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Entretien avec Françoise Delorme, par Isabelle Lévesque

lundi 3 octobre 2022, par Cécile Guivarch

Photo : Véronique Verdié

« Pas souvent qu’un poème se préoccupe
De se dire en couleur :
J’en reçois un l’autre jour de Françoise Delorme
Des couleurs vives et chaudes qu’elle dit
À cause d’un temps de neige dans le froid :
C’est découvrir goussons d’églantine ou prunelles
Sur un buisson gelé. »
James Sacré, Broussaille de bleus, dessins de Jacquie Barral (éditions le Réalgar, coll.l’Orpiment, 2021).

Isabelle Lévesque : Si tes poèmes sont très fleuris, on pourrait dire qu’il s’agit d’abord de couleurs. Serais-tu la poète qui marche dans la couleur, comme le dit Georges Didi-Huberman d’un peintre ? Tu affirmes la nécessité des couleurs puisque « rien ne nous rassemble plus que leur chant » (La question des couleurs, p.22) et la difficulté d’en écrire : « je voudrais dire ce serait sans aucun mot » (Ibid., p.28). Évoquer des fleurs pour le jaune, un âne pour le gris, le ciel pour le bleu, est-ce une façon d’accomplir le projet ?

Françoise Delorme : Dans L’homme qui marchait dans la couleur de Georges Didi-Huberman, il y a un chapitre auquel je suis très sensible. Il est intitulé « Marcher dans la limite » et il est introduit ainsi : « Pour présenter l’illimité, il faut le minimum d’une architecture, c’est-à-dire des arêtes, des cloisons et des bords. Tout cela supposant une espèce de [...] rencontre entre choses contraires qui s’ajointeront à leurs limites ou se condenseront, ou se déplaceront, ou tout cela ensemble, rythmiquement ». Je crois que mon goût pour les couleurs interroge d’abord les limites, l’idée de limite, à la fois réelle et jamais nette, entre un objet et un autre, entre le jour et la nuit, entre une couleur et une autre, l’idée d’intervalle qu’interroge en quelque sorte par défaut l’œuvre de James Turell. James Sacré fait allusion dans ce poème à des mots écrits en couleur pour différencier un petit jeu de trois poèmes gigogne engrenés les uns dans les autres et se demande, avec une pointe d’humour, si c’est bien nécessaire. En réfléchissant à ta question, je me suis aperçue que la plupart des œuvres picturales accrochées sur mes murs... sont en noir et blanc, mais pas toutes, heureusement. Il s’y trouve beaucoup de gravures. C’est comme si j’y percevais des couleurs latentes. J’imagine ces couleurs. Des images se recréent, ce sont elles qui cherchent des couleurs...
Les couleurs dans La question des couleurs se révèlent une condition d’existence. Quand j’ai écrit ce livre, j’étais portée par plusieurs mouvements. Michel Pastoureau venait de me faire découvrir qu’il avait existé une « querelle des couleurs » comme il existe une « querelle des images ». Il fallait déterminer si les couleurs étaient de l’ordre de la matière ou de la lumière, bien sûr, pour savoir si elles pouvaient représenter ou non l’ordre du divin – couleurs dans les églises, couleurs des habits monastiques, etc. Pour moi, elles sont plutôt de l’ordre de la matière, mais plus encore marque de la relation entre matière et lumière. Elles sont la substance et l’évanescence de notre condition. Je venais de découvrir l’œuvre de Geneviève Asse, ses géométries lumineuses de couleurs désaturées, si puissantes, qui font jouer l’un et le divisé, Geneviève Asse à qui est dédié un court poème dans ce livre qui me semble pouvoir éclairer mon propos :

En se scindant dans l’espace
le temps se dessine en objets
ils retiennent chaque vague
avec des écumes et le bruit
s’écroule s’ouvre dans un prisme
sauvé de la transparence

à force de devenir visible

J’étais stupéfaite par le titre puissant d’un chapitre de La pluralité des monde de Lewis de Jacques Roubaud : « Couleurs portées ». Un poids, considérable, pesait soudain bien lourd sur les épaules, le poids presque trop lourd de toute la vie. Oui, évoquer des pissenlits, un âne et son pelage précaire, un geai, un coquelicot, des pétales écrasés, me semble toujours dire naturellement que nous sommes d’abord périssables, couleurs comprises ! Être vivant, donc mortel, c’est exister en couleurs, matière dans la lumière, matière de lumière, lumière de matière ... Je me souviens avoir lu et relu pour le plaisir un livre assez rébarbatif de technique de la peinture à l’huile, prêté par un ami peintre, quand j’avais 20 ans : La technique de la peinture à l’huile de Xavier de Langlais. J’en aime toujours la présentation : « Depuis longtemps considéré comme un ouvrage de référence, ce traité rassemble d’une part, des renseignements très précis sur la peinture à l’huile telle que la comprenaient les anciens et d’autre part, l’exposé d’une méthode moderne, inspirée de la tradition, mais adaptée aux exigences de notre temps, c’est-à dire assouplie. Les supports, les colles, les enduits, les huiles, les couleurs, les vernis, la restauration des tableaux, le matériel du peintre y font tour à tour l’objet d’une étude détaillée ». Pour moi, bonne élève intellectuelle, découvrir la matérialité pratique des couleurs que je voyais sur les tableaux provoquait un plaisir intense. Les couleurs sont devenues essentielles quand je suis entrée dans l’âge adulte ; elles m’ont aidée à poser les pieds sur terre. Et je lis aujourd’hui, dans Silvatica, un livre de Helga M. Novak : « chaque chose doit afficher la couleur / celui qui n’en a pas est voué à la mort ».

I.L. :

« le craquement de l’herbe sous
les souliers dissout dans l’herbe rouge
tout ce qui bouge et qui piailla
je m’en souviens bien maintenant
brume si bleue dans le matin » (La question des couleurs, p.24)

Parmi ces couleurs, le rouge et le bleu me semblent avoir une place privilégiée sur ta palette.
Charles Nodier affirmait que « le mot rouge et ses dérivés sont […] des Onomatopées construites par extension du son radical du roulement » (Charles Nodier, Dictionnaire des Onomatopées françaises, 1808). Il le rapprochait du mot roue. Son équivalent sonore serait le son de la trompette. Ici, la roue serait celle du temps de la nature, mais aussi celle qui broie. Si le bleu pourrait être par excellence la couleur de l’au-dehors, de l’au-dessus aussi (« le bleu du ciel en mars peut-être / m’aime » - La question des couleurs, p.85), le rouge serait-il celle de l’au-dedans, celle du sang qui circule dans le noir ? Quelle est donc pour toi, dans ce panorama, l’importance du coquelicot ?

