Sabine Dewulf, Où se cache la soif
Peintures de Caroline François-Rubino
Postface de Pierre Dhainaut
L’Ail des ours, collection ‘coquelicot, 2024 – 60 p., 16 €
Isabelle Lévesque : Où se cache la soif :
Le titre doit-il être compris comme interrogatif ou démonstratif ? Pour chercher la soif, il faut l’avoir connue. Où était-elle avant sa perte ? Cette force vitale perdue peut-elle se retrouver dans le poème, la peinture ou la nature ?
Sabine Dewulf : J’ai souhaité cette ambiguïté que tu soulignes dans le titre, afin d’ouvrir d’emblée les interprétations possibles. La soif que j’ai connue, sans conteste, se situait dans mon enfance, avant d’avoir été perdue (une première fois, rien n’est jamais définitif). J’écris souvent pour retrouver cette force vitale : le poème m’est donc indispensable. Cela dit, il ne se nourrit pas que de mots, loin de là : la nature et l’art font partie de mes sources d’inspiration principales.
I.L. : La postface est signée Pierre Dhainaut. Pourquoi un poète du grand large, de la mer ouverte sur l’horizon pour accompagner ce livre des eaux dormantes ?
S.D. : Peut-être parce que les eaux dormantes forment à mes yeux une sorte de microcosme où tout peut rejaillir, notamment l’image de la mer, qui m’est chère. De plus, la citation de Pierre que j’ai choisie en exergue (avec la tienne) évoque précisément l’impossibilité, pour toute eau, d’être « morte ». C’est un peu comme la Belle au bois dormant : son sommeil contient le germe d’une vie infinie. On trouve aussi chez un poète soufi comme Rûmi l’idée que tout l’océan se trouve dans une seule goutte d’eau…
I.L. :
« L’étang s’étale sans se perdre.
Un pointillé de bruits réveille les odeurs,
froisse sans déchirer.
L’écriture des herbes
efface l’avenir
au plus vibrant de l’heure
qui bat comme la mer. » p. 36
La mer n’apparaît, dans un poème, qu’au gré d’une comparaison. En peinture, elle semble bien présente tout à la fin, quand le poème s’est (in)achevé, juste avant la postface. Quel est donc son rôle à cette place ?
S.D. : Ta remarque est si judicieuse qu’elle m’ouvre une lecture dont je n’avais pas conscience : j’ai dû retourner dans le livre pour répondre à ta question ! Je constate que cette image intervient précisément au moment où je commence à mettre en scène l’écriture elle-même : celle-ci renvoie à la fois à mon propre geste, bien entendu, mais aussi à celui de la peintre, Caroline François-Rubino, dont j’avais d’abord contemplé les encres en noir et blanc, qui me semblaient plus proches de signes à déchiffrer que de composantes d’un paysage. De ce fait, j’interprète à présent cette irruption de la mer comme une délivrance que s’accorde l’écriture poétique, une sorte d’élargissement qui s’éloigne de l’évocation de mon propre passé et de ses conséquences psychiques, très présente jusqu’alors dans ce livre. C’est à cet instant précis que s’ouvre dans le poème un espace véritable pour le présent et pour l’avenir – le grand large dont tu parlais plus haut !
I.L. : Le premier poème (ou fragment) prescrit de « [n]e garder en mémoire // que les ailes ». L’étendue d’eau est-elle un Léthé offrant l’oubli indispensable pour renaître ?
S.D. : Pourquoi pas ? Je n’y avais pas pensé, là encore. Tu as raison, ce symbole du Léthé est éclairant. Et ta question me donne la possibilité de définir cet oubli d’une manière précise : il ne s’agit ici nullement d’oublier les moments difficiles du passé mais les lectures fallacieuses que j’ai pu en faire très longtemps. Nous pouvons très bien traverser des épreuves en utilisant nos « ailes » : et ces passages de notre existence sont bien aussi riches, sinon davantage, que les moments dits heureux.
I.L. :
« Il y eut une fois
au bout du jardin de l’errance
un canal grisaillant.
S’y jeter fut l’idée de passage.
Tous les arbres savaient. » p. 28
Pourquoi ce passé simple dans cette formule annonçant un conte ? La suite du poème propose « errance » où nous attendrions « enfance ». La fin correspond-elle à la tentation du désespoir ?
