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Autour du feu, F. Delorme et F. Saint-Roch, Deuxième partie, chap. 8, « Je rebondis »...

jeudi 18 juillet 2024, par Florence Saint Roch

FSR : Je rebondis sur la remarque de ton compagnon que tu me communiques : « il a l’impression que nous tournons en rond et que nous devrions, comme Villon et Ronsard le firent en leur temps, nous adresser à un futur humain ». Il me semble (j’espère !) que nos développements sont, plutôt que circulaires, spiralés : nous avançons certes à vitesse d’escargot (un animal que j’admire, soit dit en passant), mais éléments et considérations s’agrègent au fil de la progression ; reste à savoir si la dynamique de cette spirale est ascendante ou descendante – expansive plutôt qu’involutive. D’évidence, nous sommes soumises à des attractions plutôt plombantes (comment nos consciences pourraient-elles ne pas être touchées par l’état du monde et de la planète, et ne pas s’en sentir démunies ?). Alors il faut tenir bon, n’est-ce pas ? Mais en se tenant à quoi, en se tournant vers quoi, ou vers qui, on ne sait pas – et j’ai comme un doute en lisant la proposition : « nous adresser à un futur humain ». Cette question du devenir humain– a fortiori la possibilité d’une postérité – me semble de plus en plus problématique, si c’est n’est fortement compromise. Nous ne pouvons plus, en toute raison, être dans la même logique, les mêmes perspectives qu’un Villon ou un Ronsard. Alors à qui, en notre temps, s’adresse-t-on ? Perros, dès 1960, déclare : « Je me demande toujours de qui et pour qui parlent les intellectuels, les artistes, les poètes. Leur ambition est claire. Ils veulent toucher ceux qui sont incapables de les comprendre. Ils veulent se faire lire par qui ne lit que le journal. » (Œuvres, Quarto Gallimard, p. 457) Lucidité confondante, qui nous place face à l’aspiration (la prétention ?) absurde des penseurs et des écrivains – leurs livres en situation de devoir toujours trouver leur public, et vouées, le plus souvent, à être autant de prêches dans le désert. Dans le prolongement de ses réflexion sur l’idée de postérité, Perros écrit (sous forme d’un poème, cette fois) en 1967 :

Le goût de la postérité
qui nous décourage un peu tous sans qu’on veuille trop l’avouer n’est pas si frivole qu’on pense
Écrire à nos contemporains
se laisser prendre leur donner ce qui fait nos jours et nos nuits relève un peu de l’utopie.
(ibid)

Le constat, si on met les formulations de 1960 et 1967 en résonance, est navrant. Faute de lecteurs contemporains, en désespoir de cause, en somme, se tourner vers les lecteurs de demain auprès desquels un jour, peut-être, ontrouvera audience... Ou, au jour d’aujourd’hui, pour trouver quand même audience, investir des champs qui ne sont pas ceux du livre, mais qui font quand même lire (même si lire ne veut pas dire la même chose) – je pense aux réseaux sociaux, par exemple, auxquels certains poètes/écrivains/penseurs justement se tiennent activement, et grâce auxquels, là au moins, ils sont lus/peuvent espérer l’être... La marche du temps, et les transformations qui s’en suivent, nécessairement modifient la relation entre un auteur et ses lecteurs – lire, je le disais, n’a pas il me semble tout à fait le même sens en 1960 ou en 2024. La phrase de Rimbaud, « Ce ne peut être que la fin du monde, en avançant », qui, si elle renvoie au temps compté de la Terre en tant que telle (lui reste quand même plus de 4 milliards d’années), revoie aussi à la dynamique évolutive qui structure toute vie : toute avancée suppose une disparition, tout progrès suppose qu’on abandonne, quitte ou laisse de côté. Le marcheur qu’était Rimbaud le savait : marcher, c’est accepter que le paysage change, que ce que l’on voyait juste avant disparaisse pour qu’apparaisse autre chose. Alors ce qui aujourd’hui m’apparaît (outre notre désarroi), c’est, dans l’ostinato de notre conversation, le désir, l’immense désir d’échanger toujours et encore sur le fait poétique, certes, sachant que la relation, la nôtre, comme celle qui se tisse avec la maigre poignée de lecteurs de l’Autour du feu, est aussi importante que ce qui se dit au fond. La fin du monde, la vraie fin du monde, pour moi, serait d’avancer toute seule : voir les choses changer sans pouvoir échanger, une impossibilité.