« je sais je sais ce sont des coquelicots les pétales sont fragiles
trop de chaleur les éteint trop de pluie les coule trop de vent
les écrase oui ce rouge qui change jusqu’au noir est juste »
(La question des couleurs, p.94)

F.D. : J’ignorais l’étymologie imaginaire évoquée par Charles Nodier. J’aime assez cette roue du temps qui trompette, avec vigueur et pour moi broie tout ce qu’elle touche, tout ce qu’elle est. Oui, le rouge et le bleu sont sûrement des couleurs privilégiées, mais leur opposition reste fluctuante. Parfois, l’un naît presque de l’autre. Parfois, ils s’éloignent, se reconnaissent, et, oui, s’opposent. Le rouge est la marque de la vie, et le coquelicot éclatant célèbre cette « certitude ». La précarité de ses pétales oblige à cette symbolique. Son rouge montre effectivement « dehors » une couleur intérieure inimaginable qui n’existe pas d’ailleurs sans l’effraction de la lumière. Nous aimons l’une et l’autre l’insistance du coquelicot dans le paysage, je crois ? N’écris-tu pas dans Chemin des centaurées :

Pas une égratignure ne sèche au vent
s’il est au ciel seul (apparemment).

        Fleur coquelicot prisme du cœur,

La façon rapide et brutale dont le vent brûle un coquelicot me laisse presque sans voix, sinon celle d’un poème pour dire que j’ai vu cela et que j’en ai tremblé. Déjà enfant, je me projetais beaucoup dans cette fleur, si exposée ... J’éprouve une émotion violente en sa présence, tout le temps. Mais c’est vrai aussi du volubilis bleu, que l’on retrouve dans le premier poème de « Partie prenante », le dernier chapitre de À la longue, et qui a accompagné toute mon enfance dans le jardin de ma grand-mère paternelle, l’été :

Faim de fleurs liseron pour toujours la corolle
Plutôt que la blancheur celle bleue des volubilis
Au jardin ronde près des asparagus des tiges du vent
Corolle ouverte sur l’intime gouffre du ciel son intrigue

Le jeu entre un dehors et un dedans imaginaire est essentiel. Il est opaque et énigmatique, je ne sais pas ce que c’est. Je cherche dans les poèmes, un peu à l’aveuglette, d’autant plus que, pour moi, même avec une langue, le monde humain reste sans dehors, sans hétéronomie possible. Il s’agit donc d’une déchirure interne, qu’il faut provoquer, supporter, mener de terme à terme, recommencer. Le bleu fut toujours synonyme de l’ « ouvert » en tant que fleur. Comme couleur du ciel, en mars il se charge d’une humidité toute sanguine, en tout cas proche de sa liquidité, il se fait plus proche, humoral, donnant à appréhender une sorte d’intériorité vivante. Quant à la mer, elle se donne comme un lieu à la fois infini (temporel) et clos (spatial), contrairement aux eaux courantes et aux brumes (fréquentes dans le Jura sous formes de longues et lumineuses écharpes matinales)... Son bleu est pluriel, très mobile. Il s’ébroue dans une diversité qui retombe sur elle-même, en vain même si elle se renouvelle. Il se révèle très ambivalent, moins favorable au rêve d’exister, douloureux parfois. Ce que la mer et ses bleus évoque résolument de la mort reste à prendre en charge, son remuement sonore, confus, incompréhensible comme le craquement de l’herbe sèche sous les pieds ... Les mots que j’emploie sont les mots du monde que j’habite. Je ne suis pas une citadine, quoique j’ai beaucoup réfléchi à la ville, mais moins dans La question des couleurs, un livre réglé sur les « saisons » qui en arbitrent la forme, cycle qui crée une continuité à la fois progressive et circulaire (ou spiralée) que je ressens comme nécessaire pour exprimer ce qui respire en nous, ce qui vibre, ce qui se nourrit et nourrit en même temps, métabolisme du vivant comme métabolisme poétique. J’aime imaginer la vie métaphorique des poèmes comme un métabolisme, dans un processus anabolique et catabolique.

I.L. :

« nous ne pouvons refuser d’avoir de la poussière des ailes des autres sur les mains
à ce prix l’encre se dégagera de sa gangue nous donnera des mots vivants
je voudrais deviner la couleur de mes ailes sur tes mains
touche-moi touche-moi de tes mots arches mobiles ponts flottants »
Dans le puzzle – Éditions L’amble, 2005 – p. 9

Lisant ce poème, je pense à une citation de Virginia Woolf que donne Gaston Bachelard dans La Terre et les rêveries de la volonté : « Lorsque des couleurs brillantes comme le bleu et le jaune se mêlent dans nos yeux, un peu de leur poudre reste à nos pensées. » (Il s’agit d’une parenthèse dans une phrase d’Orlando. La traduction de l’édition Gallimard en est très différente.) Ce lien indéfectible entre intime et extérieur, tu l’affirmes dans ton intervention sur l’intime en 2020 de la revue Poésie romande.ch : « J’aime l’idée que des œuvres d’art, poème tout aussi bien, puissent dégager comme une sorte de chaleur, suggérant la présence d’une peau que l’on touche, qui touche. » Comment écrire des poèmes qui dégagent cette chaleur dont tu parles ? Les poèmes sont-il, ou peuvent-ils être, des ailes (de papillon, bien sûr) ou des mains ?

« Parle-moi, avec des mains dans tes mots. » (À la longue, 28)

Tes poèmes comptent beaucoup de questions et d’appels : « Noyé, noyé, noyés, / répéter sert à quoi ? » (Du cerisier, p.63) ; ou encore : « Toute la lumière qu’il faut retenir dans sa peau pour ne pas exploser en poussières d’astres, c’est quoi ? C’est lequel, alors, tout ce mot émietté qui jonche les caresses ? » (À la longue, p.20) Quelle sorte de réponse le poème peut-il apporter ?

