A chaque numéro, la « question Terre à ciel » donne la parole à plusieurs poètes sur la base d’une question ouverte à l’apparence simple mais invitant à la réflexion !
Pour cette troisième édition, Valérie Canat de Chizy, Stanislas Cazeneuve, Pierre Drogi, Cédric Le Penven et Clara Regy, répondent à la question :
Qu’écrivez-vous lorsque vous regardez par la fenêtre ?
Valérie Canat de Chizy
De ma fenêtre je vois une cour dégagée au milieu de laquelle se dresse un cyprès ; une façade en arrière plan avec une terrasse sur laquelle des mères de famille conversent, tenant par la main leurs enfants en bas âge ; quelques toits et leurs cheminées, ainsi que le clocher d’une église. Des pigeons, une pie, un merle, parfois, se posent sur l’une des toitures.
Ma table est installée devant la fenêtre, et le soleil entre à flots l’après-midi. Le chat aime faire la sieste sur la nappe. Il s’étale de tout son long à côté de mon ordinateur, offrant son ventre, clignant des yeux.
Depuis que j’écris devant ma fenêtre, je suis inspirée par de menus détails, des images captées lors de mes promenades dans le quartier. Au début, mon imagination s’arrêtait à ce qui était immédiatement perceptible, à ce que je voyais, dans l’immédiat : un chat de gouttière s’abreuvant d’eau de pluie dans la cour, un moineau s’ébrouant dans une flaque, mon propre chat prenant des bains de soleil. Ensuite, je me suis aventurée un peu plus loin dans l’écriture de mes perceptions, et j’ai écrit sur les arbres en fleurs que j’admirais en sortant de chez moi, sur les plantes suspendues aux rebords des fenêtres, sur le lierre enroulé autour de barreaux, la glycine aux murs de vieilles demeures, qui s’épand par grappes, les pétales roses des cerisiers du Japon éparpillés dans l’allée du jardin de mon quartier.
J’ai commencé ensuite à sortir des limites du réel immédiat, à incorporer dans mon espace intérieur les différents paysages que j’avais pu admirer au cours de ces dernières années. Je me suis imaginée que ma fenêtre était une baie donnant sur la mer et qu’il me suffisait de descendre un peu plus bas pour pouvoir me tremper les pieds. Je me suis remémorée l’océan, les sentiers côtiers de la Bretagne. J’ai écrit sur ces paysages présents dans mes souvenirs, paysages maritimes de Grèce, de Bretagne… Ce qui a été fermé à l’extérieur a ouvert une brèche à l’intérieur. Je me suis replongée dans les images de vacances.
Petit à petit, je me suis affranchie de ce qui était à portée de vue, là, tout de suite. Mon regard a vu plus loin. Mon paysage intérieur a pris son expansion. Ainsi mon espace de vie s’est teinté d’imaginaire. Devant ma fenêtre, soudain, il y avait une prairie sur laquelle séchait un drap, mes murs sont devenus verts et le tapis s’est couvert d’herbe et de coquelicots.
Parallèlement, j’écris sur des choses simples. L’attention aux odeurs, aux saveurs, aux couleurs. La magie des épices. Un noyau d’avocat que je fais germer pour pouvoir le mettre en terre et avoir la joie de voir sortir une tige, des racines, puis des feuilles, dont je vais suivre la croissance.
Cédric Le Penven
J’ai acheté le terrain pour construire ma maison quand j’ai su quel paysage serait délimité par la fenêtre de mon bureau.
Peu importait le reste tant que j’étais sûr que je pourrais écrire entre trois murs couverts de livres et une fenêtre donnant sur un vaste paysage. Il fallait de grands arbres (pour voir et entendre le vent), des haies de prunelliers et d’aubépines (pour les rossignols au mois de mai), des prairies où des vaches et des chevaux offrent leurs grands yeux humides et profonds quand l’inquiétude déloge hors de soi. Il y avait tout ça.Il m’a fallu du temps pour comprendre ce qui me porte vers une écriture plus qu’une autre. J’avais été intéressé par les expériences, les laboratoires du langage qui interrogent le déroulement de la langue, son système plus ou moins autonome, plus ou moins incapable de jeter des ponts vers le réel, mais comme un sportif peut jeter un œil sur la planche anatomique d’une cuisse humaine, avant d’enfiler un short et d’aller courir. Ces écrits rendaient visible la virtuosité d’esprits en mesure de tout questionner, ils étaient même nécessaires pour mieux connaître les enjeux liés à l’écriture, à cet élan qui porte une partie de l’humanité vers la page, mais ils sentaient le « renfermé ». Étant professeur, il m’arrive souvent d’entrer dans des salles où trente cinq êtres humains sont restés ensemble pendant une heure, et je suis toujours frappé par l’odeur compacte et désagréable qui me saute aux narines, et me pousse à aller vite ouvrir les fenêtres. Je songe aussi que nous avons laissé, les élèves et moi-même, la même odeur dans la salle que nous avons quittée, mais que baignant à l’intérieur, nous ne la sentions pas.