F.D.
Je m’accorde avec toi sur le fait que le futur se dérobant de plus en plus vers une très certaine débâcle, écrire comme le firent Villon et Ronsard et tant d’autres vers ceux qui vivront demain et qui auraient pu leur redonner une présence dans un maintenant inconnu pour eux ne peut plus être un projet à même d’inventer un horizon. Toute tentative est devenue insensée (de plus assez désespérante) et ne peut plus porter le désir d’écrire, que ce soit pour une postérité narcissique ou pour porter plus loin un chant qui aurait pu transformer la pensée et, partant, la forme des mondes humains à venir comme on peut supposer que des poèmes de Baudelaire, Hölderlin, Khayyām ou Dickinson et bien d’autres l’ont fait.

Quant à savoir pour qui les poètes écrivent vraiment, je ne sais pas si c’est très important. Il est probable qu’ils n’écrivent pas pour être lus par tous et pas pour ceux qui ne lisent que le journal. Ce fut encore plus vrai avant qu’aujourd’hui ; la plupart des gens ne savait pas lire et la poésie marquait plutôt une distinction qui dénotait une classe, voire une caste. Nous ne pouvons savoir comment pourtant certains poèmes et certaines œuvres passent dans la postérité en atteignant de plus nombreuses personnes de classes diverses et s’inscrivant de plus en plus dans le « cerveau collectif » d’un pays, dans d’autres langues et d’autres pays lorsque les poèmes prennent un plus grand essor encore. Jusqu’à ce que, comme dit Trenet :

Longtemps, longtemps, longtemps
Après que les poètes ont disparu
Leurs chansons courent encore dans les rues

La foule les chante un peu distraite
En ignorant le nom de l’auteur
Sans savoir pour qui battait leur cœur

C’est une utopie ? Ou au contraire simplement ce que savaient faire les poèmes dotés d’un futur.
Et c’est peut-être ce qu’ils savent toujours faire, quel que soit le support. Je pense que les poèmes, les œuvres d’art en général, infusent doucement dans le grand flux que nous sommes, sans que leurs auteurs mesurent bien ce qui se passe et sans qu’ils puissent contrôler quoi que ce soit. Bien sûr, maintenant que nous sommes des foules immenses fragmentées à l’infini, de plus coursés et rattrapés par des « intelligences artificielles », je ne sais pas ce que les poèmes deviennent, mais je crois qu’ils ne se perdent pas. S’ils empruntent les réseaux sociaux, leur impact rapide est plus grand, mais je ne suis pas sûre que les vidéo-poèmes de Milène Tournier, par exemple, se diffusent réellement mieux et plus fortement que par les livres qu’elle écrit et qui seront lus activement et longtemps par un certain nombre de lectrices et lecteurs. Quand je dis « activement », j’imagine une durée et une attention de lecture qui, comme le dit Toni Morrison, permettront à l’encre invisible qui se développe entre lecteur et écrivain de déployer leur existence nourricière. Les poèmes diffuseront ainsi leur suc et leur miel (provision de route bienfaitrice !). Je suis même étonnée de ce que certains vidéo-poèmes peuvent gagner en puissance de s’inscrire avec des mots seuls sur une page, les images de la caméra pourtant si magnifiques et si désirables ne manquent pas. Un ami me disait qu’il avait l’impression que les mots surgissaient des images. Justement, une fois surgis, ils deviennent des poèmes indépendants et autonomes comme ceux de Ronsard, les mots emportent avec eux ce qui fait poème. Chacun peut les dire de corps vivant à corps vivant. Sans le « support » qui les vit naître, ils sont partis pour durer ...
Bien sûr, ils mourront un jour. Et cette « fin du monde » est normale. Au fond, les poèmes ne faisaient que passer au travers de la nasse pour un peu plus longtemps, porteurs d’une architecture de langue pour notre humanité, d’une maison de mots.