F.D. : Dans ce texte sur l’intime paru sur poesieromande.ch, je me penche avec curiosité sur un paradoxe. Le plus intime, ce que nous ressentons tel, ne résiste pas à une très courte privation sensorielle. J’y vois le lien indéfectible entre un dehors et un dedans qui ne sont rien l’un sans l’autre. Puisque tu cites Gaston Bachelard, je me dis qu’il a raison d’écrire qu’il serait intéressant de « saisir la réalité littéraire dans ses rapports avec une réalité matérielle bien définie ». Notre subjectivité naît dans et de notre relation quasi-tactile avec ce qui est. Même ce qui est visuel tient du toucher, d’une certaine manière, doit tenir du toucher, c’est-à-dire qu’il s’agit au moins d’un effleurement, d’un contact. Il faut que ce lieu, ce moment, où toucher et être touché sont quasi-simultanés, advienne et je l’imagine comme une peau contre une autre peau, même dans un dialogue intérieur. Il suffit de prendre son propre poignet avec sa main pour sentir la presque simultanéité de ce touchant-toucher qui nous donne une sorte de conscience à la fois matérielle et affective. Je ressens un grand manque sensible et intellectuel, de plus en plus intenable, dans la nouvelle ère des pensées juxtaposées où nous sommes contraints de vivre idéologiquement. Nous sommes dans le piège pervers d’une obligation à nous individuer parfaitement insensée, mortifère. Un individu préexistant à quoi que ce soit, à ce qui est toujours en train d’arriver, n’a pas de densité réelle. Je crois que les autres nous donnent à nous-mêmes, même dans la confrontation (peut-être parce que La terre et les rêveries de la volonté m’ont faite céramiste, je nais à moi-même de manière très vivace dans la confrontation !).
Les poèmes, en cela proches des mains, donnent forme. Mais ce sont aussi des ailes, ils laissent des traces sur les mains et dans les mots que je cherche de leur envol, de la mémoire de leurs voyages. Dans le conte d’Andersen Les cygnes sauvages, à la fin, le dernier des frères, le plus jeune, n’est pas entièrement « sauvé » par la tunique d’ortie tissée par sa sœur ; il redevient homme, mais pas en entier, il lui reste une aile de cygne. Doté d’un bras et d’une aile, il représente pour moi un des aspects de notre condition humaine ambivalente, à la fois animale et humaine, bien sûr, mais aussi à la fois une chose et son contraire, et, surtout une chose née d’une autre, car c’est cette tunique tissée par quelqu’un d’autre qui (re)donne un corps et une voix à cet homme. J’appelle souvent dans mes poèmes, c’est vrai. Parfois, carrément comme un appel au secours. Les poèmes sont une attention au monde, et ils demandent la même attention en retour. J’imagine l’art comme le lieu d’une réciprocité quasi-absolue, celui des traces vives, de l’invention de la durée humaine, une durée partageable. À propos des récits et poèmes de Varlam Chalamov, Luba Jurgenson, sa traductrice, écrit ces mots qui me brûlent : « Puisque la trace n’existe que dans la mesure où elle est interrogée, la question que l’on aura à lui adresser est d’emblée inscrite en elle comme un discret rayonnement. La trace s’apparente à une surface reflétante qui a besoin d’une lumière extérieure pour émerger dans notre champ de vision et, par là même, sa lecture demeure en suspens telle une dette à assumer par le premier venu... » (Le semeur d’yeux, Verdier, 2022)

I.L. :

« clouée au fond de la mer passée par le fond de vie à trépas
l’espèce humaine à la dérive dans son être dormant
n’a plus de larmes pour elle-même la question du regard
figure un monde vrillé par une injonction irréconciliée »

De la couleur, on passe aisément à la douleur. La simple douleur du vivre, mais aussi celle des guerres, des injustices, des drames auxquels les opinions s’habituent jusqu’à en devenir indifférentes. Ton poème Meskétèt est sous-titré Une douleur contemporaine. On y lit : « Leur faim survivra sous la surface et nous arrache, dans ces miroirs flottants, notre visage.  »
Georges Didi-Huberman écrit, dans Aperçues, à propos du Tempo de la pensée de Patrice Loraux : « Les meilleurs artistes sont les artistes aux aguets. Les meilleurs penseurs sont les penseurs sur le qui-vive. Cela pour dire une vigilance, une clairvoyance inquiète, et la vie elle-même, la vivace ouverture au vivant. Ou, dit autrement, l’inquiétude à discerner comme la quiétude à aimer. »
Toi-même, tu interroges : « qui va là ? devrais-je dire sans cesse, qui va là ? / être sur le qui-vive, ne pas laisser passer l’ennemi par le pont ». Le poète est-il particulièrement bien placé pour être le veilleur et le gardien du pont ?

F.D. : Mesketet, une douleur contemporaine, ensemble de poèmes écrit en 2007, était la tentative d’approcher le problème des migrations par mer jusqu’à l’Europe, Eldorado de plus en plus difficile à atteindre, Europe dont l’esprit de fermeture laisse douloureusement perplexe. C’est le seul ensemble de poèmes de cette sorte, plus directement politique, que j’ai écrit. Dans un futur livre, intitulé Par la présente, j’ai cependant introduit quatre triptyques intitulés « Triptyques de guerre ». Parfois, surgissent aussi des poèmes isolés sur des situations désespérantes qui me poussent à écrire pour y « faire face ». Je me sens en accord avec ce qu’écrit Didi-Huberman, entre « l’inquiétude à discerner » et « la quiétude à aimer ». On pourrait dire « inquiétude à aimer », car ce n’est pas si simple et « quiétude à discerner » : quand, parfois, au moins un instant, on croit pouvoir ne pas trop se tromper, on s’apaise un peu. Je ne sais quelle est la force des poèmes en face des problèmes politiques. Ils ont toujours eu beaucoup d’importance dans les débats, les luttes, au cours de l’histoire, dans tous les pays du monde. D’aucuns sont morts pour avoir écrit des poèmes, c’est toujours vrai. Certains poèmes d’Ariane Dreyfus (dans Iris, c’est votre bleu par exemple) à propos des crimes perpétrés sur les femmes dans certains pays aujourd’hui me paraissent la plus pertinente « clairvoyance inquiète » exprimée à ce jour, propre à lever une révolte féconde. Et ce sont des poèmes. Le poème aurait alors pour fonction de pousser le langage jusqu’au risque de se perdre pour instituer la recherche d’une compréhension plus complexe, moins manichéenne, pour ne pas se tromper d’ennemi. Quand je suis très optimiste, je pense que la poésie (et tous les arts dans leur ensemble quand ils sont pratiqués sérieusement) pourrait nous donner les moyens d’être moins bêtes. Plus que de ne pas laisser passer l’ennemi, ce qui est peut-être moins du ressort des poètes, il s’agirait de chercher plutôt qui et quoi est l’ennemi à tel moment précis pour ne pas nous tromper de combat, ce que nous faisons hélas bien souvent ! Il faudrait réfléchir à la portée symbolique de ce que nous disons et écrivons. Si les référents changent de statut – les arbres deviennent aujourd’hui aussi précaires que nous, leur vérité symbolique change. S’y consacrer poétiquement nous éclairerait peut-être en ces moments de dérèglement climatique auxquels il faut répondre, de toute urgence, les poètes aussi. Ne pas se tromper de mots, faire jouer des marges de manœuvre, oser « la marge d’erreur magnifique ». Alors, plutôt un rôle de « veilleur » ? Oui, même pas très doué ! En tous cas, je me sens obligée par la réalité dont je suis partie prenante à m’y mettre, avec mes maigres moyens, avec « l’imagination matérielle » dont nous sommes tous porteurs.

I.L. : À propos de douleur, ton livre Vies du sel associe le blanc à une sorte d’attente ou de crainte de la couleur : on le retourne, on voit du bleu, mais, surtout, quand on regarde dessous, quand on creuse, c’est du rouge qu’on voit. Au cœur du livre apparaît un « Voyage d’hiver » qui fait penser au Winterreise de Schubert, le musicien de l’effusion douloureuse. Ce blanc de la neige ou du sel est-il celui du rêve déçu, de l’illusion, du réconfort éphémère ? Celui de la page où s’écrit le poème ?

« Le blanc n’est pas blanc
Plutôt fenêtre ouverte sur le lait
Sur l’infini dimanche dans les jours
Sur la couleur envolée dans la couleur
Sur la jeune conversation qui s’éternise » Vies du sel, p.31

Le chant est très présent dans Vies du sel comme dans la plupart de tes livres, celui des oiseaux comme celui des humains. Le chemin évoqué qui nous rappelle celui du voyageur de Schubert finit sur des questions.