S.D. : J’adore ta question à propos d’un poème auquel je tiens tout particulièrement. Dans les contes, la formule est en effet différente puisqu’elle utilise l’imparfait. Celui-ci se retrouve à la fin, dans le dernier vers, qui pour moi adoucit, voire annule le désespoir : le propre d’un conte est d’offrir le salut d’un dénouement. C’est bien ici le cas, doublement. D’une part, le désespoir absolu ne fut que de passage – le passé simple n’est donc pas celui des contes (lequel suggère la possibilité d’une temporalité suspendue, hors du temps ordinaire) : il marque dans ces vers la rupture totale par rapport au présent, il signifie simplement que ce désespoir est ancien et ne peut plus rompre mon actualité. D’autre part, l’accompagnement des arbres, lui, je le vois comme entièrement bienfaisant, compatissant, porteur d’une interdépendance ou unité cosmique que bien souvent nous ne percevons pas et dont les contes ravivent la vision.
I.L. :
« Le démon qui s’absente
laisse l’eau attendrir
la terre inquiète.
L’étendue sans sillage offre sa paume au ciel. » p. 18
Quel est ce « démon qui s’absente » ? Est-ce une puissance divine, l’esprit du lieu, la tentation du désespoir qui s’efface ?
S.D. : Ici, le mot « démon » est l’équivalent du terme « diable », que j’avais initialement utilisé dans un autre poème mais que j’ai ensuite effacé pour le remplacer par « tourment ». En réalité, je donne au mot « diable » son sens étymologique de « diviseur » : très simplement, je peux me dire possédée par le diable dès lors que je me sens divisée au lieu d’être unifiée intérieurement. Je crois profondément que c’est cette division intérieure qui cause la plupart de nos souffrances. Par conséquent, oui, ici, c’est un moment de soulagement intime, d’unité intérieure qui se reforme.
I.L. :
« Sans bruit nous nous levons dans le frisson des eaux
au pied d’une montagne,
contemplés par l’œil bleu
de la terre où les morts se réveillent,
où jubilent les vifs. » p. 19
« Morts » et « vifs » tantôt se croisent, tantôt se confondent au fil des poèmes. Comment cela est-il possible ? S’agit-il d’une catabase ou d’une anabase ?
S.D. : Il ne s’agit pas d’une descente aux enfers. Pour moi, la mort fait partie de la vie, elle ne s’oppose donc pas à elle. La mort, une sortie hors de l’existence, ne peut s’opposer qu’à la naissance, l’entrée dans l’existence – celle-ci n’étant à mes yeux qu’une modalité de la vie. L’adjectif « mort » possède lui-même différents degrés dans mon lexique : dès lors que l’on n’est pas suffisamment porté par le mouvement de la vie, l’on peut se sentir mort, d’une certaine façon… Alors, s’agit-il d’une anabase ? On pourrait l’appeler ainsi, peut-être, oui. Il est en tout cas toujours question pour moi de devenir de plus en plus vivant par l’écriture du poème.
I.L. :
« Des mots prennent figure
géomantique sur la rive
tout en s’écarquillant. » p. 38
Si la géomancie est bien cet art de lire des signes dans le sol, en particulier pour y construire de façon favorable, en quoi le poème ou la peinture peuvent-ils se révéler talismaniques ?
S.D. : Comme tu le sais, j’adore les contes et la magie… Les talismans occupent une grande place dans mon existence (j’ai lu plusieurs ouvrages sur ce sujet passionnant). Le talisman est fortement lié au rite magique, il est signifiant et protecteur. Le poème et l’art en général ne m’intéressent que si cette dimension les effleure. Je ne conçois pas la poésie comme un message traduisible mais comme un geste fondateur, qui, à l’image des rites symboliques, revivifie le monde qui est le nôtre (les rites peuvent en célébrer la naissance ou mettre en lumière sa fécondité). Je n’écris jamais un poème pour me plaindre, par exemple, quand bien même la souffrance serait insupportable. J’écris pour transmuer celle-ci, si elle se présente, afin que la magie opère à travers la parole. Je considère que l’origine de la parole est d’essence alchimique ou spirituelle, comme l’indiquent tant de formules magiques, de mantras, etc. De même, comme je l’ai précisé plus haut, les encres et les peintures de Caroline transfigurent les images banales que nous pouvons nous faire des « étangs » en révélant leur part de mystère et de profondeur. C’est ce qui m’a tout de suite attirée dans sa première série ainsi intitulée, qui finalement ne se retrouve pas dans le livre mais que l’on peut découvrir sur son site.