D’une manière intuitive et abrupte, il me semble que nous pouvons sentir quels sont les écrivains qui font circuler l’air entre leurs lignes, et dont le front reçoit la lumière du jour au moment où leurs mains parcourent une page ou un clavier : Jack London, Thierry Metz, Walt Whitman, Julien Gracq, James Sacré, Le Clézio, Pessoa, Melville, Giono, Dupin, Jaccottet, Richard Rognet, Christian Bobin, Yann Mirallès... Quand j’ouvre un livre de ces écrivains, j’ai l’impression d’ouvrir grand une fenêtre sur un monde où la pluie cingle mon visage, où les étendues d’herbe rase invitent à dévaler des sentiers, où le vent emporte les injures et les abandonne, vidées de leur fiel, derrière un mur d’école, au milieu d’un groupe de feuilles mortes qui tournent et se déchiquettent.
Les êtres que je croise dans ces livres ont le rouge aux joues, le cœur ou la colère au bord des paupières, le rire rapide comme ces escortes de martinets qui électrisent les soirs de mai. Ils parlent une langue franche où les mots disent plus que ce qu’ils semblent dire. Parce qu’ils arrivent comme fatigués d’une longue marche, les mollets griffés de rouge et maculés de terre, les lèvres gercées.
On parle peu quand la bouche fait mal. Mais on parle juste.
Je voudrais que le lecteur qui ouvre un de mes livres ait cette impression que chaque mot a été écrit et choisi face à une fenêtre grande ouverte. Qu’il sente l’élan et le vertige d’une parole jetée vers ce monde qui la défie de son mutisme et de son étrangeté. Parfois, je ferme fenêtres et volets, histoire de me reposer un peu. Mais la rugosité de l’écorce des chênes, la gentillesse de l’aimée, l’or enténébré d’un loriot qui traverse le jardin, l’histoire que ton fils invente près du puits, la gorge serrée en ces temps de confinement, toquent contre les volets, soulèvent les loquets, glissent des ritournelles en feuillets de murmures.
Et je me dois d’ouvrir fenêtre et ordinateur.Les mots que j’intercepte fenêtre ouverte ne sont pas le monde qui la traverse, mais ils en constituent la part habitée.
Et peut-être aussi, parfois, la part habitable.Saint Cirq, 5-6 mai 2020
Stanislas Cazeneuve
Sous une lumière qui croît et décroît, selon les nuages, les pensées sont les obligées. Comme les paupières. Elles arrêtent ou emportent les mouvements du promeneur solitaire. Revenu chez lui pour se reposer. Écrire pour mieux penser. Le monde qu’il a vu, les sentiments, ses sensations, ses souvenirs, le vent et le temps passant sur lui, sa chair et l’air, tout ce qu’il porte dans son regard, il va le retrouver maintenant à sa fenêtre. L’intime extérieur. L’étrange à lui-même. Il ouvre sa fenêtre. Qui va toujours à la solitude. Par les bruits de la rue. Le promeneur, le passant, le vivant s’interroge. Se rapproche des secrets. Des reproches. De la joie. Ce qu’il sait déjà. Et d’autres réponses viennent dans la lumière. Cette présence ouverte. Comme un compagnon dans l’air de vivre. L’art de vivre. Sa fenêtre lui montre la vie. La simple vie. Où respirent la naissance et la mort. Où se prend toute dimension. La maison s’assombrit. Il va continuer d’écrire. Sous sa fenêtre qui éclaire. Ses paupières dans la lumière vont comme un fleuve à la mer.