« Oui on étouffe
Et l’on poursuit aveugle épuisé sous trop de poids
On ne vient pas au monde si l’on ne soulève rien » Vies du sel, p.59

Nous savons bien que l’inachèvement est au bout du chemin. S’agit-il du poème quand tu confies : « Le cri c’est lui la mémoire du chemin » ?

F.D. : Le blanc de la neige, pendant de nombreuses années, a saturé mon regard pendant des mois, il a beaucoup compté dans mon « apprentissage des couleurs » ... Je suis venue habiter jeune à la montagne pour les conditions d’existence que la neige nous impose, que j’aime. J’ai découvert que pas plus que le noir n’est noir, le blanc n’est blanc. Le divers est notre lot, l’impur aussi. Dans le poème que tu cites, il s’agit de deux blancs qui, juxtaposés, ne peuvent s’empêcher de vite s’épauler, de parler l’un de l’autre, l’un à l’autre. Un drap sèche sur un fil au-dessus de la neige, et, à ma grande surprise, il est plus bleu que la neige qui paraît jaune. Son rectangle fait fenêtre et la neige, elle, s’inachève, comme à son habitude ... blanc, dans lequel on peut cependant se perdre, qu’il soit celui de la neige vierge dans le brouillard ou celui de la page blanche, ou les nappes de sel, oui, il inquiète. Il peut sécréter l’illusion d’un absolu désirable, comme une attente que l’hiver exacerbe. On doit s’en défendre, s’en méfier en tous cas. Le blanc fait mal, parfois, il aveugle, il éblouit. J’ai pensé à Schubert, dont la musique m’étreint dès les premières notes de quasi tout ce qu’il a écrit. Je pense que sa musique, si troublante, si ambiguë, porte et anime ma vie. Elle contribue à la forme vivante de ce que j’essaie de penser. Pourtant, je ne l’associe pas directement au cri, ou alors, ce serait un cri muet, un cri absenté. Et c’est ce qui fait mémoire pour moi, c’est ce qui conserve à la notion de chant sa pertinence. J’entends toujours un cri dans le chant, enfoui ou naissant.

I.L. : Parmi les mots qui reviennent, « silence » semble être l’objet d’une tentation et d’une crainte dans un paradoxe qui réapparaît. Par exemple, dans Du cerisier, nous lisons « Si tu surprenais un silence, fidèle, qui ressemblerait à des mots prononcés » comme un espoir. Plus loin, le poème affirme : « La liberté du texte / sans nous n’existe pas, / je prends la mienne avec. / Comment être d’accord / en se taisant sans cesse ? ». Comment écrire le silence ? Quelle place lui faire dans le poème ?

F.D. : Au début de Meskétet, une douleur contemporaine, je fais allusion à deux sortes de silence, que je vois comme opposés : broyés entre deux silences /celui que nous entendons /celui où nous ne nous entendons pas. Il y aurait le silence originel que nous percevons et sur lequel nous pouvons paradoxalement prendre appui ; il nous rend autonomes quoique contingents. Le silence que nous faisons en nous taisant quand il faudrait parler, en parlant trop fort, en disant n’importe quoi, un silence cacophonique, me désespère souvent. À l’époque de La question des couleurs, j’étais travaillée par le problème de l’auto-censure, qui est un vrai problème, politique et poétique. Dans les poèmes, parfois, nous pouvons parvenir à éliminer une part du silence bruyant au profit des petites marges de manœuvre qu’ouvre le silence originel dans la langue. Comment ? Tout l’effort consiste à le laisser travailler, à le faire travailler même, comme avec une sorte de scalpel, de gouge. Laura Vasquez dit : « Partant de n’importe où, on peut aller vers tout dans l’écriture. Il n’y a qu’à suivre, mais en portant, en maintenant. Ça n’a rien d’automatique, c’est très éveillé. Ce n’est pas guidé par l’individu, par le moi, c’est guidé par une autre partie, très sensible, très intuitive, qui explore et qui croit. » Je pense à Ossip Zadkine, sculpteur qui a vraiment montré ce travail du silence en ombres et lumières paradoxales, qui rend toute respiration possible.

I.L. : Tu associes régulièrement ton écriture à celle d’autres poètes. Je pense en particulier à ce Projet la rOnde initié en 2016 avec Isabelle Sbrissa, Nathalie Garbely et Rolf Doppenberg ou encore à ton dialogue Autour du feu avec Florence Saint-Roch qui en est à son dixième chapitre Terre à ciel. Quelle importance attaches-tu à ces travaux collectifs ? Dans quelle mesure cela peut-il influer sur ton écriture ?

F.D. : Ce furent des rencontres heureuses, dues au hasard. Je n’attendais rien de précis. J’ai été très bousculée par le travail collectif de La Ronde, groupe très hétérogène, mais très vivant. Nous avons travaillé plusieurs années, sous forme d’envois postaux et de journées de travail critique à la table. J’aurais volontiers continué. Ce partage me manque cruellement maintenant qu’il a cessé. Il continue souterrainement à éveiller ma curiosité pour toutes les tentatives poétiques, même celles qui me paraissent très loin de moi. Puisque je change à leur contact, la forme de mon désir poétique aussi. Je ne sais pas toujours comment et où. Avec Florence Saint-Roch, nous avons entamé avec Autour du feu un parcours de longue haleine (quoique je ne cours pas !). J’aime ne pas savoir où il nous mènera, j’aime que nous en inventions la trajectoire au fur et à mesure, j’en désire les relances. J’aime avoir à me repositionner en permanence même si « ça me gêne aux entournures », à la fois dans le vis-à-vis avec une autre personne bien vivante et très différente de moi et dans un vis-à-vis avec un « moi-même » qui change (ou pas ou peu ou qui comprend mal ce qu’elle essaie d’avancer, qui cherche) au cours de cette relation.

I.L. : Tous tes livres s’ouvrent sur une ou deux épigraphes. Qu’en attends-tu pour le lecteur ? S’agit-il d’énoncés que la suite va prolonger ? À quel moment entrent-elles dans le livre ? Avant même sa composition ou une fois que tout est joué ?

F.D. : Il s’agit d’évoquer des complicités, d’inviter des résonances entre les citations et avec mes poèmes. Parfois, elles sont là dès l’origine, parfois seulement certaines d’entre elles. Parfois, elles déboulent toutes en même temps et rendent compte d’une sorte de travail intérieur entre des poèmes qui m’habitent et soudain s’interpellent, se font voir. Parfois, elles me surprennent moi-même. J’aime les épigraphes dans les livres des autres. Elles me font rêver à l’intériorité singulière du poète qui les cite, en intertextualité affective. J’ai découvert des poètes ainsi, grâce à quelques vers cités par d’autres qui m’ont stupéfaite ! J’aimerais qu’il en soit de même pour le lecteur de mes livres, que la vie des poèmes s’ouvre à elle-même en permanence.

I.L. : Le seul de tes livres sans épigraphe est celui que tu as écrit avec Mira Wladir (La soldanelle et le cheval, Aquarelles de Marianne K. Leroux – L’Atelier du Grand Tétras, 2017). Pourquoi cette absence ? Impossible de s’entendre à ce sujet ? Trop difficile de trouver une épigraphe qui corresponde aux deux écritures ? Comment s’est construit ce projet ?

