Constance Chlore, Le mot Orage
L’herbe qui tremble, 2022 – 86 pages, 16 €
Photo : Mohamed Mahiout
Isabelle Lévesque : Tous tes livres sont signés de ce qui ressemble à un pseudonyme… L’auteure de tes livres porte le même nom que celui d’un empereur romain qui régna à peine plus d’un an et fit l’objet d’un poème au XIIIe siècle dont nous sont parvenues une version en vers et une autre en prose. De son côté, Geoffroy de Monmouth en fit un roi de Bretagne… Ou s’agit-il plutôt de célébrer les vertus de la constance d’une part, du chlore de l’autre ?
Constance Chlore : Intéressant ce poème du 13ème siècle, j’ignorais son existence tout comme j’ignorais au moment où j’ai pris ce pseudonyme qu’il s’agissait d’un empereur. L’apprendre m’a effrayée… un empereur… Dans mon imaginaire ils étaient tous violents, sanguinaires, semblables à Néron, Caligula… Je craignais de traîner avec moi des ombres terribles ! J’ai finalement appris qu’il n’était pas si mauvais. Ouf ! Mais je n’ai jamais osé aller plus loin dans mes recherches…
Constance Chlore est l’un des personnages du roman L’avalée des avalées de Réjean Ducharme. J’ai découvert ce livre à 18 ans. Et, dans un seul mouvement, j’ai décidé de changer de nom. Une sorte de cristallisation. Constance Chlore apparaît peu, mais hante tout le livre, surtout Bérénice (le personnage principal). Elle est, on pourrait dire, son autre visage, son double inversé. Autant Bérénice est dévorée, avalée par la haine et la violence (elle ira jusqu’au meurtre de son amie Gloria…) autant Constance Chlore incarne le pôle possible, positif de l’amour. M’appeler Constance Chlore signifiait pour moi sortir de Bérénice et de son état de guerre.
A 18 ans, comme Bérénice, j’étais agitée par des émotions intenses, jaillissantes, envahissantes… Naître à une nouvelle identité m’était alors nécessaire. Ce que tu perçois d’emblée, je ne l’ai compris que bien plus tard : Constance était la promesse d’un équilibre... J’entrevoyais le chlore comme un poison ou selon le dosage, un remède. De ce dosage dépendrait la… constance… Revêtir ce pseudonyme, c’était un peu revêtir la force active du chlore et du personnage.
I.L. :
« Quelque chose en moi se soulève Déconcertant
Moins lourd que le bonheur
L’extrême présent »
(Atomium – Atelier de l’agneau, 2013, 2014 – p.64)
Retrouve-ton un « extrême présent » dans Le mot Orage ? Celui de la planète et celui des voix que l’on y entend ?C.C. : Un extrême présent face à l’extrême urgence de la planète… Comme beaucoup d’entre-nous, je suis profondément remuée par la situation climatique. Pour ne pas dire : en crise. Ç’a été un choc.
Envisager une « fin du monde », c’est remettre en question le dur désir de durer, cher à Eluard. Cette citation m’avait forgée, à 20 ans, en la lisant dans La Crise de la culture d’Hannah Arendt. Cette idée d’une transmission d’un monde de génération en génération, d’un monde conçu pour y accueillir les nouveaux arrivants, les nouveaux venus, les nouveau-nés. Un monde qui survit à l’individu, cherche à s’améliorer et à se donner en héritage aux générations qui viennent. Nous en sommes tellement loin...Le mot Orage a été composé, et en partie écrit, dans cette inquiétude. Je réfléchissais et j’écrivais depuis longtemps autour de comment redéfinir, rejouer, repenser, les relations nature/culture ; homme/animalité/vie végétale. J’avais, par exemple, écrit Gestes de pluie pour le compositeur Alain Bonardi en lisant l’ouvrage d’Isabelle Stengers Aux temps des catastrophes et Politique de la nature de Bruno Latour ; ou encore écrit le poème Sisa Nambi pour l’association Frontière de vie et les Indiens kichwas de la forêt amazonienne en Equateur (ils luttaient contre l’exploitation et la destruction de leur forêt par des compagnies pétrolières en plantant des arbres à fleurs). A ce moment l’extrême urgence n’était pas encore unanimement reconnue. Les poèmes Cristal arctique et Le mot Orage sont venus prendre le relais… avec la fonte des glaces… un monde en mue profonde...
L’ensemble des poèmes disent la transformation, l’effondrement d’un monde. Un monde menacé, menaçant où les hommes errent, fuient, vont vivre dans les forêts, cherchent de nouvelles relations au vivant, au monde, à soi, à l’Autre, à l’espace et à l’amour. Cette quête se déploie par un désir d’élargissement, s’incarne par la scansion de vols d’oiseaux, la présence du vent. Aussi l’appel à résister à la fascination des orages désirés (Les forêts de nos bras).
On peut dire que cet élargissement requiert l’extrême présent, voire l’extrême présence.
extrait de : Le mot Orage (L’herbe qui tremble, 2022)
I.L. : Tu publies également cette année un « bookleg » dans lequel tu accompagnes quelques textes de Paul Nougé d’un « poème-documentaire », Il faut penser à travers tout (maelstrÖm reEvolution, 2022). Il préconisait l’anonymat en poésie et reprenait ou détournait citations, slogans publicitaires, phrases entendues. Quelle est l’importance de son travail pour le tien ?
C.C. : Paul Nougé est une figure majeure en Belgique, malheureusement, peu et mal connue en France. Père du surréalisme belge, et créateur des Objets bouleversants, sa réflexion sur les rapports texte-image a nourri profondément l’œuvre de Magritte. Et influencé durablement plusieurs générations en Belgique. C’est un poète que j’admire beaucoup, à la fois pour l’acuité et la rigueur de sa pensée, son refus de la posture de l’écrivain, l’anonymat comme mode d’action, son opposition aux positions de Breton (L’écriture automatique ? une fumisterie !) et tout simplement pour la beauté de ses poèmes. Je pense particulièrement à La Messagère (que l’on trouve dans le bookleg) et L’Autoportrait avec Jane Graverol.
