F.D : À la fin de « Texte sur l’électricité », Francis Ponge écrit ceci, que je suppose d’une ironie féroce :
Enfin, peut-être, chemin faisant, ai-je élucidé les raisons du retard, quant à l’Électricité, des poètes (et des architectes tout aussi bien).
Ces raisons sont de la nature des ombres. Sans doute suffisait-il de les éclairer pour qu’elles se dissipent ... Ainsi soit-il.
J’imagine que les poètes devraient se présenter, mais justement il n’en est pas toujours ainsi, comme prenant en charge toute la complexité du monde, et aussi la part d’ombre, pour s’approcher peut-être d’une vérité humaine quelconque qui puisse « éclairer » le chemin et ouvrir des horizons pas trop illusoires. Les poètes satisfont des quêtes diverses, dont certaines vont à l’encontre de ce point de vue, comme s’il était possible et nécessaire de convoquer des consolations en positivant à outrance, en écoutant ce qu’on croit devoir penser d’eux, d’une certaine manière, en se laissant faussement représenter et en s’enfermant dans des rôles édifiants ou simplistes ! Ce ne peut être le propos de la poésie.
Tu m’envoies une carte postale de la centrale nucléaire de Cruas avec la fresque de Jean-Marie Pierret peinte sur une tour de refroidissement. Elle m’invite à deux remarques, tant elle me sidère, me terrifie et me bouleverse.
Soit elle peint en même temps qu’elle motive une admiration et une espérances sans bornes vers l’énergie nucléaire, soit elle force la pensée symbolique à s’interroger et monte alors le célèbre haïku du poète japonais Issa : Nous marchons en ce monde / sur le toit de l’enfer / en regardant les fleurs. La pensée symbolique pourrait, devant n’importe quelle représentation et dans tout présent « en train d’arriver », nous faire vivre l’infime déplacement qui rend possible un nouveau regard, un regard contradictoire, tout en tension. Ce serait le travail poétique auquel devraient s’astreindre tous les poètes et tous les lecteurs. Ainsi, peut-être, la poésie pourrait développer une puissance de représentation qui nourrirait ce présent vivant et réel.
Je viens de lire un livre étonnant Haïkus & changement climatique de Alain Kervern dans lequel celui-ci pointe les difficultés affrontées par les poètes japonais. Ceux-ci ne peuvent plus écrire de haïkus selon les règles « éternelles » qui les ont encadrés durant des siècles, car la symbolique, qu’ils mettaient en jeu d’une manière absolument littérale s’appuyait sur la vie réelle des saisons et des animaux, des fleurs, des météores, ne « fonctionne » plus. La « vie de la vie », selon la belle expression d’Edgar Morin n’est plus la même, extrêmement menacée. Les poètes sont obligés de composer avec cette nouvelle donne. Et ils s’inquiètent des ombres qui ... ne dissolvent pas, mais s’installent durablement. Certaines, certains le disent et le redisent à tout va, en réhabitant la stricte ordonnance de ces poèmes pour « donner à voir » notre vie aujourd’hui :
Radiations nucléaires
nulle odeur nul bruit
aiguilles de pin au vent dispersées
Nakamura Kazuhiro
Les cigales du soir venues
la forêt
ne fait que reculer
Hoshino Tsunehiko
Au fond de la nuit
s’éteignent l’une après l’autre
les lucioles pour toujours
Hosomi Ayako
FSR :
Je reviens sur la fresque qui orne une des quatre tours de refroidissement de la centrale de Cruas. En 1991, Électricité de France, Framatome et le Conseil général de l’Ardèche se sont s’associés pour faire réaliser une fresque monumentale (13 500 m2 et 155 m de haut) propre à forger l’identité graphique du site. Quelle part de cynisme une telle commande comporte-t-elle, on est en droit de se le demander : toujours est-il qu’en choisissant le projet de J.-M. Pierret, qui déjà avait habillé le barrage de Tignes, les commanditaires entendaient donner à la centrale une identité visuelle d’autant plus prégnante qu’elle toucherait à des symboles fondamentaux. Je m’attarde : l’idée de départ de l’artiste est de rendre visible le phénomène de l’évaporation de l’eau des aéroréfrigérants de la centrale. À cette fin, il représente non pas un enfant, mais une enfant, brune et nue, occupée à verser l’eau contenue dans une conque (on songe à la coquille des pèlerins de Saint-Jacques) sur des cristaux : l’innocence au féminin en somme, une gentille petite Ève sans Adam ni serpent, attestant la complète innocuité des lieux. Les cristaux renvoient aussi au symbole du Verseau (« Le Verseau » est le nom de la fresque) avec ses vagues aux crêtes plus ou moins marquées. Voici donc la centrale nucléaire inscrite dans les grands cycles liés à la rotation de la Terre, attachée au zodiaque et aux signes astraux : tour de passe-passe sidérant, n’est-ce pas ?
Alors, je repose ma question : devant un dispositif aussi grossier, qui révulse la femme que je suis, comment se présenter ? Comment faire face ? Et puis, qui se rebelle et s’insurge, qui pense et s’exprime là, tandis que je t’écris ? Une citoyenne du monde, oui, bien sûr, qui comme tu le sais, cherche à vivre le plus possible en cohérence avec ses petites idées... Mais après ? Nous nous retrouvons à devoir faire face : posture lucide et exigeante. Est-ce que pour autant je suis appelée à en faire œuvre de poésie ? Est-ce que je dois, poèmes à l’appui, m’engager ? Quel serait alors l’impact d’un poème plutôt que d’un texte en prose, ou, comme cela se fait, d’un post sur les réseaux sociaux ? Vraiment, je me demande. Et ne suis plus sûre de rien. Je relis ton développement, et comme souvent, j’ai l’impression que ce qui est assigné à la poésie est assignable, au fond, à toute forme de création artistique. Se peut-il encore qu’un poème, qu’une œuvre d’art parvienne, dans sa tension contradictoire (je reprends tes termes) à mettre en balance découragement et confiance ? Je l’espère, depuis le fond de ma « non-espérance »... Et illico me revient ce très beau développement d’André Frénaud (Notre inhabilité fatale, entretiens avec B. Pingaud, Gallimard, 1979, p. 129) :
La poésie, tout simplement, parle pour la vie et elle parle pour l’homme. Elle parle pour lui. Je veux dire qu’il n’y a pas de poésie sans une haute aspiration, à la limite celle de « changer la vie ». Et d’en dire l’impossibilité n’empêche pas d’en avoir la nostalgie ni d’y aspirer. De ce désir au-delà des désirs, ce qu’on appelait naguère le « chant » du poète procure des traces. Il est vrai qu’à l’écouter plus tard, il arrive souvent au poète dégrisé de découvrir qu’il est loin du compte. Alors il écrit Il n’y a pas de paradis.