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Ce qui nous tient en poésie. Entretien avec Chantal Danjou, par Florence Saint-Roch

mardi 30 mars 2021, par Florence Saint Roch

Pouvez-vous définir (autant que faire se peut) ce qui vous tient – ce à quoi aussi indéfectiblement vous tenez en poésie ?

À la liberté et sans doute voilà ce que n’a jamais cessé de m’apprendre la poésie : une liberté d’expression, d’appréhension et d’attention, de vie. Faire siens, habiter les éléments, aussi contrastés paraissent-ils, de sa vie, ce fut la réconciliation que me permit l’écriture, d’abord poétique, et ce faisant qui la caractérise. Même si le quotidien est chargé, le sentiment intense – inéluctable ? – de la solitude au cœur même de mon entourage familier, le frémissement continu de l’autre petite vie ont pu délimiter un espace propice à la création. Tout « comme si un papillon agitait ses ailes sur votre poitrine » (Katherine MANSFIELD, « Letters and Journal »), je vis une sorte d’exil consenti et heureux à l’intérieur de ma propre maison. Dans le texte en prose qui clôture D’OCRE ET DE THÉÂTRE, je note la permanence de l’engagement poétique jusque dans la chose la plus dérisoire en apparence : « Une mouche, une ramure, un sécateur, sans doute bien anodins au départ, si tu les regardes et les réitères, deviennent éléments symboliques et complexes. » Rester disponible à l’éphémère me paraît essentiel. L’élément déclencheur peut paraître infime mais c’est avec ces objets mis en résonance, des êtres qui traversent mon champ de vision, la qualité d’un paysage, que la création se fait. Dans plusieurs livres, j’ai doublé le dit poétique d’une écriture qui s’apparente au journal voire à une expression théâtrale. Les indications scéniques soulignent combien l’écriture poétique est sous-tendue par l’élément biographique (rupture, mort, guerre) ou par la réminiscence culturelle (évocation de tableau, citation) au point de basculer ou de feindre basculer dans la narration. Ainsi, pour TOKO NO MA, je parlerais de suite poétique et non de recueil, cette rêverie autour des jardins étant plutôt composée de volumes, de natures mortes et de saynètes. De même, dans LA MER INTÉRIEURE, ENTRE LES ÎLES, des artistes ou des écrivains dont l’œuvre m’a accompagnée pendant l’écriture, au même titre qu’un paysage, se trouvent mentionnés dans le corps du texte ou cités en propos liminaires. Un aller et retour constant s’effectue entre prose et poésie. À présent, récits, nouvelles et romans constituent une part importante de mon travail. Le fait que l’histoire des AMANTS DE GLAISE, mon premier récit publié, se déroule dans les Pyrénées et par là même à proximité de la frontière, que les lieux se succèdent, nommés parfois et volontairement en trois langues – français, espagnol, catalan – cherche non pas l’anecdote ou un quelconque régionalisme mais tente de renouer avec l’idée d’une « transculturalité ». Il y a à la fois passage et changement, pas l’un sans l’autre. Il semblerait que l’on quitte l’idée duelle pour celle d’un métissage, comme si lieux, langues, genres et temps englobaient et dépassaient leurs identités respectives ou du moins prenaient en compte à la fois leur succession de lieux et de langues, leurs mutations et leur participation à « un genre sans genre » – un métagenre ? – comme à une temporalité éclatée voire diffractée. Il est certain que la notion du genre littéraire m’a souvent interpellée. Cette classification permettant de réunir les œuvres littéraires en trois catégories principales : le roman, la poésie, le théâtre, j’ai toujours souhaité la transgresser. Pour ma part, j’ai tendance à considérer l’utilité d’une telle classification comme étant d’application didactique, permettant et facilitant les rapprochements entre auteurs par le biais de formes communes à plusieurs œuvres. Cependant, écrire – et je le dis d’autant plus que j’ai été professeur – n’est pas enseigner. Lisant récemment une interview que donnait Jacques Ancet, je reprends ici ce qu’il y répondait : « J’ai toujours aimé travailler aux frontières de ce qu’on appelle les « genres ». Je poétise la prose dans mes poèmes romanesques, je prosaïse le poème dans ma pratique des formes fixes, je brouille les « genres » parce qu’en fait, il n’y a, pour moi, qu’un seul et même mouvement d’écriture au travail sous toutes les formes qu’il peut prendre (récit, roman, poème…) » Il développe par ailleurs ses propos en notant : « Il ne s’agirait pas, à proprement parler, de la description d’un paysage , avec ce que cela supposerait de distance et de maîtrise, mais d’ « un monde en état d’écriture » , d’une manière de « regarder le monde avec sa voix » Je reprendrais volontiers à mon compte cette façon d’envisager le monde « en état d’écriture » parce qu’il me semble que si une telle approche déplace les notions de genre et de temporalité, les met d’une certaine façon en morceaux ou en éclats, chaque élément, qu’il s’agisse d’un lac, d’un ermitage, d’une vallée ou de l’amant et de sa disparition, fait présence naturelle et/ou formelle. Un peu comme si le texte se disait là et faisait ce là de présence, c’est-à-dire lieu, temps, forme dressée, en deçà du récit. Des bribes de phrases telles : « Soudain un vitrail. » constituent comme une apparition, une apparition cependant verbale plus que descriptive et que matérielle. Pour poursuivre avec Jacques Ancet, le réel travail poétique serait ensuite de « donner corps » à cette trace de vitrail ou encore à ce vitrail en « état d’écriture » (Autre Sud, Cahiers trimestriels, n° 4 7 / déc. 2009 / p. 25, Jacques Ancet le murmure ininterrompu). Si la narratrice des AMANTS DE GLAISE marche autant, si « Je voudrais loger la particule infinie dans la matière noire […] » et embrasse le monde du haut de la terrasse tropézienne, c’est avant tout s’exhorter au regard et à l’écoute, et c’est un véritable exercice, cyclique, pour parvenir à un non moins véritable « état de regard », libéré de toutes contraintes.