Son style n’a pas influencé le mien, mais lire intensivement ses ouvrages, et surtout écrire autour de son œuvre, a déclenché des formes que je n’aurais pas élaborées sans lui. A commencer par le poème-documentaire. C’était au départ une demande, en 2008, de la revue Anabet, de rédiger un article sur la littérature belge. Je ne me sentais ni compétente ni légitime. Je ne suis pas une spécialiste. J’ai détourné la proposition en écrivant un poème sur Paul Nougé ! L’idée m’est apparue de dresser un portrait à partir de mes notes, d’entrecroiser aspects biographiques et visées théoriques. J’ai alors mêlé des informations réelles à la poésie (une interview, une citation, des références bibliographiques, etc.) et juxtaposé différents types et styles d’écriture. Cela a généré des effets de contrastes, de variations, de changements de vitesse. Cette forme m’a sortie de mes « mécanismes » ‒ Nougé aurait dit de « mes routines » ‒ et est devenue pour moi comme un « in vitro poétique », une matrice. Elle correspond en fait à ma méthode de travail : lire, écrire, prendre des notes. J’entasse ainsi de nombreux matériaux que j’insère, transforme, transplante dans le poème.
Ce dispositif n’est pas systématique, bien sûr. On peut le voir dans Le mot Orage. On y trouve de nombreux poèmes qui ne jouent d’aucun effet de variations des registres et du langage. Tout dépend de la nécessité du poème.Je ne détourne pas de slogans publicitaires, comme le faisait Nougé, mais oui, parfois, comme lui, je m’autorise à réécrire certaines informations glanées au cours de mes recherches. Par exemple, je me suis inspirée de certains passages des livres La vie des plantes et Métamorphoses d’Emanuele Coccia pour les poèmes Cristal Arctique et Les forêts de nos bras.
I.L. : Le mot Orage, dans lequel on peut lire notamment des extraits de livres de penseurs, physiciens ou astrophysiciens, est-il aussi, d’une certaine façon, un « poème-documentaire », un poème scientifique ou philosophique ?
C.C. : Quasiment tous mes poèmes sont documentés mais peu sont documentaires.
Sont documentaires Il faut penser à travers tout ; Atomium (archives orales et informations techniques mêlées à un je fictif poétique) ; et le poème sur Orphée que je suis en train d’écrire (j’y insère des sources historiques).
Le mot Orage n’est pas un poème-documentaire, plutôt un livre-poèmes, au sens de Jack Spicer. Non pas des poèmes isolés dans leur propos, puis rassemblés ensuite en un recueil, mais une série de poèmes reliés les uns aux autres qui forment une unité, un tout organique.
Une unité de sens ; mais aussi un enchaînement précis des poèmes. La lecture peut s’effectuer bien sûr en aléatoire ; chaque poème est autonome. Mais l’ensemble traduit un cheminement, des étapes.
Le poème auquel tu fais référence I I I ou les six lettres murmurées est un poème sur l’infini. Le monde est-il fini ou infini ? C’est la question que se posent à l’intérieur du poème des astrophysiciens. Ce n’est pas un poème-documentaire mais j’y introduis des citations, des dialogues tirés d’ouvrages scientifiques.
La question scientifique est mise en parallèle avec le vécu existentiel d’un je soudainement propulsé du monde de l’eau – dans lequel il pensait pouvoir vivre – au monde de l’air et de l’infini, source d’un grand vertige.
C’est une sortie brutale d’un monde clos, d’un moi refermé sur lui-même, vers un monde plus large sans repère aucun. Face à cette démesure le je n’a d’autre choix que de se consolider et se construire. Ou éclater et se dissoudre… C’est aussi l’expérience que fera tout autrement le je du poème Les forêts de nos bras où le moi sera amené à disparaître sous les forces de l’orage désiré de la passion.Je ne dirais pas que Le mot Orage est philosophique. Je ne me soucie pas de la vérité. Je ne cherche pas à savoir, je ne cherche pas de réponse. Je cherche à cheminer et en chemin j’écris le chemin. Si je fais appel aux sciences sociales ou aux sciences dures, c’est en vue d’ouvrir le poème à d’autres modes de perception (les plantes, les amérindiens, voir Cristal arctique, Sisa Nambi) ou pour imiter, importer des manières de composer et structurer un poème. Il y a beaucoup de possibilités esthétiques dans les sciences et la philosophie. Je pense, par exemple, au livre d’Alexandre Koyré Du monde clos à l’univers infini ou à La nouvelle alliance d’Ilya Prigogine et Isabelle Stengers. Tous deux, lus il y a déjà de nombreuses années, ont modifié profondément mes perceptions. Le premier, comme son titre l’indique, analyse les conséquences des révolutions scientifiques sur le changement de conscience dans la perception du monde (d’un monde clos à l’infini…). Le deuxième relate le passage de la vision newtonienne du monde à celle de la thermodynamique ; comment des processus de déséquilibre amènent de nouvelles formes d’organisation et de structure… Mais si j’aime nourrir mon écriture de recherches intellectuelles, j’ai tout à fait conscience des limites de la raison, je ne les y insère qu’à titre de formes. L’aspect sensoriel pour moi domine.
