Françoise Ascal, Brumes
Peintures de Caroline François-Rubino
Postface de Sabine Huynh
Æncrages& Co, coll. Ecri(peind)re, 2021 – 56 pages, 21 €
Isabelle Lévesque : Beaucoup de tes livres, Françoise, sont accompagnés de peintures, gravures ou photographies : Jacques-Pierre Amée, Yves Picquet, Gaël Ascal, Ghani Alani, Jacques Clauzel, Philippe Aubry, Alexandre Hollan, Alain Boullet, Gérard Titus-Carmel, Marie Alloy, Jérôme Vinçon, Pascal Geyre… En épigraphe à Brumes, tu cites un poème de François Jacqmin : « L’image / obstrue le paysage // Il faut la main / du peintre / pour remettre l’invisible / à sa place ». Qu’attends-tu de la main du peintre ?
Françoise Ascal : J’attends de la main du peintre qu’elle m’ouvre un espace que les mots ne peuvent pas m’offrir. J’attends une expérience autre, m’atteignant par un autre canal sensoriel que le poème. Peinture et poésie peuvent dialoguer mais elles sont pour moi chacune enclose dans une forme d’énigme spécifique. Je peux d’autant plus l’affirmer que j’ai longtemps pratiqué moi-même la peinture. Celle-ci est perçue dans une immédiateté de regard, du moins dans un premier temps, elle peut « court-circuiter » la pensée, produisant un effet de révélation qui devance l’étape du langage. C’est cela qui m’intéresse, ce choc qui, en retour, allume paradoxalement le désir d’écrire. Ainsi j’attends de VOIR comme pour la première fois ce que je crois connaître. Et dans le même mouvement j’espère être rejointe au plus profond par la vision offerte par le peintre.
À cela s’ajoute le désir de nourrir mon écriture par ce qui peut naître à la faveur de cette rencontre. Non seulement la nourrir mais la déplacer. Lui donner chance d’aller vers un ailleurs toujours à conquérir, tant les risques de s’enfermer en soi-même et de piétiner sont grands.Isabelle Lévesque : Toi-même, Caroline, tu as déjà accompagné de nombreux poètes : Pierre Dhainaut, Béatrice Marchal, Sabine Dewulf, John Taylor, Béatrice Fortin, Julien Nouveau, Luis Mizón, Ismaël Billy, Angèle Paoli, Stéphan Causse, Emmanuel Damon, Michaël Glück, Christian Monginot, Luigia Sorrentino, Sabine Huynh…
Qu’apporte la poésie à ta peinture ? Qu’attends-tu du poème ? Qu’est-ce qui, du poème, entre dans la peinture ou la suscite ? Et quels sont donc les points communs entre les diverses poésies que tu as accompagnées ?Caroline François-Rubino : La poésie apporte à la fois son regard et son écoute à ma peinture. Ce qu’évoque chacun des poètes avec qui je travaille renouvelle mon regard de peintre, l’oriente vers de nouveaux horizons et me permet d’explorer des chemins inattendus. Quand ils écrivent d’après ma peinture, ils lui offrent une écoute sensible, ce qui a été peint ou dessiné se métamorphose en mots, et donc en sonorités. Je crois qu’il y a ainsi une sorte d’écho mutuel entre poésie et peinture. Ce peut être un mot isolé qui suscite une peinture ou une série de peintures, comme, par exemple, le mot « air » employé par Pierre Dhainaut pour un livre à venir. Une phrase, un titre parfois suffisent à stimuler ce que je peins. C’est aussi l’ambiance d’un recueil, ses couleurs, son espace, sa musicalité… Je n’attends rien du poème à l’avance, il n’y a pas de processus identifiable. Mais pour autant, rien n’est aléatoire.
Les points communs des poésies que j’ai accompagnées, dont la tienne également, chère Isabelle, résident dans leur capacité à m’émouvoir, tout simplement.