F.D. : Il s’agit d’un cheminement en dialogue dès l’origine, qui s’invente certes au fur et à mesure, mais qui reste habité par les lectures des livres de poèmes de Mira Wladir et pour elle réciproquement, par une sorte de remontée permanente de citations partagées en quelque sorte. Ces poèmes-là, écrits sous forme d’envois chronologiques, occupaient beaucoup d’espace mental et demandaient à être vraiment entendus dans la durée de soi et de l’autre à l’intérieur de soi. Il avait simplement été convenu dès le départ que je commençais et qu’elle terminerait, tout est venu dans un élan très fort, comme une sorte de correspondance, à un rythme assez lent, comme si tout se formait et s’approfondissait peu à peu.

gravure de Jo Bardoux pour
Le Noyau de la lumière (Æditions l’amble, 2002)

I.L. : Tu as aussi beaucoup dialogué dans tes livres avec des peintres et plasticiens : Fanny Gagliardini, Alain Bouvier, Marianne K. Leroux, Odile Maurice-Desbat, Jo Bardoux… Qu’attends-tu de ces collaborations ? Les œuvres inspirent-elles le poème ou est-ce plus souvent l’inverse ? Qu’apporte chacun à l’autre ?

F.D. : Parfois, je me dis que je sollicite peintres et graveurs pour m’accompagner car j’aurais aimé être des leurs... Je suis un peu jalouse, surtout des graveurs. Je me souviens des moments de contemplation à regarder œuvrer la presse chez Jo Bardoux, à voir apparaître et se dégager peu à peu l’œuvre dans un jeu d’endroit-envers stupéfiant. Mon émoi la faisait rire. Mais non, pas trop jalouse, c’est surtout pour être de concert avec eux. Parfois, ils ont travaillé à partir des mes poèmes. Parfois l’inverse, j’ai écrit vers eux. Avec Alain Bouvier, nous avons un travail partagé sur la durée. De longues années de compagnonnage que nous évoquons dans un entretien que j’ai fait avec lui ( https://www.terreaciel.net/Une-longue-histoire-Francoise-Delorme-Alain-Bouvier#.YmZt2i2FDUoe). J’ai entrepris aussi un travail au long cours avec Odile Maurice-Desbat, avec Elisabeth Bard. Je prends appui sur ces dialogues pour être au monde. Je ne suis pas seule, je ne me sens pas seule. Les poètes et artistes qui prétendent l’être ne le sont pas vraiment à mes yeux, même si le chemin qu’ils tracent est absolument singulier, peut-être justement parce que ce chemin est absolument singulier. Je vois dans leurs œuvres ce qu’ils ont lu, avec qui ils s’entendent, avec qui ils dialoguent et même parfois se battent ! C’est merveille pour moi. C’est la merveille humaine, cette durée et ces espaces que nous nous inventons ainsi.

avec Alain Bouvier

avec Fanny Gagliardini

I.L. : Deux de tes livres ont des titres de traités ou d’essais savants : La question des couleurs et Du cerisier. Quelle relation ta poésie entretient-elle avec les sciences et la philosophie ?

« Aussi loin qu’on remonte,
lambeaux, langue meurtrie,
la vérité de dire
jupe de magnolia :

tout ce qui va venir,
abondance du verbe,
philosophie de l’herbe,
je pense en sève lente,
doutes amers, ou verts » (Du cerisier, p.53)

F.D. : La philosophie m’intéresse beaucoup, probablement depuis ma lecture de Bachelard à la fin de mon adolescence, que je sentais plus proche de moi que les philosophes dont il était question en classe, qui me restaient souvent en partie étrangers. Je me souviens que j’avais toujours la même appréciation sur mes dissertations : « trop littéraire » ! Je ne suis pas sûre d’avoir compris ce que veut la philosophie. Il me semblait que la poésie répondrait mieux à sa recherche comme l’avance presque Paul Ricœur à la fin de La métaphore vive. La philosophie s’interroge avant tout sur le langage, au fond. En cela, elle m’est précieuse. C’est une discipline difficile, un peu rugueuse, qui oblige à la rigueur, à l’effort lent et tenace. J’en ai terriblement besoin. Les sciences m’attirent aussi. Mon intérêt pour elles m’est venu peu à peu et s’est accentué avec la pratique de la céramique et aussi à cause du travail entrepris avec ma thèse de doctorat sur l’emploi du lexique naturel dans la poésie contemporaine (Le cercle de l’univers : « lexique et référents naturels dans la poésie contemporaine », 1996, directeur de thèse Jean-Yves Debreuille). J’avais même pris des cours d’histoire de la physique surtout avec une personne qui travaillait au CERN ! Je suis sensible à la façon dont nous appréhendons ce dans quoi nous sommes, aux relations parfois difficiles qu’entretiennent les représentations que créent tant de différentes approches, aux prémisses parfois opposées. L’imagination humaine m’impressionne et m’émeut. Ma curiosité s’attise au fur et à mesure que je me documente, que je lis, que je rêve, que je m’égare. Je cherche la compagnie des doutes (amers ?) et des certitudes (vertes, amères aussi peut-être parce que vertes, pas la même amertume alors ?) qui surgissent de tous ces frottements ...

I.L. : La langue, lexique et grammaire, est l’un des sujets constants de tes livres. Dans Du cerisier, tu écris : « Ma langue maternelle / ne fut pas le français, / mais le lait d’une mort / père pris dans la braise, / mots, brûlés par du sang. » Tu mets souvent en doute les pouvoirs de la langue et des « mots crédules ». Mais tu attestes aussi de ce qu’ils sont porteurs d’espoir pour l’amour, pour la rencontre : « Sans un autre avec lui, / un mot ne peut sortir. » Comment vis-tu cette ambivalence dans l’écriture, entre « désir » et « ironie » ?

« Est-ce musique encore,

tout ce tohu-bohu ?
Ainsi vit le poème :
trouées d’un rituel,
la valeur d’ironie,
la venue du désir. » (Du cerisier, p.53)

F.D. : Oui, je doute et je persévère. C’est vrai qu’être doué de parole m’étonne absolument. Parfois, le matin, je me demande ce que c’est qu’un mot, deux ou trois mots ensemble ... C’est comme si je ne comprenais plus, ça dérape, comme si ça m’échappait, comme si tout échappait. Les mots peuvent devenir des gouffres angoissants. Et ce que je ressens ne plus pouvoir porter aucun nom. D’où tout le souci ! Pareil pour la grammaire, pour les agencements poétiques. Entre ce qui oblige à aller où on ne désire pas aller, ce qui s’effondre sous les pas, ce qui se révèle erroné ou au contraire trop vrai ... Les mots, pourtant, comme l’a dit Paul Eluard, ne mentent pas. En ce sens, ils auraient raison d’être crédules, mais nous ne devons pas l’être, nous, crédules. De cela, je suis assez sûre, c’est nous qui mentons, qui nous mentons ... ou qui ne comprenons rien à rien ... Je manie mal l’ironie, que je renie lorsqu’elle se transforme en mépris de l’autre et/ou de soi. Celle d’autres poètes (Frénaud, Giraudon, Berchoud, Césaire, Pizarnik, etc) me nourrit, nettoie l’os. Le « travail » du poète écartèle la pensée : trouver, tailler des chemins quasi-jardinés dans le maquis et faire naître en même temps l’incertitude, un buissonnement vivace qui fera obstacle et résistera à l’arraisonnement ! Toutes sortes de rimes nécessaires, comme de petits et puissants rituels, scanderont et susciteront l’élan vital.