Ni documentaire ni scientifique ni philosophique. Peut-être alors un livre-poèmes existentiel ? au sens où Le mot Orage est une façon de traverser des états, des étapes. Ma question est celle de l’élargissement. Comment s’élargir, élargir le poème. Cela passe par une sortie de l’enclos du soi et, au sein de l’écriture, par une mise en relation et variation des formes et styles. Ce qui me stimule, c’est la polyphonie des modes d’être, de sentir, de penser, d’écrire.
extrait de : Le mot Orage (L’herbe qui tremble, 2022)
I.L. :
« Au carrefour qu’aucune carte ne répertorie
le moment est venu de virer de cap
ou d’affronter la tempête des orages désirés » p.68
« Levez-vous vite, orages désirés », écrivait Chateaubriand dans René. Quel est, dans ton livre, ce désir d’« Orage » ? Simple désir d’emploi de ce mot qui porte les vents (mais « Que veut le vent ? » demandes-tu) dans son étymologie et phonétiquement, et de l’eau dans sa première lettre que tu écris en majuscule ?C.C. : Oui, il y a un désir d’orage et de foudre dans ce livre, c’est-à-dire un désir d’être traversée, bouleversée, transformée.
Dans le poème qui donne titre au livre, l’orage se déchaîne et ce sont ruines, violence, effondrements. L’orage n’est pas désiré. Il est incontrôlable, incontrôlé.
Dans Les forêts de nos bras (dont tu cites cet extrait), il est voulu, désiré. C’est le coup de foudre qui ne virerait pas à la cendre parce que non consommé, consumé… La foudre devient lumière, au sens d’éclairer.
Je rejoins Rilke dans sa croyance que l’amour est l’un des hauts lieux de la transformation. Je pensais aussi à Endymion de John Keats. Ces états de lévitation propres au désir : on flotte ; on quitte le sol ; une sorte d’envol…
Non plus un orage qui détruit, ruine l’être et le monde, mais un orage qui déclenche le passage de l’état de passion et de foudre à l’état de clarté et d’amour.
Faire face à l’orage, c’est alors la possibilité de la transformation ; c’est le risque de la destruction.Mais que veut le vent ? Il soulève, anime, déplace d’un espace à un autre. Le vent, c’est l’air. C’est aussi le véhicule des oiseaux, leur moyen de transport. Les oiseaux, le vol, l’air, l’espace sont la quête de ce livre. Et cela passe par l’orage, par ce qui tombe, s’écroule.
Tu soulignes le lien phonétique de l’eau dans l’orage, sa puissance faite de vent.
Les éléments ne cessent de circuler. On passe de l’eau au vent, du feu à l’air. Et partout les arbres se dressent ou sont déracinés. Ce passage d’un élément à un autre, c’est la foudre et le vent qui l’opèrent.
Jeu de cartes : La route des naissances – Fabulla, 2022
Photos de Constance Chlore ; graphisme Cécile CarerI.L. : Le livre s’ouvre sur un bref poème de deux vers :
« Vivre
dans une goutte d’eau »Même si nous avons appris qu’il est possible de voir l’infini dans une goutte d’eau qui n’est elle-même qu’un presque-rien dans cette image de l’infini que constitue l’océan, la science physique nous apprend qu’elle tend obstinément à garder ou retrouver sa forme sphérique, image de la perfection, mais aussi que sa taille est limitée : au-delà de trois millimètres de rayon, elle explose en gouttelettes. Le poème liminaire est-il là pour insuffler un courant d’énergie, avec « vivre », dans un monde menacé ?
C.C. : Vivre dans une goutte d’eau précède le poème sur l’infini (I I I ou les six lettres murmurées).
Tout le recueil est une trajectoire : le passage d’une sorte d’enfermement dans une goutte d’eau (qui pourrait être le moi, le je − et qui contient bien sûr, comme tu le suggères, l’infini) vers le risque de l’espace, l’élargissement, l’envol.
Les poèmes scandés par des vols d’oiseaux tentent d’atteindre ce court poème :Au risque du ciel
en mouvement vers rien
vers l’espace
Mûrir ses propres vents
Mûrir sa propre blancheuret se termine par ce constat :
Par les poumons et les ailes rassemblées
mon esprit s’éclaire
Sans l’espace
ma nuit est partoutCe passage de l’infiniment petit à l’infiniment grand, de l’eau à l’air n’est pas sans danger. Tu le soulignes en parlant de la goutte devenue gouttelettes si sa taille critique venait à dépasser trois millimètres… C’est exactement cela ! Face à une croissance infinie la goutte est menacée d’explosion, sans compter la menace des airs glacés ou brûlants jusqu’à la carbonisation. Mais c’est aussi, là, dans l’infini, que le je-goutte d’eau apprend à voler, s’ouvre à l’espace des Vastes où des milliers d’oiseaux escaladent le voyage. Et là, que s’affirme la présence, la vie présente, l’extrême présent.
Le thème du passage d’un état à un autre, de l’eau à l’air, d’un âge à l’autre, de l’entrée et la sortie du labyrinthe est récurrent dans tout ce que j’écris.
Oui, dans Le mot Orage, la menace est partout. Elle ne concerne pas que le je précipité dans l’infini. Tout le recueil est animé par cette menace d’un monde qui explose, mêle ses ruines à ses reconstructions, ne cesse de se défaire, se refaire, se détruire, se reconstruire.Le mot menace ne cesse d’être prononcé
Chaque seconde est une question
Chaque seconde est une possibilitéTu demandes si la goutte d’eau insuffle l’énergie pour traverser ces menaces ?
Les courants d’énergie viennent du vent, de l’amour, de la quête, des passages. Quand ça s’ouvre, l’énergie arrive ; quand tout s’ouvre, l’énergie tourbillonne, passe d’un système à un autre. Cela peut devenir du chaos ou la possibilité de nouvelles formes. La goutte d’eau, c’est aussi notre état de rien du tout, et en même temps de tout. Notre fragilité, notre enfermement, notre infini. Nos possibles.
Vivre dans une goutte d’eau fait partie des très courts poèmes. Ils agissent comme des sas à l’intérieur du livre, proposent une respiration, une pause. En ce sens, on peut dire qu’ils insufflent un courant d’énergie pour poursuivre la lecture.