© Caroline François-Rubino
Isabelle Lévesque : Comment est né votre projet ? Cela a-t-il commencé par les poèmes ou par les peintures ? Ou bien avez-vous avancé de conserve ? Les peintures ont-elles amené la poète à modifier son texte ou celui-ci a-t-il conduit à faire évoluer la peinture ? Avez-vous discuté des mots et des couleurs ? Comment avez-vous choisi le titre ?Françoise Ascal : Caroline et moi souhaitions depuis longtemps travailler ensemble. Le projet est resté en suspens jusqu’à ce début d’année 2020 où Caroline m’a envoyé une série d’aquarelles et d’huiles sur le thème des « Brumes ». J’ai eu immédiatement le sentiment que ce travail entrait en résonance avec des questions intimes. Questions sur le réel, l’apparence, le caché, l’instable et la métamorphose toujours à l’œuvre. Ces brumes ont activé « un monde flottant », comme diraient les taoïstes, dont je me sens une habitante. Belle occasion de l’explorer. Le titre était celui qui nommait notre « chantier », il s’est imposé naturellement.
Caroline François-Rubino : Ce projet est né avant tout de notre souhait de travailler ensemble, souhait déjà émis lors de notre première rencontre lors du festival Poés’art organisé par les éditions Æncrages & Co à Baume-les-Dames en 2016. Ce n’est que fin décembre 2019 que Françoise m’a posé cette question dans un courriel : « Sur quoi travailles-tu en ce moment ? Quels projets ? » et que je lui ai répondu que je travaillais sur une série de peintures intitulée Brumes.
« Si tu en as le temps, j’aimerais bien que tu m’envoies quelques photos de tes Brumes », m’a-t-elle aussitôt répondu à son tour.
Je lui ai précisé : « La série des brumes est aussi une expérience d’espace, j’avance doucement... »
Je tâtonnais donc, j’hésitais aussi entre aquarelles et huiles sur toile. J’étais moi-même envahie par la brume, n’arrivant pas à y voir clair dans mon travail.
C’est Françoise qui a préféré mes huiles sur toile et qui très vite s’est mise à écrire d’après les photos et les détails que je lui en avais adressés.
C’est aussi Françoise qui a perçu les couleurs de ces peintures et les a si bien traduites par ses propres mots.
Concernant le titre, nous n’avons pas hésité bien longtemps, nous avons voulu le conserver car il correspondait vraiment à notre projet. Maintenant que le livre existe, il me semble que ce mot de Brumes a acquis une autre dimension : Françoise a offert un véritable espace poétique à mes peintures qui sans cela seraient restées un peu flottantes, et la mise en page réalisée par les éditions Æncrages & Co se révèle comme un écrin pour contenir ces états vaporeux, insaisissables.Isabelle Lévesque : Je trouve le livre particulièrement bien réalisé : le format, le papier, les reproductions… Quel a été le rôle de l’éditeur-imprimeur dans la naissance de Brumes ?
Françoise Ascal : L’éditeur a un rôle déterminant. Æncrages & Co est l’une de ces belles « maisons » qui accueillent peintres et poètes depuis plus de vingt ans. Il y a là un savoir-faire adossé à une véritable exigence. Pour notre livre, Roland Chopard a laissé de côté sa pratique habituelle de travail au plomb qu’il réserve désormais aux livres d’artistes. L’impression s’est faite en offset. Armand Dupuy en a assuré le contrôle ainsi que la mise en page. Durant l’élaboration du livre, nous avons eu le plaisir d’être associées aux prises de décisions. Nous en sommes l’une et l’autre reconnaissantes.
Caroline François-Rubino : Comme je le disais plus haut, la qualité de ce livre compte beaucoup à mes yeux. Je tiens à remercier ici Roland Chopard et Armand Dupuy ainsi que toute leur équipe pour leur confiance dans ce projet et surtout pour leur écoute tout au long de sa réalisation.
Le format est celui habituel de la Collection « Écri(peind)re » (17 x 23 cm) qui permet d’assez grandes reproductions tout en laissant le texte respirer.
Le choix du papier a été guidé par le mode de reproduction, je le trouve très agréable pour ma part.
En voyant les premières maquettes, j’ai été surprise qu’il n’y ait pas plus de confrontations entre texte et images. Mais je me suis rendue compte que cela donnait plus d’ampleur à notre propos et que c’était au fil des pages que le lecteur serait peu à peu enveloppé par la brume, avec cette alternance de pages vierges comme autant de silences car la brume est silencieuse. Les poèmes de Françoise induisent ainsi mes peintures ou leur répondent sans jamais les décrire ou les mimer.