Il n’en est plus ainsi et Thierry Raboud écrit :

solitaire
nu
je suis
la déroute de la nuit amenuisée avant que

avant que

Seul chacun dans sa détresse. Oui, c’est souvent comme ça. Mais, pourtant quelque chose résiste qui n’est pas un espoir, mais peut-être bien comme tu le dis « l’immense désir d’échanger toujours et encore sur le fait poétique sachant que la relation [...] est aussi importante que ce ce qui se dit au fond ». Oui, un « être ensemble » plus confiant et plus vaste cherche à naître. Je crains qu’il ne naisse dans d’horribles souffrances, guerres, effondrements divers, si cet « être ensemble » se veut exclusif et donc sans « les autres ».

Les poèmes cherchent peut-être alors à s’affranchir pour trouver des chants qui font face à l’inquiétude. La dire, la partager est déjà une manière de ne pas tomber, ou du moins de tomber en restant vivants comme dans un conte triste qui contient une ineffable parcelle de vérité humaine et désirable, comme dans ce poème de Marie Huot où je vois une sorte d’ostinato semblable à ce que tu voudrais nommer, non ?

[...]
Quand nous aurons fermé nos yeux pour toujours
nous partirons ainsi vers tous nos autres
nous ferons halte parfois
près des carrières au bord de l’eau
nous choisirons du sable et des pierres
pour construire nos nouvelles maisons

Car nous aurons à cœur de vivre à nouveau ensemble de partager le quotidien de ceux qui n’ont pas
couru le monde
[...]

FSR : J’aime bien cette idée de « partir vers tous nos autres » évoquée par Marie Huot - mais pourquoi attendre de fermer les yeux « pour toujours » pour le faire « ainsi » ? Dans certaines représentations, certes, la mort est l’occasion de rejoindre et de retrouver - de circuler, de partager et de communier, au-delà, par-delà les contingences du monde visible... Comme je n’ai pas lu ce poème, ce recueil entier de M. Huot, j’ai peine à prendre la mesure du « message » dont ces vers sont porteurs. Tout ce que je peux en dire, au risque de paraître un tantinet radicale, c’est (je me place au niveau concret comme au niveau symbolique, au niveau politique, aussi, qui sait ?) que ce n’est peut-être pas toujours souhaitable de « construire [de] nouvelles maisons » si c’est pour en partir vite (Marie Huot évoque une « halte parfois ») : hélas l’impermanence est mère, parfois, de l’obsolescence...
Alors, où se situer - quelle place occuper, pour reprendre nos propos précédents, à qui parler (je pense pour ma part que la question est importante).

Ce carreau de faïence (cuisson au feu toujours !) représente un berger qui joue de la flûte pour ses moutons (j’ai longtemps cru, en béotienne complète, qu’il s’agissait d’escargots, ce qui a bien fait rire une de mes amies très au fait des faïences de Delft). Nous voici en plein Virgile, au cœur des Bucoliques. Mais pas seulement. Le berger a posé son bourdon, il ne court pas (plus) le monde, il est assis sur un rocher. Le monde est en lui, il l’a intériorisé, il se tourne tout entier vers ses brebis. Jouant du pipeau, il est parti, il ravit et franchit (la barrière, derrière lui, si elle dessine les limites d’un monde fini, s’est penchée, s’est orientée, elle aussi), il rejoint, tout et tous se rejoignent, et les abeilles (les abeilles !) arrivent. C’est là, je crois, la plus grande réussite du berger : son chant appelle d’autres chanteurs, les modestes et importantes ouvrières de la ruche qui font, en écho, résonner l’espace de leur musique à elles. Ta formule, « s’infuser dans le flux », dit bien cela :

Un jour peut-être
Nous n’aurons plus ni terre ni lieu

On deviendra invisibles

Toute science dépassant
Nous serons de tous les feux
De toutes les courses de tous les chants
Nous serons dans les courants d’air et dans les souffles longs
Dans le vol des oiseaux dans le rêve qui surprend

Voilà que je me cite moi-même, maintenant (in Rouge peau rouge, chant X, Le Castor Astral 2019) ! C’est que, de temps à autre, au creux même de mes poèmes, je me surprends à espérer. Oui, c’est cela : si le désenchantement souvent me guette (m’étreint, m’oppresse), si l’horizon se rétrécit, je ne veux pas me laisser réduire. Et j’écris, je travaille, jusqu’à ce que mon poème, comme sur le carreau de faïence, fasse pencher la barrière...


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