I.L. : Le livre est d’une grande richesse typographique : polices de corps différents, alignements justifiés, centrés, calés à droite ou à gauche ; nombreux blancs ; utilisation de signes en séries (tirets, I, … Son format large permet de ne pas couper les vers les plus longs. Comment s’est déroulé, de ce point de vue, le travail avec l’éditeur ? Le poème est-il d’abord visuel ? S’agit-il de composer un paysage verbal ? Ou est-ce la façon que diverses voix utilisent pour se distinguer ?
C.C. : C’est plutôt une façon de distinguer les voix. Cela va avec la multiplicité des registres et des points de vue. La typo, la disposition des mots sur la page distribuent les niveaux de langage. C’est venu avec le poème sur Nougé ; il fallait démarquer le document de la citation et du poème lui-même. J’ai repris ce procédé dans le poème-documentaire Atomium.
Mais j’aime l’aspect visuel d’un poème, son esthétique ; déployer sa dimension visuelle ponctue, ralentit, accélère, énergétise, donne du rythme. Cela parle. Il est parfois difficile de transposer des sensations, des perceptions et des pensées beaucoup plus larges, nombreuses et fines que le médium même du langage.
Que faire face à ce que le langage ne peut traduire ? Quel chemin emprunter ? Il y a toujours un décalage entre ce que je vois, ressens, son intensité et les mots pour dire. Travailler la syntaxe, la ponctuation, la typographie, me rapproche des ressentis. Le jeu typographique, le rôle du blanc, la mise en page sont de l’écriture à part entière. La typographie au même titre que la ponctuation augmente la richesse sémantique. Elle produit du sens, de l’élargissement, libère de l’énergie dans la langue. Le poème n’est pas d’abord visuel ; le visuel module la signification.Cela se fait beaucoup dans la poésie américaine. D’Ezra Pound à William Carlos Williams, en passant par les nombreuses avant-gardes du siècle dernier, sans compter bien sûr Mallarmé et son coup de dé, ou encore récemment le très beau livre de Layli Long Soldier Attendu que ; une véritable mise en espace et variation de formes graphiques y court de poèmes en poèmes.
Thierry Chauveau, l’éditeur de L’herbe qui tremble, a été respectueux de cette mise en espace typographique, méticuleux. C’est lui qui a choisi ce format large, très adapté. Un format plus étroit n’aurait pas aussi bien rythmé la typographie. C’est un travail délicat qui rebute parfois certains éditeurs pour des raisons à la fois d’esthétique (ils ne perçoivent pas toujours l’utilité de cette mise en espace) et de temps (cela exige beaucoup plus de travail.)I.L. : Dans la plupart des poèmes, tu utilises tous les signes de la ponctuation, y compris les majuscules, excepté le point qui n’apparaît parfois que pour marquer sa fin. Est-ce pour ne pas interrompre le flux de la parole ? Jacques Drillon, à propos du « point froid » utilisé par Camus dans L’étranger, l’interprète comme « la marque de l’irréversible » (Traité de la ponctuation française – Gallimard, 1991). Est-ce donc plutôt pour nous entraîner vers le réversible des cycles très présents dans le livre, et même vers les « Cycles à l’intérieur des cycles » ?
C.C. : J’ai beaucoup aimé ce livre de Drillon. Il montre bien que la frontière entre la ponctuation et la typographie est parfois difficile à définir. Et aussi celui d’Isabelle de Serça Esthétique de la ponctuation. À quoi sert la ponctuation ? Qu’est-ce qu’un point ? une porte qui se ferme ? Les trois points de suspension ? c’est quoi être suspendu ? je suspends… Et l’exclamation ? La virgule ? Xavier Dandoy de Casabianca a écrit un livre remarquable sur l’histoire de la ponctuation expérimentale Le seizième signe. Il y propose, sous forme de poèmes visuels, une sorte d’esperanto graphique dans lequel il invente la virgule-point d’exclamation !
La ponctuation inscrit du temps dans l’espace et la page. Au début quand j’écrivais des poèmes je mettais des points ; puis peu à peu, je les ai enlevés. Je pense que c’est venu avec Atomium. Dans ce voyage énergétique à l’intérieur des différentes boules de l’Atomium, il fallait libérer l’énergie du langage. Le point est tombé de lui-même pour laisser circuler et vibrer l’énergie.Dans Le mot Orage je suis plus proche, en effet, des cycles et de leurs variations : vie-mort-renaissance ; destruction-reconstruction. Un double mouvement est à l’œuvre. L’absence de point résonne dans cette direction. Mais c’est aussi tout simplement une vitesse que j’aime introduire dans l’écriture. Peut-être cela changera-t-il.
I.L. :
« Sur la strophe qui naît
j’interroge le monde des humains
le monde des mots, des plantes
tout ce qui est vivant
Comment détruit-on
écrit-on un poème ? » p.31
Dans quel monde vivons-nous ? « Détruire », dis-tu, mais que faut-il détruire pour le poème ou pour le monde ?C.C. : Dans Le mot Orage je fais le pari de la vie quelle que soit sa forme.
Vie, mort, violence cohabitent avec quelque chose qui s’ouvre et se transforme : débuts perpétués à chaque instant ; l’œil venu aux fleurs ; je m’accomplis grâce aux ennemis ; où tout commence à respirer Semence des formes.
Le philosophe Emanuele Coccia dit dans son essai Métamorphoses que la vie la plus proche de la mort, c’est la métamorphose. Toute vie a besoin pour se déployer de passer par une multiplicité de formes dont elle se débarrasse avec aisance.La destruction je la constate à l’intérieur de ma vie, du vivant, du monde. La destruction fait partie du vivant, il faut détruire pour reconstruire… C’est son processus même. Là où il y a ruines, il y a vie. Et pourtant certaines destructions ont lieu à l’état de radicalité et débouchent sur du néant. En sommes-nous là ? Où en sommes-nous ?
