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Littérature de partout
Entretien avec Tristan Hordé par Isabelle Lévesque

jeudi 14 janvier 2021, par Cécile Guivarch

Etienne Faure, Jacques Lèbre, Tristan Hordé et Jean-Pierre Chevais,
le 10/06/2017 au Marché de la Poésie. © Tristan Hordé

Tristan Hordé est né en milieu rural dans la grande banlieue de Paris ; il vit depuis 1980 en Dordogne. Instituteur, puis universitaire, il a mené des recherches sur l’histoire de la grammaire et de l’enseignement pendant la Révolution. Lexicographe, il est auteur ou co-auteur de plusieurs dictionnaires (Larousse, Le Robert, Sud-Ouest). Il écrit sur l’histoire de la cuisine, des menus, du restaurant. Il a organisé des numéros de revue consacrés à Jude Stéfan, Bernard Noël (NU(e)), à Pierre Bergounioux (Europe, 2018) et à Claude Dourguin (Les Carnets d’Eucharis, 2019). Il a réuni un ensemble d’études à propos de l’œuvre de Jude Stéfan, de celle de Jean-Paul Michel. Il a publié un livre d’entretiens avec Jude Stéfan, un autre avec Pierre Bergounioux et il a conduit des entretiens avec Pierre Michon, Eugène Savitzkaya, William Cliff, Jacques Réda, James Sacré, Antoine Emaz, Étienne Faure, Édith Azam, Julien Bosc, Marie Cosnay, etc., dans des revues-papier et en ligne. Il a participé à des colloques (Pierre Jean Jouve, James Sacré, Jean Bollack, Philippe Beck, Christian Prigent, Jude Stéfan, Jean Tortel, L’héritage gréco-latin dans la littérature française contemporaine, etc.). Il publie des articles et des notes de lecture depuis une vingtaine d’années dans des revues papier et en ligne, La NRF, Europe, Poezibao, remue.net et, notamment, Sitaudis.

Isabelle Lévesque : Ton blog, Littérature de partout, porte en épigraphe une citation de Michel Deguy :
« Donnant
Donnant est la formule
l’échange sans marché
où la valeur d’usage ne serait que l’échange du don »
De quels dons s’agit-il entre le poète et son critique ?

Tristan Hordé : La littérature devrait être, comme la peinture, la sculpture, la musique..., un bien commun. Pendant des siècles, seule une infime minorité de la population avait accès aux œuvres de l’esprit ; les temps ont changé, même si le poids énorme des industries culturelles — on ne devrait pas lire ces deux mots associés ! ils renvoient pourtant à une réalité — ne permet toujours pas à la majorité d’accéder au plaisir qu’on peut éprouver devant un tableau ou une sculpture. Le plaisir devant un monument, par exemple, consiste trop souvent à le photographier, quel qu’il soit, ou même à se faire photographier devant, à côté, et à accumuler les clichés avec son téléphone portable. Comme l’écrit Muriel Pic, « Pour prouver qu’on (...) est allé (dans tel lieu), il faut se caser dans la belle vue, devenir soi-même stéréotype dans un cadre. » (Affranchissements, p. 186)
Ce sont là des banalités qu’il est peut-être bon de rappeler avant d’en venir à la poésie. La notion de « valeur d’usage » est reprise de Marx, qui la définit ainsi au début du Capital : « L’utilité d’une chose fait de cette chose une valeur d’usage. Mais cette utilité n’a rien de vague et d’indécis. Déterminée par les propriétés du corps de la marchandise, elle n’existe point sans lui. »
Bien que leur nombre soit inférieur aux seuls romans disponibles au moment de ce que les médias désignent par « rentrée littéraire », beaucoup de livres de poèmes paraissent chaque année. Pour en venir à Littérature de partout et à ta question, cette poésie qui se publie tient une place importante dans mes lectures ; ensuite, recopier un texte d’Esther Tellermann ou d’Étienne Faure, de Philippe Beck ou de Marie de Quatrebarbes, écrivains bien vivants, de Jean-Luc Sarré ou de Jean Tortel, est un plaisir double : celui de relire un livre pour choisir un poème, celui également d’imaginer que le poème retenu sera lu. C’est là pour moi un don qui ne demande pas de retour : il me suffit de penser que le lecteur du poème aura le plaisir de la découverte ou celui des retrouvailles. C’est une manière modeste de sortir du marché, de l’idée qu’un livre est d’abord une marchandise, sortie bien provisoire certes, mais réelle. Bref, le don de cette sorte, et la mise en ligne le permet, est devenue très heureusement une pratique répandue.