Un livre qui paraît, c’est le résultat de beaucoup de travail en amont mais c’est surtout la preuve de la convergence de plusieurs regards et d’une grande complicité.Isabelle Lévesque : À propos de « brumes », Nietzsche (que Françoise cite dans un poème), proclame dans son Zarathoustra que ce sont « ceux qui craignent la lumière » qui vont « plonger [leur] tête tous les jours plus profondément dans la nuit et les brumes ». Le poème, lui, parle d’une « brume destructrice », faite pour « rêver le réel / au lieu de l’habiter // brume métaphysique / pour croire aux vérités cachées ». La poésie produit-elle de la brume, avec des « mots écran » ? Et la peinture ? Quel est l’enjeu de la poésie ? Et celui de la peinture ?
Françoise Ascal : Depuis toujours je suis obsédée par une quête du « réel », notion difficile à cerner et que j’éprouve comme fuyante, dès lors qu’on tente d’échapper à sa propre subjectivité. Si l’on s’intéresse aux travaux des scientifiques, c’est encore plus vertigineux. Il en va de même pour la notion de « vérité ». Montaigne et Pascal nous avaient déjà alertés : derrière une vérité se profile une autre vérité, puits sans fond… J’ai toujours conçu l’écriture et la poésie en particulier comme outil privilégié de connaissance (de soi et du monde). La poésie permet parfois des fulgurances, des cristallisations hors de portée, me semble-t-il, de la philosophie. Mais je suis très ambivalente et il m’arrive de penser que le langage n’est qu’un grossier filet jeté sur nos vies. Je rêve à l’« amont » des mots et de la pensée, ce que le sinologue et philosophe Jean-François Billeter énonce ainsi : « Le langage envoie tout de suite l’esprit dans la mauvaise direction, non celle de l’observation mais celle des mots. La difficulté est d’observer ce qui est avant le langage et de s’y tenir. » Je pense aussi à Wittgenstein, cité par le même Billeter, qui rêvait de se libérer de « l’ensorcèlement du langage ». De même je m’interroge beaucoup sur ce que je vois lorsque je scrute un tableau, sûre de ne voir qu’à travers le conditionnement de mon œil. Je pourrais aussi citer Paul Valéry qui dans ses cahiers note : « Ce que je pense gêne ce que je vois et réciproquement. »
Heureusement, il y a place pour les émotions intempestives qui ne se privent pas de bousculer l’échafaudage des réflexions.Caroline François-Rubino : La peinture a parfois pour ambition de révéler l’envers du visible. Certains autoportraits de Rembrandt en sont la preuve ou les peintures noires de Goya dont Le Chien est le plus bel exemple. Mais je pense aussi aux peintures et aux dessins de Victor Hugo. L’absence de lumière y favorise l’acuité du spectateur. Chercher à voir ce qui est caché, voir l’ombre pour apercevoir la lueur. Hugo nous dit ainsi dans William Shakespeare : « La rêverie est un regard qui a cette propriété de tant regarder l’ombre qu’il en fait sortir la clarté. »
© Caroline François-Rubino
Isabelle Lévesque : Beaucoup de philosophes apparaissent dans le poème : Héraclite, Platon, Boèce, Nietzsche… Ces deux derniers en particulier étaient également poètes, mais on peut le dire aussi d’Héraclite. Au début de La Consolation de Philosophie, on voit les Muses congédiées par Philosophie : elles sont incapables de consoler Boèce, prisonnier torturé et condamné à mort. Quel rapport, Françoise, ta poésie entretient-elle avec la philosophie d’une part et la spiritualité d’autre part, entre Platon et Bouddha ? Et pour toi, Caroline, la philosophie travaille-t-elle ta peinture ?