Certains disent que si l’espèce humaine disparait, le végétal reprendra le dessus, inventera de nouvelles formes de vie. D’autres que nous nous adapterons, du moins certains ; les conditions de vie seront terribles, nous perdrons beaucoup (le monde végétal, animal), mais nous vivrons.
Dans mon écriture je traverse des phases de destruction, de total aveuglement où je défais ce qui a été fait… croyant que je fais… Le point d’aveuglement correspond à une nouvelle vision du poème. J’essaye alors de l’insuffler, de la traduire par le langage. Mais l’écart entre la vision et les mots est tel que l’exploration n’avance que par tentatives-essais qui, dans un premier temps, détruisent, croyant créer...
Heureusement, une fois la vue recouvrée (en laissant reposer le texte), j’arrive à synthétiser l’ancienne version avec la nouvelle. Le résultat est souvent meilleur, mais c’est coûteux en énergie.En ce qui concerne le monde, on sait, on sait très bien ce qu’il faudrait faire pour changer de direction. On ne le fait pas, pris dans des mécanismes de fonctionnement, entre autres, de soumission du politique à l’économique.
extrait de : Le mot Orage (L’herbe qui tremble, 2022)
I.L. : Il t’arrive souvent de lire toi-même tes poèmes en public. La mise en voix modifie-t-elle tes poèmes ? S’agit-il d’un apport ? Préfères-tu que ce soit ta voix qui les porte ou celle d’un comédien ?
C.C. : J’écris pour la page jamais pour la lecture en public. La mise en voix apporte parfois quelques améliorations (rythme, choix des mots, enchainés). Mais les lectures n’ont pas de réel impact sur l’écriture.
Je trouve que lire soi-même est un exercice difficile, un entraînement : trouver le ton juste, la bonne vitesse, les variations. J’en fais pour ma part un exercice de présence. Être là, dans les mots avec ceux qui écoutent.
C’est aussi une façon d’explorer des possibilités : lire à une voix ou deux voix ; lire sur une musique instrumentale ; lire avec un peintre, un danseur ou une chanteuse. Cela déplace le texte, lui permet d’apparaître autrement.
Que des comédiens s’en emparent, c’est précieux. Forcément ils l’interprètent, en proposent leur vision. C’est riche. Atomium a été lu à la Halle Saint Pierre par la compagnie La lune vague après la pluie ; une lecture polyphonique à neuf comédiens. Ils ont pris le parti de mettre en valeur le côté extrême des ressentis du Je qui passe de boule en boule. Grâce à eux, j’ai découvert l’aspect humoristique de mon texte !
Le contexte climatique a modifié ma manière de partager mes textes. Ecrire est devenu d’un coup absurde. Je veux dire cet enfermement dans la chambre avec mes livres et qui n’en sortent pas davantage. Tout ce temps d’écriture centrifuge, chronophage, obsessionnel… Tandis que le monde va peut-être vers sa disparition… Que faire ? Comment vivre avec « ça » ? Et pourquoi écrire ? Ma pratique a toujours été celle d’un temps long, étendu, où un livre s’écrit en plus de 5 ans, ne se voit publier que 2 ou 3 ans plus tard, voire davantage… J’ai vu l’abîme s’ouvrir sous mes pieds…
J’ai décidé alors d’intensifier ma pratique des lectures en public, lire avec d’autres, dans le sens d’un partage, d’une fête, de la rencontre, d’un moment vécu ensemble. On pourrait dire en quête d’une extrême présence. Cela m’est devenu nécessaire. J’ai besoin de me relier. Paul Valéry dit : « Un poème n’existe qu’au moment de sa diction : il est alors en acte. » Mes mots ne sont pas des actes, mais les lire, les dire m’a sortie de ce vertige. Je ne suis pas moins inquiète, ni moins sceptique sur le pouvoir d’action d’un poème ! mais au moins de manière concrète, je transforme ma pratique solitaire en une expérience sensible de partage.
I.L. : Tes mots ont parfois été mis en musique par Alain Bonardi, à moins que tu n’aies toi-même écrit sur ses compositions. Qu’apporte la composition au poème ? Les métamorphoses de son rythme, sa mélodie et son phrasé élargissent-elles ses pouvoirs ?
C.C. : Pour sûr la musique modifie les pouvoirs d’un texte, en fait un autre objet. La musique a une puissance que les mots lui envie. Nougé la prenait pour modèle et décrit très bien dans sa Conférence à Charleroi comment il voudrait que le langage lui emprunte son pouvoir de fascination. Mieux son pouvoir d’action, car la musique pour lui est agissante, mène à l’action.
On sait aussi ce qu’il y a de lutte entre les mots et la musique... Certains mythes grecs sur la musique finissent très mal. Ecorchement vif pour Marsyas, démembrement pour Orphée…
Dans toute collaboration avec une autre discipline, peut-être particulièrement avec la musique, il faut accepter de voir son texte se transformer, parfois de disparaitre en partie… Il y a un risque.