De tous les recueils que vous avez publiés, lequel vous a semblé le plus « difficile » – celui qu’il vous a fallu aller chercher le plus loin, qui vous a demandé les plus profondes explorations, qui vous a le plus bousculée ?

Quelque chose de plus nerveux et de plus violent s’insinue actuellement dans la prose, un rythme plus saccadé dans le poème, tout cela lié aux sursauts de ma vie et si je cite prose et poésie c’est qu’une écriture a toujours accompagné l’autre dans mon travail. Si j’ai beaucoup vagabondé dans les pays méditerranéens dont les contrastes marqués entre ombre et lumière, l’ambivalence même du soleil qui aveugle et brûle autant qu’il révèle, m’ont toujours paru symboliser les paradoxes de notre existence, certains voyages, Berlin notamment, ont renforcé ces impressions violentes. Pas seulement… Mon retour à Alger aussi, ce lieu de naissance que je n’avais encore jamais pu revisiter, retour bouleversant pour moi, et dont LA MER INTÉRIEURE, ENTRE LES ÎLES porte les traces. Invitée par le Centre Culturel Français d’Alger ainsi qu’à l’Université de Bouzareah en 2006, la question des origines et celle de la mort se sont posées comme indissociablement liées, celle – notait l’éditeur – « du délire et de la forme, écriture jetée dans les contrastes, saccades des mots […] ouvertures sur le vide, sur le nu […] Passage ou faille, de quel côté de la vie écrit-on ? » Cependant, cette double question, élargie, se renforce actuellement, dans la situation sanitaire que nous connaissons. Elle pourrait être, à l’instar de la célèbre toile de Paul Gauguin : D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? Il me semble que des circonstances aussi particulières nous font faire un retour sur l’œuvre de vie qui comprend bien entendu notre travail de création. Nous remet-elle à nu ? Sans défenses ? Faut-il reconquérir la liberté ? En ce sens, je me demande si JOURNAL OFF-BEAT, tenu par Dominique Hecq, poète et écrivaine australienne et par moi-même, ne renouvelle pas, pour ma part, LA MER INTÉRIEURE, ENTRE LES ÎLES. Ce texte bilingue empruntant à divers genres littéraires – mes propres scansions étant poétiques – a pris fin le 22 mars 2020 après que le COVID 19 a été déclaré pandémie. Nous référant à Maurice Blanchot et à L’écriture du désastre, nous parlons du déroulement du désastre ou de sa non-écriture. Les entrées de mars montrent comment l’espoir lutte avec le désespoir et la confusion voire une liquéfaction du texte, comme l’idée de l’apocalypse, surgie de l’inconnu avec un soupçon de report sans fin. Contrairement au livre de Blanchot, cependant, « La non-écriture du désastre » proclame la pertinence continue de l’art dans nos vies et confirme à quel point l’écriture approfondit notre connexion en tant qu’êtres humains.