Isabelle Lévesque : Ton activité critique est principalement consacrée à des poètes. Pourquoi avoir choisi le mot « littérature » pour le titre de ton blog ?

Tristan Hordé : Littérature de partout est sans doute un titre trop ambitieux ! Il s’agissait à l’origine, en 2011, de proposer chaque matin à la lecture un texte, poème ou non, quelle que soit la langue de départ, en recopiant alors l’original avec la traduction ou, parfois, des traductions différentes. Le temps de préparation m’a conduit le plus souvent à ne conserver que la traduction. J’essaie toujours de ne pas en rester à la littérature française, même si elle est, et de loin, la plus représentée. En outre, je choisis uniquement des auteurs présents dans ma bibliothèque et tu comprends bien que cela limite fortement mes choix.
Au fil des années, j’ai introduit mes notes de lecture déjà publiées en ligne, notamment par Sitaudis, et des éléments qui n’appartiennent pas à la littérature, des photographies que j’apprécie, de paysages et de sculptures de l’âge roman ; les sculpteurs du Moyen Âge me passionnent, tout comme la littérature de cette longue période, mais elle est si éloignée de nous qu’il est quasiment impossible d’en extraire des morceaux traduits. Je sais bien que même les œuvres des XVIe et XVIIe siècles sont devenues bien difficiles à lire pour la plupart des lecteurs, je m’obstine de temps en temps à recopier quelques pages d’auteurs un peu oubliés, comme Pontus de Tyard par exemple, et je recours alors à Gallica.
Ce blog est un peu à l’écart de mon activité de lecteur critique, essentiellement consacrée à des livres de poèmes, des correspondances et des Journaux. Mais, heureusement, je lis autre chose que des livres de poèmes et je choisis aussi pour ce blog des textes qui n’ont pas, ou plutôt qui n’ont pas directement, un rapport avec la littérature. Quand je lis des pages de Didi-Huberman à propos d’Auschwitz ou du ghetto de Varsovie, elles me rappellent, si cela était nécessaire, que la littérature existe et ne se développe que dans des conditions précises. C’est une banalité qu’il est bon de ne jamais oublier.

Isabelle Lévesque : Est-ce ton activité de lexicographe qui t’a conduit vers la poésie ?

Tristan Hordé : Pas du tout. La pratique de la lexicographie est venue un peu tard dans ma vie, même si ma relation au dictionnaire est très ancienne, mais d’une autre façon : j’ai quasiment appris à lire dans des volumes du Grand Larousse du début du XXe siècle. La lecture de la poésie, je la dois très tôt dans l’enfance à l’école primaire, puis au collège, donc aux hussards de la République, ces enseignants d’un autre temps qui m’ont donné à apprendre et réciter Hugo, Francis Jammes, Verhaeren, Verlaine, Rimbaud, qui lisaient en classe de troisième la Ballade de la geôle de Reading de Wilde, etc. J’ajoute que j’ai vécu à une époque où les bouquinistes, dans les grands marchés de la banlieue parisienne, vendaient peut-être sans le savoir des « trésors » : dans la prime adolescence, j’ai acheté par exemple une édition de la fin des années 1940 de Rimbaud préfacée par Claudel, une édition critique de Villon du début du siècle, mais aussi Gant de crin de Reverdy. Ensuite, à dix-sept ans, le hasard m’a fait rencontrer René Lacôte, qui tenait la chronique hebdomadaire de poésie dans les Lettres françaises d’Aragon. Originaire de la Charente occitane il m’a lu et fait lire les troubadours dans le texte et, par ailleurs, certains poètes contemporains. Mais comme il recevait beaucoup de livres et de revues, il me laissait emporter ce qui m’intéressait, et j’ai découvert, à côté de ce qu’il me conseillait, beaucoup de poètes, comme Tortel, Stéfan, Bousquet dans Les Cahiers du Sud, Deluy, Dobzinski, Roubaud avec Action poétique et ses plaquettes, d’autres dans La NRF de Paulhan. Ensuite, il suffit de tirer le fil et de fréquenter les librairies.`

Isabelle Lévesque : Dans ton travail critique, tu accordes une grande place aux poètes en activité à travers notes de lecture, essais et entretiens. Distingues-tu des lignes de force dans la poésie qui s’écrit ?