Alain Bonardi était très attentif à la dimension du texte, à cette question. Dans la proposition de sa performance L’Air respirait comme un animal, il alternait la partie texte récité et la partie texte chanté. Et dans le même esprit, pour le lied L’œuf transparent de ta blessure, le chanteur, Jean-François Chiama, passait du pur chant à des moments de diction. C’était très beau ! On ne comprenait pas tout le texte (c’est pareil à l’opéra, même en français …), mais la teneur du poème ‒ la lutte de l’enfant à l’intérieur de l’adulte pour prendre les rênes de la psyché ‒ était clairement exprimée, à la fois dans le chant et dans la composition musicale d’Alain Bonardi. Ce que l’on perdait en clarté du texte on le regagnait par l’extension du sens à l’intérieur du son.J’ai découvert aussi la fécondité des contraintes. Sortir de soi, canaliser les énergies. C’était une commande. Ecrire sur l’animalité à partir de La dispute de Marivaux et Sa majesté des mouches de William Golding. J’ai proposé à mon tour quelques ouvrages et nous avons commencé à écouter ensemble de la musique. Au même moment j’écrivais sur Nougé. Cela renforçait ce dispositif d’un thème imposé. La confrontation entre les disciplines, les échanges, la contamination de l’un par l’autre enrichissent le processus de création. Gilles Deleuze dit qu’il n’y a de rencontre que si l’autre nous a modifié. Ces textes, je ne les aurais pas écrits de la même manière, je n’aurais pas exprimé les mêmes choses. Je ne les aurais tout simplement pas écrits.
extrait de : L’air respirait comme un animal (Unicité, 2021)
I.L. :
« Ce que veut l’amour ?
L’espace.- Ça va être difficile.
- Très difficile. » p.19
Des trois grands pôles du mot Orage, le monde, le poème et l’amour, ce dernier apparaît comme central, lumineux et orageux :
« Braise archaïque
la foudre est tombée sur moi ----- de tes yeux
Tu allumes l’air
Averses de fureur
les fleurs désirent se connaître »
Que peuvent sauver le poème ou le chant, que tu ne manques pas de « remercier » à la fin du livre, pour l’amour ?C.C. : Le chant donne du courage. On chante, enfant, face à la peur, pour transformer les pleurs. Ne plus sentir la solitude. On chante pour partager la mort, pour être ensemble, sacrer certaines cérémonies, tenir le coup dans les longues marches, et… en écrivant.
Il y a pour moi quelque chose du chant dans l’amour et particulièrement dans le désir. Je pense soudain au Paradis de Dante où tout se met à chanter de partout ; cet effet sonore dans ce troisième volet de La Divine comédie. Je n’ai évidemment pas pensé à cela en écrivant Dans la forêt de nos bras, mais oui, certains états, certains espaces intérieurs provoquent, attirent le chant, comme d’autres le cri !
Et peut-être aussi le chant ne demande-t-il qu’à s’éveiller ?La harpe de nuit veillait entre les branches
perlait parlait jouait
blanche du désir d’éclairTout le poème bruisse de l’approche de l’être aimé, du vent dans les feuilles, des gestes captifs ; ces sons ne demandent qu’à s’assembler en une force qui crée le chant. Et cela se fait. Le vent, le désir arrivent, provoquent le chant inconscient de lui-même et le chant conscient de lui-même.
Le chant est double dans ce poème, enchanteur et mortel, comme celui des Sphinges et des Sirènes. Il est aveuglement ou connaissance. « Vois ce que cache ton désir : ou je te dévore. »Le dépassement de la passion s’effectue par la connaissance de ce que dissimule le désir, mais aussi par le retrait à l’intérieur même du désir.
Pas de croissance sans retrait
tu invites à la lenteur
Ce mouvement intouchable.Le retrait, serait l’hyper présence, pour ne pas dire la conscience. On y revient, un extrême présent qui appelle une extrême présence.
Le poème et le chant sont pour l’amour une possibilité d’échapper à l’aveuglement.
Je remercie le chant car il est un point d’appui dans cette traversée du désir ; un point d’appui à l’intérieur de l’écriture du poème. Il est séduction et menace ; chaos et harmonie ; mort et vie. Il est l’espace à l’intérieur duquel se transforme le pouvoir destructeur du désir en une puissance de clarté. Ce n’est pas rien, cette approche, cette tentative d’éclaircissement par le langage, par le poème, par ce qui se met à chanter sous le geste même de chercher et d’écrire.
extrait de : Le mot Orage (L’herbe qui tremble, 2022)
I.L. :
« Gestes de pluie
tu rassembles les yeux crevés des fleurs
Cette promesse sous le feuillage
éclairera l’empreinte de tes mains »
Tu emploies dans tes poèmes le pronom je, mais aussi un tu qui semble s’adresser à une personne précise, ou au lecteur, à l’être humain en général, ou à toi-même. Dans son Journal, le 25 mai 1960, Charles Juliet notait : « Pourquoi parfois, dans ces notes, le tu au lieu du je ? Parce qu’il convient à la mise en cause et l’accusation » (Charles Juliet, Ténèbres en terre froide (Journal 1957-1964) – P.O.L, 2010). Quelles accusations portes-tu dans ce livre ?C.C. : Je n’ai pas trop l’impression d’accuser. Même si dans Sisa Nambi et Le mot Orage je dis la sanglante ligne de fond et la violence faite par les hommes aux hommes, à la nature et au monde. Il me semble davantage questionner. Comment vivre ensemble ? Comment savoir ? On dirait que l’homme n’enfante plus pour vivre dans le même monde/…Mille voix à l’intérieur de ma tête/ C’est quoi la vie ?/Qu’est-ce qu’une vie bonne ? C’est quoi ma vie ?
Je suis abasourdie par la difficulté de créer un monde commun, une direction commune, ce manque d’emprise sur les phénomènes en cours…
Le tu est plutôt l’une des mille voix. Passer du je au tu au il/elle ou au nous (il ne me semble jamais au vous…) permet de ne pas figer le je, désubjectiviser, rejouer le lyrisme, changer de point de vue. Un peu comme une caméra qui ferait un gros plan sur le je subjectif, puis s’éloignerait, passerait au il, c’est-à-dire à un ensemble plus large, puis se rapprocherait d’un tu plus singulier.
Mais c’est bien sûr aussi moi ou l’humain en général.