I.L. : « D’une boîte émerger
(l’utérus souterrain, l’humilité des morts),
pour renaître étrangère
dans les draps de l’eau noire » p. 32
La naissance est-elle un exil ? Le poème vrai est-il toujours « étranger », jamais autochtone ?
S.D. : Oui, je vois la naissance comme un exil hors de la matrice protectrice, symbole elle-même de l’unité cosmique. La naissance constitue d’ailleurs le plus souvent (différentes études le montrent) un traumatisme considérable pour le nourrisson. Mais en même temps, c’est cette étrangeté qui permet de s’incarner, de vivre des expériences uniques et fascinantes, dont le poème rend compte comme il le peut.
I.L. :
« Surtout quitter le bord,
devenir marais,
s’étonner du mouvant :
au moindre sort s’abandonner. » p. 35
« Devenir marais », est-ce accepter « la souillure », « le sang, l’opprobre, / tout le pourrissement » ?
S.D. : Il n’y a pas d’autre choix si l’on veut vivre vraiment, oui. Sinon, on passe son temps à tenter de fuir la moitié de son existence… On est alors déjà un peu mort… Tout est à traverser : l’existence est à la fois tragique et magnifique.
I.L. :
« Plus loin rouillent des rails » p.14
« L’étang s’étale sans se perdre. » p.36
Allitérations, assonances, homophonies (« l’étang » / « l’étend ») sont très nombreuses dans les poèmes. Quel rôle jouent-elles dans la naissance du poème ?
S.D. : C’est particulièrement vrai pour ce livre, je crois. Les sonorités, comme le rythme des vers, me guident dans le choix des mots. En fait, c’est en partie grâce à elles que le poème se fait guide, choisit lui-même ce qui est à dire, comme le pense Pierre Dhainaut…
I.L. :
« Il reste à griffonner des ratures allègres :
dressées, obliques,
nous changent en pays,
ensemencent la page. » p. 38
Plusieurs fragments évoquent la naissance de la peinture ou du poème. Dans La voie des rythmes, Henri Michaux manifestait des différences de style créatif liés à divers psychotropes. Pour Où se cache la soif, quelle importance as-tu donné au rythme visuel du poème dans sa composition typographique même ?
S.D. : Les expérimentations visuelles de Michaux me fascinent (je me suis procuré une belle édition originale de ses « Mouvements », il y a quelques années). Comme lui, j’aime que le poème ranime ou ravive. Les images – entendons par là les associations de mots plus ou moins insolites – y sont très présentes, elles contribuent au dynamisme de l’écriture, en cela semblables à la vie grouillante que l’on trouve au fond des mares.
I.L. :
« L’eau s’y mêle à la terre,
souillure fraîche. » p. 12
Les eaux dormantes combinent les rêveries sur deux éléments bien distincts : l’eau, la pureté, et la terre, la « souillure » et la mort. Dans un fragment « s’enivrent / les vers de vase » (p.44), tout comme auparavant « jubil[aient] les vifs » (p.19). Bien sûr, nous savons ;-) qu’il s’agit de larves de chironomes qui, après métamorphose, voleront au-dessus de l’étang. Mais que sont des « vers de vase » en poésie ?
S.D. : Ce sont d’abord deux mots que rapproche leur lettre initiale ; ensuite, chacun d’eux contient des germes d’homonymie, ce qui me plaît. Mais je n’oublie pas pour autant la réalité animale que tu décris très bien. Je me promène toujours plus ou moins dans la forêt baudelairienne des symboles. Les choses parlent et les mots s’incarnent. Sinon, à quoi bon écrire ?
I.L. : Pour Habitant le qui-vive (L’herbe qui tremble, 2022), tu as écrit à partir d’une œuvre textile d’Ise ; pour Près du surgissement (Pourquoi viens-tu si tard ?, 2024), à partir à partir de photographies de S. Delecroix. Qu’apportent les œuvres graphiques à ton écriture ?