I.L. : Certains de tes livres ont des vers mesurés, presque toujours des formes très arrêtées. Décides-tu de cela avant même d’écrire ou cela vient-il en marchant ? Roland Reutenauer parle parfois d’écrire des vers « en comptant sur ses doigts », ce qui relie peut-être le poème à l’enfance. Le fais-tu ? Qu’est-ce qui décide de tes choix de forme, de présence ou d’absence de ponctuation, de prose ou de vers ?

F.D. : Je ne compte pas sur mes doigts, même si parfois j’ai un peu le sentiment de me balancer d’un pied sur l’autre comme quand je récitais enfant et comme beaucoup d’enfants le font avec un plaisir manifeste ! Il y a un bonheur physique qui préside à l’écriture, à « quand ça démarre ». La forme n’est pas arrêtée à l’origine, mais elle se décide très vite, dans un mouvement qui m’entraîne et il est rare que la direction change. Je suis souvent désolée qu’elle m’échappe autant, car les livres ne se ressemblent pas trop et je voudrais qu’ils suivent plus ce fond touffu auquel ils s’abreuvent. Je peux dire que je ne fais pas ce que je veux en la matière. Je reste toujours insatisfaite. Je continue à tendre l’oreille à ce qui voudrait venir... et qui viendra.

Boîte
Photo : Mica Arsenijevic

I.L. : Certains poèmes d’À la longue et de Poreux par endroits rapprochent le travail du poète de celui du potier.

MODELER

contre-dit ou contre-chant dans les voix
c’est bien avec les mains que se dénoue
tout le discontinu en continu
tu vois n’y a-t-il pas des mots pour se rejoindre

Comment concilies-tu tes activités de céramiste et de poète ? L’une est-elle le prolongement de l’autre ? Les deux te sont-elles également indispensables ou nécessaires ? Si ta vocation de potier te semble inscrite dans l’anagramme de ton nom (DELORME / MODELER), en quoi est-elle complémentaire de celle de poète ?

VÉRIFIER

même si mesurer ne sait quoi mesurer
les corps de terre ne savent compter
que les pas et le firmament d’émail
où la solitude aura pu guérir

F.D. : Je me souviens que le poème « VÉRIFIER » est né de la contemplation d’une œuvre de la céramiste Regina Le Moigne, un grand nombre de personnages qui avancent dans l’herbe.

Vestiges (grès émaillés)
Foule dans un jardin 1

Fleurs (porcelaines)
Foule dans un jardin 2

Regina Le Moigne

J’étais sensible à leur mouvement et à leur immobilité simultanés, à tout ce qui fait l’étrangeté de l’existence humaine à la fois collective (à la limite du désagréable de la foule) et solitaire (à la limite de l’enfermement de la folie). Nous comptons les pas, les syllabes des vers, nous ne savons pas bien ce que nous faisons là, ni même ce qu’est ce « là ». Mais il y avait à cet instant T une sorte de paix, d’être ainsi ensemble dans l’avancée de cette foule tranquille, comme devisant avec nous dans ce jardin. Le poème « MODELER », lui, pose le problème qui me lancine depuis tellement longtemps, le problème du contenu et du contenant qui s’est trouvé démultiplié à l’infini dans ma vie par le rapprochement entre « pot » et » « poème », jusqu’au vertige. Rapprochement possible, nécessaire, fécond, mais créateur d’apories ! Je n’en aurais jamais fini avec ça. Deux manières de travailler, déjà, qui s’éclairent l’une l’autre : j’écris des poèmes seule à la table et j’ai exercé le métier de céramiste avec mon compagnon, Jean-Marc, qui émaillait les faïences et menait les cuissons au four à bois ... Le rapprochement entre les deux « métiers » n’est cependant pas vraiment complémentaire, même si la terre (celle travaillée et celle sous les pieds) nourrit la langue et que celle-ci, en retour, nous donne la grâce d’être ensemble avec et sur cette terre. Il s’agirait plus de deux aspects de la même chose, à la fois cosmique et humaine. Oui, une seule et même chose, mais autrement.

Bol engobé cuit au four à bois, un peu grillé sur le bord
Photo : Jean Daubas

I.L. :

« Dessous et dans le soleil
Creuser le cristal
Et faire apparaître l’argile
La terre revenue du sang » Vies du sel, p.65

Décidément, on revient vite au rouge. Les étymologistes nous apprennent que « bol » vient du grec « bôlos » qui désignait une motte de terre. Avant d’être le nom de cet objet que tu tournais (d’ailleurs le seul que tu mentionnes dans ton texte sur le métier de potier) il désignait une argile rouge. Si le potier modèle et fait durcir l’argile rouge (qui en devient cassante), le sang est-il la matière ultime du poème ? Est-ce solide ?
Dans ton texte sur les mots du métier de potier, tu affirmes : « Le poème est moins fragile que le bol : tant qu’il y a un humain pour le dire à un autre humain ou pour le lire, il reste entier. » Quant au bol, tu écris : « Ah, zut, j’ai renversé mon bol ! ». Peut-on renverser un poème ?
Tu envisages aussi toutes les rencontres entre comprendre et contenir. Pour le poème, ne faut-il pas considérer, comme le recommande Patrice Loraux dans son Tempo de la pensée, qu’ « il ya des phrases où l’on doit se satisfaire d’un comprendre flou, voire d’un comprendre mis en attente » ?

F.D. : L’ « argile des morts » est une vieille métaphore que j’avais envie de réhabiter ... C’est vrai, l’argile est une troublante matière, un dépôt, mais moins vivant que l’humus. Le phénomène de la cuisson, ici, fait apparaître la sorte de durée, cependant fragile et cassante, qu’il permet. En nous procurant une mémoire qui traverse les époques, l’argile « revenue du sang » nous « contient ». Je cite surtout le bol, car il me semble un peu « l’exemplaire » du contenant. Le problème du contenu et du contenant a pris forme dans un rapport entre mes deux activités, nécessairement, mais c’est un problème de poète tout court : qu’est-ce que ça dit ? Qu’est-ce que j’entends ? Qu’est-ce que je comprends ? Je crois qu’on ne peut pas renverser un poème, parce que le contenu et le contenant dans le poème sont inséparables et ne se différencient pas. Mais quoi ? Et comment, mystère ! Il y a quelque chose d’intransformable, de solide, d’incassable, dans une œuvre esthétique déclarée achevée, même inachevée (voir L’homme sans qualités de Robert Musil, par exemple, dont je lis et relis justement ce qui n’a pas encore été décidé, ne le sera jamais et pourtant l’est, définitivement).
J’aime bien cette idée d’ un « comprendre flou » qu’évoque Patrice Loraux, quoique je puisse pencher pour « indécidable » plutôt que « flou », car ce flou ... me paraît être ce qu’il y a de plus net ! J’entends le mot « comprendre » aussi comme « prendre en soi », accompagné d’un « être pris » qui se suscitent l’un l’autre. Et nous sommes sans cesse dans ce geste.