I.L. : La Belgique est encore présente dans ce livre. Une voix, notamment, y célèbre « La qualité des bières belges Blondes, brunes, rousses Et la blanche ! Ah ! la bonne bière belge ! » Bruxelloise, tu vis à Paris. Ta poésie a-t-elle à voir avec l’exil ? Le flamand ou le bruxellois ont-ils des échos dans la langue de tes poèmes ?
C.C. : Le mot exil paraît un peu fort. Pourtant, c’est bien ce terme que j’ai utilisé moi-même un certain nombre d’années. Un peu comme une boutade. Mais avec ce sentiment réel, en vivant à Paris, de ne pas vivre dans mon pays, de n’être pas française.
Il y a une part de hasard et de circonstances à l’origine de ces deux livres sur la Belgique. A petits pas autour de Paul Nougé, et par fragments (une commande d’article qui a viré au poème-documentaire) ; et Atomium est né de l’envoi par une amie belge d’un dessin stylisé de l’Atomium. L’Atomium, c’est un peu la tour Effel des Belges ! une sculpture monumentale de 102 mètres de haut, construite à Bruxelles dans le cadre de l’exposition universelle en 58. Il s’agit de neuf boules géantes reliées entre elles par de longs tubes, et dont la forme s’inspire d’un atome de cristal de fer agrandi 165 milliards de fois.
Dans ce poème-documentaire un je-personnage (tantôt féminin tantôt masculin) visite l’expo universelle et, arrivé dans l’Atomium, est pris dans de vastes mouvements énergétiques. Dans chaque sphère, et pour passer de l’une à l’autre, il est confronté à des flux d’énergie tantôt psychique, cosmique ou amoureuse. L’intégration de ces énergies devient son enjeu. Il en va pour lui de construire son rapport à soi, au monde, à l’amour et au cosmos. Des étapes initiatiques, pour ne pas dire un voyage énergétique.
Les neuf boules se sont mises soudain à résonner formellement avec les neuf étapes de l’hominisation décrites par Peter Sloterdijk dans son livre : Ecumes (volet trois de sa trilogie Sphères). Je le lisais depuis plusieurs mois. Il y décrit les neuf espaces-étapes par lesquels le primate va donner forme à l’être humain. Aussitôt l’Atomium est devenue la métaphore d’un processus de transformation. Je ne pouvais plus me défaire de cette image.
Hasard donc, puisque sans l’envoi du dessin de cette amie, ni la lecture de Sloterdijk, je n’aurai jamais songé à écrire Atomium.
Mais ai-je écrit sur l’Atomium et la Belgique ou sur ces étapes énergétiques ?
Les deux bien sûr. Mais peut-être as-tu raison. Ecrire sur la Belgique pourrait être une façon inconsciente de garder un lien avec mon pays… me rappeler d’où je viens… Ne pas le perdre tout à fait, alors que j’y retourne assez peu…J’ai inséré des phrases en flamand et bruxellois dans ce texte pour documenter Bruxelles qui est bilingue ; c’est aussi la retranscription des archives orales insérées dans le poème (interviews que l’on peut écouter en ligne sur le site B.N.A. (Bruxelles nous appartient : Plate-forme « Mémoire orale » - Fiche d’institution : Bruxelles nous appartient asbl (memoire-orale.be)).
J’ai, par contre, écrit le bookleg Il faut penser à travers tout de manière très consciente, dans l’élan et le désir de mieux faire connaître Paul Nougé en France.I.L. : À la fin d’Atomium, tu invoques « l’esprit des poètes et écrivains belges », d’Henri Michaux à Charles Van Lerberghe. Cet esprit accompagne-t-il toujours ton écriture ?
Ton livre est édité par un éditeur qui a choisi comme nom le titre d’un livre de Paul Willems, écrivain flamand francophone : L’herbe qui tremble. Cet éditeur parisien, installé maintenant à Pau, publie nombre d’auteurs belges : Philippe Mathy, André Doms, Véronique Daine… Pourrait-on trouver une certaine parenté entre vos œuvres respectives ?C.C. : J’ai lu de nombreux auteurs belges pour Atomium. Cela faisait partie du travail, du contexte d’écriture. Même si j’ai utilisé le terme, je ne crois pas qu’il y ait un esprit belge, une essentialisation avec des caractéristiques propres à retrouver chez tous les écrivains. Sans doute il existe des tendances, un socle culturel commun, des imprégnations (pour ma génération : le manque justement d’une littérature belge qui ferait référence commune). Cela ne fait pas si longtemps que l’on enseigne la littérature belge à l’école. J’ai étudié Flaubert et Stendhal ; pas Charles de Coster ni Camille Lemonnier. Ni même Verhaeren, Maeterlinck ou Rodenbach. Et encore moins Nougé qui n’a été mis en lumière par les institutions que tardivement. La littérature belge, je l’ai étudiée grâce à un cours à option à l’Université ; je l’ai surtout approfondie à la librairie Wallonie-Bruxelles où j’ai travaillé en arrivant à Paris.
Je me sens plus proche d’une poétique du Divers ou de la Relation, chère à Edouard Glissant. Mes sources d’inspirations sont poétiques, romanesques, toutes cultures et nationalités confondues, liées à de nombreuses lectures d’essais tous azimuts, et beaucoup la peinture, la musique ; à une époque, le cinéma (mon roman A Tâtons sans bâton s’inspire, par exemple, de Pierrot le fou de Godard).
Ce que nous avons peut-être en commun, les Belges, plus qu’une littérature commune, c’est une culture du mélange, de la multiplicité des langues (on parle français, allemand, wallon, bruxellois, flamand). Cette diversité me rapproche de la pensée de Glissant dont j’admire profondément l’œuvre et la pensée.
Nougé et Glissant ont en commun de mettre en relation des choses qui n’ont rien à voir les unes avec les autres (objets et/ou mots pour Nougé ; cultures pour Glissant).