Vous êtes poète. Vous êtes aussi passeur de poésie. Comment ces deux dimensions s’articulent-elles en vous ?

Récemment, des étudiants m’ont interrogée sur mon travail. Comment ne pas se sentir, et mutuellement, passeurs face à eux ? Leur point de vue, leur jeunesse, d’où ils regardent le monde, comment ils l’écoutent, le limitent ou l’exaltent, tout m’interpelle chez eux. Qu’est-ce que ma génération leur donne à voir, leur transmet ? Comment m’incitent-ils à revoir, dans la double connotation, sensorielle et intellectuelle. Je leur ai dit que l’écrivain et le poète sont aussi des témoins, qu’ils proposent un autre regard, parfois déconcertant et subversif. Peut-on écrire avec de bons sentiments et du politiquement correct ? Non. Peut-on écrire en visant un bien-être ou pour quelqu’un que l’on aime ou contre quelqu’un que l’on hait ? Non. « Tu écris pour qui ? » – m’a-t-on demandé une fois. J’écris. (Point.) Nécessité quasi vitale. Exercice et travail quotidiens. Notre liberté est en jeu. Nous écrivons alors à partir du matériau vif, douloureux de la réalité comme de ses éclairs de beauté, à partir de notre capacité à transformer et à ouvrir ce qui nous enfermerait et ce, dans un acte réitéré que nous reposons chaque matin. J’ai bien dit un « acte » librement consenti et conscient et qui peut bousculer le cadre institutionnel. Mais est-ce suffisant ? Je ne le pense pas. Toujours dans le besoin de liberté, la poésie, la lecture de poésie, doit se retrouver hors lieu d’enseignement. Où partager ce que l’on a eu plaisir à lire sans contraintes d’examens ? Il serait difficile d’envisager la création sans mener en parallèle une réflexion sur cette création dans l’espoir de la laisser constamment en mouvement. Lire les autres poètes, quelle que soit leur époque, participe de la nécessaire remise en question de son propre travail. J’ai parlé plus haut de réminiscence culturelle inscrite au cœur de mon travail, d’un accompagnement en quelque sorte, d’un dialogue finalement, de langages partagés quand il y a des mises en regard picturales. C’est peut-être tout cela qui rend la poésie vivante et m’a conduite en 1989 à cofonder La Roue Traversière (« Il faut que les mots soient pourvus de cet écho antérieur qui fait occuper au poème toute la place sans se soucier de ce réel dont il est la roue, la roue disponible et traversière » - René Char) , à permettre la rencontre avec des poètes contemporains, parfois en association avec des plasticiens ou des musiciens. Comment décliner le travail de cette association ? Il s’agit de la présentation d’auteurs par des entretiens en direct ; de tables rondes autour d’éditeurs de poésie ; de colloques « Le poète et son traducteur » ; de la réalisation de livres d’artistes uniques.


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