Françoise Ascal : Durant l’élaboration de ces poèmes, je lisais un livre magnifique de Pierre Hadot, intitulé Le voile d’Isis. Il s’agit d’un essai sur l’histoire de l’idée de nature. Pierre Hadot est un spécialiste des présocratiques. Son travail m’a enthousiasmée. Il a ranimé le souvenir de mes lectures adolescentes, où poésie et philosophie cohabitaient en toute harmonie. À cette époque, et pour de longues années, j’ai été aimantée par ce qu’il faut bien appeler une quête de spiritualité. J’ai découvert avec passion les grands traités orientaux, les différentes formes de bouddhisme, le taoïsme, le soufisme, pour finalement revenir du côté de ma propre culture avec les mystiques rhénans, Maître Eckhart et Angelus Silesius – la poésie de ce dernier est à mes yeux un modèle de transparence et de profondeur.
Depuis j’ai pris de la distance avec cette recherche, mais j’en ai été durablement « ensemencée ». Le questionnement existentiel qui me semble à l’œuvre dans ces poèmes reste un noyau central, même si le temps de la vieillesse (et son devoir de lucidité) en a modifié les formes. Ce qui taraudait et blessait dans la jeunesse s’est apaisé.Caroline François-Rubino : J’ai eu la chance d’avoir pour professeur de latin Yves Battistini, le traducteur des philosophes présocratiques. Ainsi j’ai été sensibilisée assez tôt aux propos d’Héraclite d’Ephèse et j’y repense souvent lors de mes promenades ou lorsque je contemple le cours d’une rivière. Je me rappelle aussi des traductions de Lucrèce avec les beaux passages sur les particules de poussière évoqués dans un poème par Yves Bonnefoy, mon professeur également plus tard à l’Université d’Aix-en-Provence.
Le mythe de la caverne de Platon expliqué en cours de philo au lycée, je l’avais illustré dans mon cahier tout en écoutant, comme toutes les leçons d’ailleurs. Mais si la philosophie travaille ma peinture, c’est à mon insu je pense. Mon regard de peintre a été façonné par le paysage plus que par des idées.Isabelle Lévesque :
« quand tombe la brume
quand l’autre rive disparaît
quand ciel terre eau fusionnent
au point d’effacer tout chemin
à quoi bon des yeux ? »
Alors oui, comme l’exprime la suite du poème, le nez et les oreilles passent au premier plan… Mais alors quelle place pour la peinture ?Françoise Ascal : Ces poèmes se sont presque écrits tout seuls, comme si j’avais lâché prise et que mon inconscient avait eu champ libre ! Je ne peux trouver de réponse à cette question qu’à posteriori. Je pense qu’il s’agit là d’une défiance à l’égard des évidences qui nous façonnent en permanence. Le soupçon est à l’œuvre. Est-ce avec les yeux que l’on voit le mieux ? Même pour un tableau, ce n’est pas forcément en le scrutant à la loupe qu’on l’approche au plus près. Il faut parfois s’écarter ou regarder à la dérobée. Ou encore fermer les yeux et laisser agir le rêve éveillé cher à Bachelard.
Dans notre culture, la vue est le sens privilégié. La palette des odeurs, notamment, est peu valorisée. J’ai souvent été frappée, dans la nature, par des champs d’odeurs aux frontières précises pour peu qu’on soit attentif et qui cartographient un paysage aussi précisément que la vue.Caroline François-Rubino : La peinture, quand elle n’est pas asservie à la mimesis, exprime ce qui nous échappe du monde visible. Selon la formule bien connue de Paul Klee, elle ne reproduit pas le visible mais rend visible. La brume rend visible de la même manière, elle révèle ce qui n’apparaît pas en temps normal. La silhouette d’un arbre aperçue à travers la brume accentue sa présence, son essence même. Turner, et Monet après lui, ont montré comment la peinture pouvait exister tout en disparaissant. Fluidité et transparence chez l’un, foisonnement et opacité chez l’autre, leurs mondes ne s’offrent pas à première vue, il faut accoutumer son regard et apprendre à voir pour saisir leurs espaces subtils, s’en rapprocher et s’en éloigner aussi.
Isabelle Lévesque : Le même poème en appelle plus loin au « géographe aveugle // celui qui mieux qu’un autre / sait se retrouver ». Et je pense ici à Jacques Arago qui continua ses voyages alors qu’il avait perdu la vue en 1837 et publia en 1853 un Voyage autour du monde, récit composé sans la lettre A, déficience double… Le manque aide-t-il le poème ? Et la peinture ?
