parfois et en renâclant, souvent, d’entrer en matière et de « parler avec le poème » selon la belle formule de James Sacré (écoute, réécoutes, lectures, essais d’écrire autrement qu’en prose, partages parfois conflictuels d’impressions, résonances diverses), plus elles s’ouvrent à la littérature en général, plus elles découvrent les richesses de toute œuvre littéraire, les possibles et impossibles de la langue, le feuilletage infiniment mobile des ouvertures et clôtures des significations, elles découvrent être non pas forcément poètes, mais comme le dit Zukofsky, « sujets de l’énergie de la poésie ». Il y a là une sorte de petit « miracle » que je ne m’explique pas tout à fait. Je l’imagine dû à une sorte de liberté d’appréhension qu’offrirait la poésie. Une fois tombés la crainte, le recul, la gêne aussi parfois, elle attire, elle encourage rapidement un élan vif et attentif et génère effectivement un investissement individuel passionné en même temps qu’un désir de relation plus forte avec d’autres perceptions, comme si la curiosité naissait peu à peu des poèmes eux-mêmes. Je me souviens avoir entendu Matthieu Depeursinge dire qu’il proposait à des adolescents dans des classes réputées difficiles la lecture de poèmes qu’il comprenait mal lui-même, réinventant plus ou moins une sorte de virginité commune au poème. Poser la complexité - même d’ailleurs lorsque le poème paraît simple - comme un a priori nécessaire, chercher à comprendre ensemble, faire jouer des échos émotionnels les uns avec les autres, s’étonner d’écoutes différentes, de cheminements intérieurs parallèles ou divergents, de propositions analogues ou contradictoires, et comme tu le dis rester finalement sur sa faim, tout cela rompt les sentiments d’évidences, déstabilise les adhésions irréfléchies, questionne aussi les rejets spontanés. Tout se complique, mais dans une forme de joie, de dilatation à la fois de la pensée et des sentiments, je me souviens que quelqu’un m’avait dit avoir eu le sentiment soudain d’entrer dans un monde tridimensionnel (en 3D) alors qu’avant, tout était plat. Une autre a affirmé qu’il lui était « poussé de nouveaux neurones ». J’attache de l’importance à ces formulations, j’y vois pour chacun une ouverture de sa propre expérience d’être humain vivant et parlant à celle d’un autre être humain vivant et parlant, l’inauguration d’une relation, que seule la langue offre peut-être. L’écriture - qu’elle soit pratiquée en tant que telle ou appréhendée par la lecture - procure à cette expérience, solitaire et relationnelle, une durée et un retour sur soi absolument sans pareils. Mais, bon, il ne faut pas trop se prendre au sérieux. Plutôt prendre les poèmes au sérieux. Pas trop non plus. Si, quand même, prendre vraiment le poème au sérieux, comme quand, enfants seul ou ensemble, nous "jouons pour de vrai ».


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