Lèvre de bol
Photo : Jean Daubas

I.L. : Tu as titré l’un de tes livres Poreux par endroits : s’agit-il du poème, de la poterie ou de la poète ?

F.D. : Les trois : la poète, les poèmes et les pots. « Nous regardons / une petite plaie du corps, et son activité profuse / vers une cicatrice » écrit Marie-Claire Bancquart au début d’un poème dans lequel elle imagine que si nous étions des écorchés, c’est-à-dire des corps ouverts, nous serions morts et soumis au processus de l’humus. La clôture de la peau qui nous rend sensibles à nous-mêmes est nécessaire. L’ouvert absolu est un impossible du vivant, une fermeture étanche de même. Poreux par endroits dit d’abord que tout mon être au monde, lors d’une opération mutilante, en cicatrisant, à la longue, redevenait vivant. La perméabilité m’était rendue, je redevenais moi-même dans une nouvelle intégrité, car, curieusement, « être entier se refait ». Un étrange va et vient, qui est peut-être la paroi même, dont nous devinons à la fois un recto et un verso que nous imaginons l’un par l’autre et qui s’ouvrent l’un par l’autre, nous rend sensibles à nous-mêmes. Cette paroi (une peau ?) doit être fermée pour résonner, pour que traverser soit possible. C’est le sujet de Paroi, un livre important de Guillevic. La porosité, phénomène particulièrement net pour la faïence et les terres cuites, m’a beaucoup interrogée et m’a beaucoup répondu. Peut-être est-ce qu’il montre vraiment les questions insolubles sur le dedans-dehors, sur le contenu et le contenant, sur l’ouvert et le fermé aussi. Et, en le montrant, s’offre comme une réponse, déjà comme une nouvelle question.

I.L. :

« Son père qui est dans la terre son tombeau la poésie
il écrivait l’amour se porte tous les jours de la semaine
l’enfant croyait à la prophétie sans prophète sans dieu
sauf la terre si fraîche si lourde celle que l’on connaît
avec les mains celle que l’on touche avec la peur »

Georges Didi-Huberman évoque une peinture monochrome comme « couleur de l’évidance » (L’homme qui marchait dans la couleur). Ne pourrait-on reprendre ce terme pour beaucoup de tes poèmes ? Manque du père, absence de celui que l’on appelle, enfance enfuie, oubli qui menace, quête d’un sens fuyant, lutte pour tenir et résister ?

F.D. : Il y a en moi quelque chose qui résiste à tout ce qui se réclame « monochrome ». « Mono » résonne comme un impossible pour moi. Mais le terme d’« évidance » trouve un écho qui se rattache à une expérience personnelle vivante, d’autant plus que l’œuvre de James Turell m’invite à entendre l’expression d’une « universelle dissonance instigatrice », le terme est d’André Frénaud, et rejoint aussi la notion d’intervalle chère à Marie-Claire Bancquart (et à son mari, Alain Bancquart dont toute l’œuvre musicale interroge cette énigme). Les Skyspaces de James Turell, morceaux découpés de ciel par des limites certaines que l’on ne peut cependant saisir, changent sans cesse, se recomposent à l’intérieur de leurs limites qui en dévoilent l’étrangeté à la fois univoque et plurivoque. Ce qui m’étonne et que paraît pouvoir désigner ce terme d’« évidance », c’est que c’est l’acte de creuser qui invente à la fois le vide, ses limites et ce dans quoi nous sommes. L’acte de creuser, de déchirer, mais aussi de rassembler, crée une possibilité de déplacer quelque chose, de susciter des mouvements divers qui peuvent aller jusqu’au dérapage, au surgissement d’un imprévu qui changera la donne. La mort de mon père, j’étais jeune, âgée d’un peu plus de six ans, a inauguré un rapport à la vie qui n’a plus rien eu de donné, tout en devenant de plus en plus évident, de plus en plus paradoxal dans le même mouvement. La mort et la vie ne se sont plus nettement opposées, encore ce « comprendre flou » que tu évoques. Il y a eu un travail de deuil, effectué aussi à l’intérieur de la découverte de la poésie, car c’est mon père qui m’a appris à lire sur des poèmes avant de mourir. Ce deuil se fait, en vieillissant, de plus en plus prégnant dans les actes de ma vie. Un tel et si fort retour me trouble beaucoup. L’existence, si puissante et si précaire, de la mémoire qui s’efface, qui efface, crée, recrée quelque chose d’essentiel, une durée, fuyante effectivement, et mortelle. Mais bien une durée. J’ai l’impression qu’il s’agit moins d’une résistance que de la nécessité permanente de se survivre : nous ne pouvons pas faire autrement. À moins de disparaître, ce que rien de vivant ne souhaite naturellement. Tenir, oui, résister, oui, faire que quelque chose résiste, dans un jeu de dedans-dehors, d’allers-retours, de réinventions des limites. Lesquelles ? Comment ? Quand ? Ce sont bien aussi des jeux de rimes, de rythmes, de recouvrements et de découvrements. N’est-ce pas ainsi que l’on peut comprendre dans le jeu léger et mobile des italiques ces vers d’un de tes poèmes dans Nous le temps l’oubli ?

Tu demandes la mémoire du jour,
son geste : retenir.
Le soleil cesse de battre le cercle,
descendu presque en île l’eau
le couvre.
Revenu.

Porte-galet
Photo : Olivier Van der Beken

I.L. :

« À la tiédeur humaine,
séjour de peau et d’os,
au poil de l’animal,
au sang, comme à la sève,
je veux lever un verre

à la vie érigée,
la vie de chaque jour
soumise aux aléas
avec ses hanches pleines
et ses petits noyaux. » (Du cerisier, p.142)

Ce verre qui pourrait se lever dans le poème est-il rempli du contenu de cette « dive Bouteille » dont le fin mot est « Trinch » pour Pantagruel, Panurge et Bacbuc ? Les lecteurs sont-ils alors invités à boire le poème pour avancer vers un gai savoir poétique ? S’agit-il d’une sorte de défi ? Ou bien d’une injonction à la Beckett nous disant, à la fin de L’innommable : « [I]l faut continuer, je ne peux pas continuer, il faut continuer, je vais donc continuer, il faut dire des mots tant qu’il y en a, jusqu’à ce qu’ils me trouvent, jusqu’à ce qu’ils me disent […] » ?