Françoise Ascal : Jacques Arago n’est qu’un nom pour moi, cela me donne très envie d’aller voir de plus près !
Le passage de Brumes que tu cites voudrait renforcer l’idée exprimée plus haut que tous les sens doivent être en alerte et qu’il nous faut aiguiser d’autres facultés de notre corps, facultés archaïques dont nous nous sommes éloignés. En ce sens le manque est créateur.Caroline François-Rubino : Monet cité plus haut était menacé de cécité. Lorsque l’on voit les séries des Nymphéas, notamment celles de l’Orangerie, on ne peut qu’être surpris par l’ampleur du projet ! Monet a peint ce qu’il risquait de ne plus voir, il a poussé sa vision à son paroxysme pour restituer ce qui le fascinait : la surface de l’eau et ses miroitements, la danse végétale des nénuphars venant effleurer l’air, l’étendue de ces plages de couleur et leurs variations multiples… En effet, le manque d’une vision nette et précise a certainement favorisé son entreprise et ce pour notre plus grand plaisir.
Ne pas y voir clair, c’est aussi ce que j’ai ressenti en travaillant sur ce thème des brumes. Mais je m’y suis accoutumée pour essayer de peindre « à perte de vue ». C’est ce qui m’intéressait particulièrement : peindre ce que l’on ne voit pas, ce que l’on distingue à peine, ce que l’on devine. Il me fallait être à l’intérieur des brumes et non spectatrice de l’extérieur. J’ai mieux réussi cette recherche dans ma série de peintures à l’huile que dans mes aquarelles qui restaient plus anecdotiques. Françoise l’a tout de suite perçu et elle a souhaité écrire en écho à la matière que mes peintures à l’huile, parfois retravaillées au pastel, lui évoquaient. Je la cite : « Oui, elles « m’inspirent » ! Dans les rêveries mi-éveillées de la nuit j’ai repensé à cette matière telle que tu l’as traitée, elle me parle, me renvoie à une vision du monde qui m’est familière… ».Isabelle Lévesque : Le poème cite des peintres, en particulier Corot, qui disait à un critique et historien de l’art : « Pour bien entrer dans mes paysages, il faut avoir au moins la patience de laisser le brouillard se lever ; on n’y pénètre que peu à peu, et, quand on y est, on doit s’y plaire. » Cette « patience » n’est-elle pas nécessaire aussi au lecteur du poème ? Les brumes et brouillards, poème et peintures, du livre peuvent-ils se lever ?
Françoise Ascal : Je pourrais reprendre à mon compte les mots de Corot. Ces poèmes brefs et apparemment très simples demandent de la lenteur pour se livrer. La patience est en effet indispensable car ils relèvent d’une expérience méditative. Les mots ont besoin d’infuser dans la conscience et l’imaginaire du lecteur, sinon ils restent en partie muets.
Caroline François-Rubino : Françoise dans ses poèmes est à la recherche de la lumière, elle la recrée à tout moment : même derrière le plus épais brouillard, il y a toujours au moins une lueur. Sabine Huynh nous le confirme dans sa très belle postface : « Mais chez Françoise Ascal nous ne trouvons rien de la dimension moraliste des chants de Dante : la brume dont la forêt est enveloppée – « un rien la déchire » – n’attend que d’être considérée pour que poigne la lumière qui ravive. »
L’évocation de Corot par Françoise m’a particulièrement touchée. Ses paysages et son atmosphère me sont très chers et je reste toujours longtemps devant ses tableaux dans un musée… peut-être à attendre que la brume se lève ?Isabelle Lévesque : Odilon Redon est également présent, lui qui affirmait qu’« on ne fait pas l’art qu’on veut ». En est-il toujours de même en peinture ou en poésie ? Il écrivait aussi dans À soi-même : « Mes dessins inspirent et ne se définissent pas. Ils ne déterminent rien. Ils nous placent, ainsi que la musique, dans le monde ambigu de l’indéterminé. » Dans quel monde nous emmène Brumes ?
Françoise Ascal : Odilon Redon est l’un de mes « accompagnateurs » à travers les années. Il a sondé autant la nuit et ses monstres que la lumière et la beauté. Il est fraternel.