Clara Regy
je n’écris pas
quand je regarde par ma fenêtre
l’ombre du toit de l’immeuble
projetée sur le mur de gauche
ressemble à la moitié de la tête
d’un ours d’Isio Asano
je regardeles feuilles arrivent à la hauteur de mon garde-fou
quelquefois certaines dépassent vraiment trop les bornes
alors je les coupe avec mes ciseaux imaginaires
mais elles repoussent
je bricoledans le bureau d’en face
les gens ne bougent pas
ils ont chacun une chaise
ils se collent dessus le matin
et se décollent le soir
au premier plan la femme sert de baromètre
je la regarde avant de sortir
bras nus ou manches longues
parfois très peu d’étoffe quand il fait très chaud
j’espionneles valises roulantes les courses vers la gare
parfois les annonces dans les haut-parleurs
le départ des enfants
le retour des enfants
le bruit de la lourde porte d’entrée
et surtout les oiseaux
qui boivent dans les gouttières
et jouent à l’amour
sur les toits
sans tomber
j’écouteet puis
je baisse la tête
j’écris : je t’aime
et j’appelle un pigeon
la fenêtre est toujours ouverteet je pense alors
aujourd’hui
il ne se trompera pas d’adresse
parce que c’est aujourd’hui
Pierre Drogi
« Pas plus qu’il ne notait l’auvent de ses propres sourcils »
Terre à ciel : « Qu’écrivez-vous quand vous regardez par la fenêtre ? »
…« Mais ne peut-on pas regarder sans écrire, sans même se poser la question d’écrire ? »
« Ne peut-on pas regarder intransitivement, sans finalité ? »
Si je la comprends bien, la question, associant « regard », « fenêtre » et « écriture », semble appeler la formulation d’un art poétique. J’y répondrai par une énigme, et sous la forme de deux citations.
La première, empruntée à Marina Tvétaïeva, parle d’une vue qui ne se prend pas elle-même en compte. Prise, bien plutôt, dans l’émerveillement et dans la gratuité d’un regard qui s’oublie : « […] l’œil ébloui par toute la splendeur vermeille qui s’offrait à lui, celle des groseilles surtout – ne remarquait même pas, un peu plus loin, la grisaille d’un auvent, ne la notait pas, pas plus qu’il ne notait l’auvent de ses propres sourcils. » [1]
L’autre est empruntée à Martin Buber, dans Je et Tu. Ayant d’abord longuement défini les conditions d’une rencontre au travers de la relation inconfondable et non instrumentalisable entre Je et Tu, Buber rapporte ces dernières au domaine de l’art :
« Voici l’éternelle origine de l’art : une forme se présente à l’homme et demande à être fixée dans une œuvre. Cette forme n’est pas le produit de son âme, c’est une apparition du dehors qui se présente à cette âme et lui demande la force efficiente. Il s’agit là d’un acte essentiel de l’homme ; s’il l’accomplit, s’il dit de tout son être le mot fondamental Je-Tu à la forme qui lui apparaît, alors la force efficiente ruisselle, l’œuvre naît.
[…]
Cette forme qui m’apparaît, je ne peux ni la connaître d’expérience ni la décrire ; je ne peux que la réaliser. Et cependant je la contemple dans l’éclat éblouissant du tête-à-tête exclusif, plus claire que toute la clarté du monde empirique. » [2]La vue enjambe la vue, la parole enjambe la parole, le « je », l’appui du « je » basculé vers le « Tu ».
Regardant « par la fenêtre », rien n’oblige – ni à écrire ni à instrumentaliser la vue, ni à rompre la gratuité qui caractérise la rencontre. « Écrire » n’est pas un souci qui « me » fait voir. Mais son éventuel débordement.Ainsi la parole passe la parole, enjambe l’appui, ne se soucie pas d’autre chose que de ce qui la dépasse et l’outrepasse.
On regarderait plutôt pour enjamber « écrire ».
On regarde les ciels et ce qui arrache, au-delà, le spectateur immobile – pour le placer dans un autre lieu de « réponse » que ce que l’individu ipséiste pourrait dire.Regarder nous attire dans cet autre cercle, pour une rencontre non-concertée avec ce « non-cela », avec « Tu », avec une valeur – qui enjambe : nous, le moment, l’instantané, le contingent, l’anecdotique, la mort.
Quelque chose vaut au-delà du cercle de l’intérêt et de la survie propre. Quelque chose vaut encore, même quand je serai mort.« Je sais nous mourrons / Mais quelle splendeur ! », commente sobrement Daniel Turcea, dans L’Épiphanie [3].
Quelque chose vaut, qui troue, qui donne armature, rendant la parole incertaine, quasi inutile, approximative dans sa justesse même, tremblée, précieuse seulement comme réverbération, écho, accueil. Ou trace.
Remarque importante au moment de conclure cette réponse : il existe d’autres façons que la beauté de franchir ce rebord.