Nougé va construire des « objets bouleversants », un art qui se veut efficace, déroute les habitudes de l’esprit au point d’en tarir le flux monotone ; Glissant voit dans le choc des cultures la possibilité d’une créolisation, d’une création à partir de la mise en relation. La créolisation est un devenir par la Relation où l’identité de l’un ne se dissout pas au contact de l’autre, mais advient différemment. Il pose en quelque sorte la question du devenir et de la transformation.
Il parle aussi d’écrire avec toutes les langues ; « la langue qu’on écrit fréquente toutes les autres ». J’ai parfois l’impression d’écrire imprégnée par la structure syntaxique du flamand et du latin apprise à l’école ! Ces deux langues placent le verbe à la fin des phrases. J’ai beaucoup usé d’inversion, voire de suppression d’article dans mon écriture, peut-être davantage dans le roman que dans la poésie (par exemple dans Nicolas jambes tordues).
L’herbe qui tremble a des affinités toutes particulières avec la Belgique. Je m’en réjouis. Ce n’est pas pour moi l’appel premier vers cette maison, mais cela me touche. La Belgique n’est jamais loin…
I.L. :
« À mortelle splendeur, ce qui restera de nous :
chant qui garde mémoire du chant
nom et corps qui se dissolvent : mêlés aux profondeurs salées
Qui dit que la mer est sans amour
sous les vagues poudrées de coquillages aux bouches vermeilles ? »
(L’air respirait comme un animal – Unicité, 2021 – p.35)« Ils sont là Ils ont embarqué
En quête de ce qu’ils ne savent pas encore nommer
Cette gueule d’or
Les dieux viennent du langage et doivent y retourner »
(L’Alphabet plutôt que rien – Éoliennes, 2017 – p.63)
Dans ce livre comme dans les précédents apparaissent des mythes majeurs, comme celui du labyrinthe. Mais l’élément marin s’impose dans nombre de pages. L’idée de chant peut évoquer le voyage de retour d’Ulysse et de sa mémoire sans cesse menacée, celle d’or l’aventure de Jason et des Argonautes. La poésie, telle que tu la conçois penche-t-elle plutôt du côté d’une lutte contre l’oubli et pour une renaissance, ou du côté d’une quête de lumière ?C.C. : Une quête de lumière, assurément ! Mais c’est en fait les deux. Et j’écris à partir des deux. La poésie, et plus généralement l’écrit, est une forme de lutte contre l’oubli. Pas au sens de laisser son nom, mais comme tu le suggères, au sens d’Ulysse. Ou d’Orphée qui remonte, par son chant et dans son chant, Eurydice des Enfers en même temps qu’il remonte le geste d’écrire. Ce qui n’est pas écrit/chanté se perd… Voir Le mot sur bout de la langue de Pascal Quignard.
Aujourd’hui dans cette absence d’une perspective à longue échelle et collective, je cherche davantage la clarté et l’extrême présent, l’extrême présence. Même si, bien sûr, les deux sont nécessaires, et ne se contredisent pas.
Bibliographie
Roman
- Alpha Bêta Sarah, Le Nouvel Attila, 2020 (traduction en roumain par Florica Courriol, Scoala Ardeleana, 2022)
- À Tâtons sans bâton, Punctum, 2008
- Nicolas jambes tordues, La Fosse aux ours, 1999
Poésie
- Il faut penser à travers tout (A petits pas autour de Paul Nougé et par fragments), Maelström, bookleg 176, 2022
- Le mot Orage, L’herbe qui tremble, 2022
- L’air respirait comme un animal, Unicité, 2021
- L’Alphabet plutôt que rien, Eoliennes, 2017
- Atomium, Atelier de l’agneau, 2014 (prix de poésie francophone Yvan Goll, 2014)
Publication collective
- Anthologie Là où dansent les éphémères, Castor Astral, 2022
- Anthologie L’intime, Unicité, 2019
- Anthologie Le rêve, Unicité, 2018
Livre d’artiste
- Une poète, un peintre, Fabulla, 2019
Peintures de Pierre Zanzucchi ; poème de Constance ChloreAutre
Jeu de cartes : La route des naissances, Fabulla, 2022
Photos de Constance Chlore ; graphisme Cécile CarerSur internet
- Atomium
https://www.franceculture.fr/emissions/ca-rime-quoi/constance-chlore-pour-atomium-recit
http://joelbecam.blog.lemonde.fr/
http://culture.ulg.ac.be/jcms/prod_1502643/fr/constance-chlore-atomium- L’Alphabet plutôt que rien
À corps perdu - Le Matricule des Anges (lmda.net)
http://www.livres-addict.fr/Livres.html#constance_chlore_alphabet
https://www.recoursaupoeme.fr/constance-chlore-lalphabet-plutot-que-rien/- L’air respirait comme un animal
https://le-carnet-et-les-instants.net/2022/02/22/chlore-l-air..
L’AIR RESPIRAIT COMME UN ANIMAL.wmv - YouTube
Constance Chlore / L’air respirait comme un animal - Terres de femmes (blogs.com) (- février 2022)- Le mot Orage
https://le-carnet-et-les-instants.net/2022/05/20/chlore-le-mot-orage/
Le Matricule des anges : https://lmda.net/2022-07-mat23541-le_mot_orage
https://talent.paperblog.fr/9819200/constance-chlore-le-mot-orage- Il faut penser à travers tout
https://www.bon-a-tirer.com/volume95/cc.html- Le petit littéraire.com
https://www.lelitteraire.com/?p=83461
Blog Yves Depelsenaire : Yyvesdepelsenaire.com- Alpha bêta Sarah
Forêt : https://youtu.be/HSLGnF-Wrbo
Papillons : https://youtu.be/ZvM3fiTQv2s
Alphabet ailé : https://vimeo.com/478486196