Tristan Hordé : Certains affirment qu’il y a bien plus de mille poètes qui publient en France... Je lis trop peu pour avoir une idée de l’ensemble ! comme je me tiens à l’écart des réseaux dits « sociaux », beaucoup de parutions intéressantes m’échappent certainement. Je compte beaucoup sur le hasard, à l’origine de découvertes ; ainsi l’automne dernier, signalés par Pierre Le Pillouër, avec qui j’échange beaucoup : Mort d’Athanase Shurail d’Alexandre Castant (Tarabuste) ou le second livre d’Ariel Spiegler, Jardinier (Gallimard).
Cette mise au point pour dire que je suis incapable de discerner des lignes de force. Il me semble qu’il n’y a pas d’« école » ; certains se rattachent explicitement au surréalisme ou à l’Oulipo, sans pour autant que le surréalisme soit aujourd’hui un mouvement vivant, pas plus que la référence à l’Oulipo implique autre chose qu’une attitude vis-à-vis de l’écriture.
Ce qui m’apparaît plus intéressant est ailleurs, c’est la visibilité maintenant des livres des écrivaines. Il y a toujours eu des femmes qui écrivaient des poèmes, seul un petit nombre était un peu connu — cite moi cinq poètes femmes actives entre 1900 et 1940... La situation est tout à fait différente à notre époque ; à côté d’écrivaines qui se sont imposées depuis longtemps, comme Andrée Chedid (1920-2011), Marie-Claire Bancquart, disparue en février 2019, Claude Ber, Esther Tellermann, Marie Étienne, de nombreuses voix se sont développées ces dernières décennies, très variées, et j’en oublierai en les citant, d’Hélène Sanguinetti à Marie de Quatrebarbes, de Judith Chavanne à Édith Azam, de Michèle Métail à Véronique Pittolo, etc. Dans ma pratique de la lecture, je ne distingue évidemment jamais une écriture ‘’féminine’ d’une écriture ‘’masculine’’.

Isabelle Lévesque : Quelle est la fonction de l’article critique ? S’agit-il de parler d’un livre, ou de parler (d’écrire) avec lui ?

Tristan Hordé : Je rappellerai d’abord ce qu’écrivait La Bruyère dans Des ouvrages de l’esprit, « Il y a peu d’hommes dont l’esprit soit accompagné d’un goût sûr et d’une critique judicieuse ». Donc, soyons modestes quand nous nous mêlons d’écrire à propos d’un livre de poèmes. Quand j’écris une note de lecture, c’est évidemment parce que je pense qu’il serait bien que le livre soit lu par un grand nombre ; c’est bien la fonction d’un article critique, susciter la lecture, et que je le veuille ou non je prétends être alors un intermédiaire entre le livre et le lecteur, un passeur.
Chaque fois, cela implique au moins deux ou trois lectures attentives, en prenant beaucoup de notes, en revenant à d’autres livres du même auteur si cela est possible — ma bibliothèque est régulièrement trop pauvre. Ce long temps d’approche parce que j’essaie d’exclure le « je », c’est-à-dire ce qui me limiterait à écrire seulement à propos de livres qui me touchent. Ce n’est pas le cas, je choisis souvent des livres qui me paraissent, à divers titres, intéressants à lire, même s’ils sont éloignés de ce que je relis régulièrement pour le plaisir. Ceci pour dire que j’écris autant que je peux avec le livre, que je m’efforce du mieux que je peux de justifier mon choix en présentant des arguments, principalement en étant attentif à la forme — au rythme, à tous les moyens de la langue qui le construisent. Je ne sais pas trop ce qu’est LA poésie, mais ce que j’apprécie et essaie de partager se trouve de ce côté-là.

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