S.D. : J’ai toujours été passionnée par l’histoire de l’art et aussi par les relations qu’entretiennent la poésie, la peinture et la musique (autrefois, je concevais des cours spécifiques sur ce triple thème pour mes élèves). Par ailleurs, je suis comme les enfants : j’aime particulièrement les livres ornés d’images ! Dans les trois livres que tu cites, j’ai en effet écrit à partir d’œuvres visuelles. Cela me stimule et nourrit mon désir de célébrer la vie quoi qu’il arrive. De plus, j’aime beaucoup dialoguer, échanger… Si l’écriture poétique est évidemment une entreprise solitaire, qui se déroule dans la plus grande intimité, la relation aux œuvres, à l’intérieur du livre, me préserve de m’enfermer en moi-même (ce qui est pour moi une définition de l’enfer).
I.L. : Ce n’est pas la première fois que tes poèmes sont associés à la peinture de Caroline François-Rubino. Pourquoi ce compagnonnage ? Qu’est-ce qui rapproche si bien son art et le tien ?
S.D. : C’est Pierre Dhainaut (encore lui !) qui m’a fait connaître, non seulement le genre du livre d’artiste mais aussi les œuvres de Caroline, que j’ai immédiatement appréciées. Pour mon premier recueil, Et je suis sur la terre, j’ai donc osé demander à cette artiste d’accompagner mes poèmes, ce qu’elle a accepté aussitôt avec sa gentillesse et sa générosité coutumières. Ensuite, j’ai voulu en quelque sorte lui rendre la pareille et écrire à partir de ses encres. Mais finalement, en accord avec notre éditeur, elle a souhaité recréer de nouvelles œuvres en réponse à mes poèmes. Et pour notre Magie renversée, tu sais aussi bien que moi combien nous n’avons pas hésité avant de la solliciter. Je trouve ses œuvres subtiles et intériorisées. J’aime son traitement du paysage, qui oscille constamment entre le réalisme et l’abstraction. Je suis attirée par cet entre-deux-mondes (comme j’ai pu être attirée, pour les mêmes raisons, par la poésie de Jules Supervielle).
Peinture de Caroline François-Rubino pour Magie Renversée.
Jules Supervielle ou la connaissance poétique (2 tomes), L’Harmattan, 2001.
Les Jardins de Colette – Parcours symbolique et ludique vers notre Éden intérieur, illustrations de Josette Delecroix, éditions du Souffle d’Or, 2004.
La Fable du monde – Jules Supervielle, coll. « Parcours de lecture », Bertrand-Lacoste, 2008.
Pierre Dhainaut, coll. « Présence de la poésie », éditions des Vanneaux, 2008.
Jules Supervielle aujourd’hui, actes du colloque d’Oloron-sainte-Marie, textes réunis et présentés par Sabine Dewulf et Jacques Le Gall, Presses Universitaires de Pau, 2009.
Le Jeu des miroirs – Découvrez votre vrai visage avec Douglas Harding et Jules Supervielle, illustrations de Josette Delecroix, Le Souffle d’Or, 2011.
Les Trois cheveux d’or – Parcours de guérison avec les frères Grimm et Pierre Dhainaut, avec la collaboration de Stéphanie Delcourt et Éric Dewulf, Le Souffle d’Or, 2016.
Raymond Farina, coll. « Présence de la poésie », éditions des Vanneaux, 2019.
Et je suis sur la terre, livre de poèmes accompagnés par les aquarelles de Caroline François-Rubino, L’Herbe qui tremble, 2020.
Tu dis délivrer la lumière, coécrit avec Florence Saint-Roch, poèmes et photographies, Pourquoi viens-tu si tard ?, 2021.
En regard, à l’écoute - La poésie de Pierre Dhainaut à travers les livres d’artiste, Ville de Lille et Invenit, 2021.
Habitant le qui-vive, livre de poèmes accompagnés d’une œuvre d’Ise Cellier, L’Herbe qui tremble, 2022.
Près du surgissement, livre de poèmes accompagnés de photographies de Stéphane Delecroix, Pourquoi viens-tu si tard ?, 2024.
Magie renversée, poèmes coécrits avec Isabelle Lévesque, accompagnés de peintures de Caroline François-Rubino, Les Lieux-Dits, 2024.
Où se cache la soif, livre de poèmes accompagnés de peintures de Caroline François-Rubino, coll. Coquelicot, L’Ail des ours, 2024.