F.D. : Oui, « boire le poème » quelle belle invite. Je la relance. Viens, allons boire... Oui, j’imagine un « gai savoir poétique » aussi. Et c’est un défi, sûrement, parfaitement bravache et qui le sait ! Je crois que c’est aussi une manière de dire merci. Au plus fort d’une déprime ou d’un cauchemar, même dans « l’angle noir de la joie » selon l’expression magnifique de Denise Desautels, j’ai encore envie de lever un verre à la vie, vraiment. Ça me revient vite. C’est l’expression d’une espèce de joie, incompressible. Je ne comprends pas trop l’injonction de Beckett, pourtant reprise par beaucoup, mais je la saisis mieux sous d’autres formes comme celle de la poésie de James Sacré (dont l’attachement indéfectible au sensible le plus banal m’émeut particulièrement) ou celle d’Alexis Pelletier (dont les tâtonnements politiques à même le poème me relancent sans cesse). N’ayant pas été élevée dans une croyance religieuse, je n’ai pu être abandonnée par Dieu, même si je suis consciente que je suis née dans un ordre symbolique qui n’en fait pas l’économie historiquement. Que rien ne garantisse ce que nous disons, sauf le seul cercle troué qui résulte de nos efforts langagiers, ne m’inquiète pas assez même si tout m’inquiète ! Malgré tant de déconvenues, je fais confiance aux mots. Parfois, je me dis que tout me donne tort. Mais voilà, je continue à être subjuguée par l’existence des langues, de leurs possibles comme de leurs impossibles. En écrivant, nous nous affirmons, nous faisons face. En cela, la fin de la citation de Beckett m’agréée, même si je me soucie moins de me trouver, de me dire... que de dire quelque chose que quelqu’un d’autre pourrait entendre.

I.L. : Pour terminer cet entretien, je voudrais te retourner cette question que tu poses à la fin de Vies du sel : « Que retient-on ? »

F.D. : Je le dis en regardant la mer se retirer sur le sable d’une plage... et revenir, mais différente : d’une manière absolue, on ne retient pas grand-chose, voire rien, c’est clair. Je ne sais pas exactement, je ne peux répondre autrement que par des poèmes, peut-être. Poser la question donne envie de compliquer une réponse, d’avancer des pions. Dans la réalité de nos vies d’hommes parlants, nous cherchons, créons et recréons la possibilité de continuer, justement, de continuer à vivre ensemble, ici, maintenant. Pour moi, cette durée est profitable (et nécessaire). Je l’aime, même précaire, même effilochée, même en morceaux, même à peine présente, jamais assez présentable, toujours menacée, menaçante ! Même si c’est un rêve, une pure illusion, nous n’avons rien à quoi comparer cet effort pour en juger la justesse et la véracité.
Alors, je continue.

Deux bols
Photo : Jean Daubas

Probabilités, je vous aime, tellement, mais je me penche vers une jonquille
sans penser à vous et je m’en fous. « Jonquille » devient jaune, le demeure
assez longtemps pour balbutier : je t’aime. Le bol s’arrondit au bord du lait
et je pose la main dans son ombre. Je dis blanc, je dis terre, je bois, je dis
je parle. Mourir ne sera pas une faute en avançant.
Françoise Delorme, À la longue

 

Bibliographie

À l’abri des bergers, poèmes avec cinq gravures originales de Fanny Gagliardini, éd. Mica Arsenijevic, Romainmôtier, 1994 (Suisse)
L’adresse aux barques, poèmes avec des œuvres de cinq peintres ou graveurs : Jo Bardoux, Jean-Bernard Butin, Odile Desbat, Léo Peeters, Evelyne Portmann, Æditions l’amble, Romainmôtier, 1996
Mémoire du lac, poème en consonances avec cinq tableaux en coffret, réalisé par Fanny Gagliardini dans son atelier, Ferney-Voltaire, 1997
Vies du sel, Æditions l’amble, 1998
Le noyau de la lumière, poèmes accompagnés de trois gravures dont une originale de Jo Bardoux, Æditions l’amble, 2002
Papillons, livre élaboré par Yann, sculpteur, à partir d’un poème extrait de Parentés, inédit, Atelier Patrimoine de La Fraternelle, St-Claude, 2002
Failles, (à travers la répétition d’un geste toujours différent), poèmes et textes avec cent lavis d’Alain Bouvier, Néoéditions, Besançon, 2005
La question des couleurs, avec des consonances graphiques de Fanny Gagliardini, éd. Atelier du Grand Tétras, Mont de Laval, 2006
Meskétèt, une douleur contemporaine, dans Anthologie Triages , éd. Tarabuste, 2009
Du cerisier, avec des gravures d’Alain Bouvier, éd. Atelier du Grand Tétras, Mont de Laval, 2012
Poreux par endroits, avec des consonances graphiques de Fanny Gagliardini, Samizdat, Genève, 2013
A la longue, Tarabuste, Saint-Benoît de Sault, 2016
La soldanelle et le cheval, en dialogue avec Mira Wladir, avec des aquarelles de Marianne Leroux, Atelier du Grand Tétras, 2017
Sirius ou le vent du poème, livre d’artiste avec Alain Bouvier, atelier Alain Bouvier, Mantry, 2018
Le silence des oiseaux, deux triptyques de poèmes pour quatre triptyques, encres d’Alain Bouvier, exposition Atelier de l’Exil, Lons-le-Saunier, juillet 2022

Ateliers d’écritures-lectures ayant donné lieu à publications (lectures publiques)
Tant d’herbes, atelier poésie 2000-2005, Æditions l’amble, Romainmôtier, 2005
Echafaudages, échange entre deux ateliers, 2008, Æditions l’amble, Romainmôtier 2008
Motifs, écritures et lectures, 2005-2010, Æditions l’amble, Romainmôtier 2011
Encré, là, atelier de recherche, Æditions l’amble, 2014
sillon sillage, écritures et lectures, 2010-21015, Æditions l’amble, Romainmôtier, 2016
Du bord où se tient l’oiseau, Æditions l’amble, Romainmôtier, 2019
Et, passant..., Æditions l’amble, Romainmôtier, 2019

Travaux collectifs
Pantone 40, éd. Le miel de l’ours, 2014 (40 animaux, 40 poètes)
Poésie en ville, intervention orale, Genève, 2014, avec Nathalie Garbely, Sybille Monney, Isabelle Sbrissa, Sylvain Thévoz
Fertile, livre collectif avec Isabelle Sbrissa, Jean-Luc Parant, Sylvain Thévoz, James Sacré et, du syndicat des poètes qui vont mourir un jour : Brigitte Baumié, Béatrice Brérot, Samantha Barendson et Yves Bressande, avec le photographe Jean Daubas, éditions l’atelier du Hanneton, Charpey, 2015
Qu’est-ce qui tremble, livret d’artiste avec Odile Maurice-Desbat et Monique Rey-Barthélémy, pour l’exposition éponyme à L’Estanco, Saint-Cyr au Mont-d’or, 2016
La rOnde, Genève, avec Rolf Doppenberg, Nathalie Garbely, Isabelle Sbrissa, revue « Résonance générale » n° 9, Atelier du Grand Tétras, 2017, revue « La feuille » n°5, éditions disdill, Genève, 2017

La page de Françoise Delorme dans Terre à ciel des poètes


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