Bien sûr qu’on ne fait pas l’art qu’on veut. Je l’ai éprouvé cette fois encore. « Le monde ambigu de l’indéterminé », c’est là toute mon affaire ! C’est bien la raison pour laquelle je me suis sentie fortement sollicitée par les premières brumes que m’a adressées Caroline. Sans elle, ces poèmes n’auraient pas vu le jour, le livre n’existerait pas. Elle m’a permis d’explorer un territoire qui sommeillait en moi.Caroline François-Rubino : La référence à Odilon Redon m’a aussi beaucoup émue. Sa peinture, c’est tout un monde, avec ses couleurs chatoyantes, ses fleurs imaginaires, ses monstres parfois mais aussi ses admirables portraits d’arbres que l’on connaît moins.
Brumes nous emmène avant tout là où poésie et peinture se répondent. En peignant mes brumes, je ne savais pas où j’allais. Ce sont les poèmes de Françoise qui ont tracé des chemins et permis à ce livre de recréer un monde où chacun pourra se retrouver selon sa sensibilité.© Caroline François-Rubino
Isabelle Lévesque : La musique est très présente dans Brumes, comme souvent dans tes livres, et dans tes lectures, Françoise. Ici, nous pourrions entendre Schubert, Wagner… S’agit-il d’échapper à une certaine domination de la vue ? La musique est-elle également présente et active dans la peinture, dans l’acte même de peindre ? La contrebasse qui accompagne la lecture pousse-t-elle le poème ? L’enrichit-elle ? Est-ce un appui pour la voix et un soutien pour le rythme des mots ? Ouvre-t-elle d’autres portes ?
Françoise Ascal : Oui, je l’ai dit plus haut, je me méfie de la domination du visuel. La musique est très présente dans ma vie, autant que la peinture, les livres et le jardin habité d’odeurs. Je suis attentive au travail de tous les sens et à leurs échos possibles les uns avec les autres. Les lectures que j’ai faites accompagnées par des musiciens participent de ce goût pour la rencontre, le dialogue qui introduit de l’Autre en soi et permet d’ouvrir d’autres portes, en effet. À l’écoute des propositions musicales, lorsque le « feeling » est bon, on découvre différemment son propre texte, on le lit autrement, on opère des déplacements intéressants.
Caroline François-Rubino : La musique est très présente dans mon atelier. Je travaille rarement dans le silence. Musique classique la plupart du temps, au gré de mes découvertes ou de mes compositeurs favoris dont Bach, Chopin, Debussy, Fauré, Franck, Grieg, Schubert…
Je pense qu’il y a des gestes dans ma peinture qui sont parfois induits par la musique, en tous cas elle lui donne une énergie en plus.Isabelle Lévesque : L’un des poèmes évoque les « mots écran ». Comment faut-il comprendre ce mot ? Les mots sont-ils des obstacles qui s’interposent entre le monde et nous ou bien des objets sur lesquels nous projetons nos images intérieures ?
Françoise Ascal : Les deux faces que tu décris coexistent, indissociables. Les mots me sauvent par leur pouvoir de convoquer, presque magiquement lorsqu’ils tombent justes, et tout à la fois les mots me laissent mélancolique car ils séparent de l’expérience nue, ardente, vécue dans la petite enfance dans une unité aujourd’hui insaisissable / ils séparent d’une unité toujours insaisissable. Les mots ne sont jamais que traduction approchée, avec ce que cela signifie comme part de perte.
Isabelle Lévesque : Les peintures elles-mêmes ne sont-elles pas aussi des écrans, dans l’un ou l’autre sens ?
Caroline François-Rubino : Les peintures sont tour à tour des écrans, des miroirs, des fenêtres…
La transparence et le reflet sont des effets auxquels tout peintre s’est confronté.
Il me semble que tant que le regard va loin et longtemps, comme dans un paysage de Corot ou de Léonard, on traverse l’écran, sans obstacles.Isabelle Lévesque : Dans Variations-prairie (Tipaza, 2020), tu affirmais, Françoise :
« Ici/maintenant ne suffit pas.
Ici/maintenant doit s’épaissir des multiples couches successives d’ici/maintenant révolus. »
Comment les brumes légères du poème et des peintures peuvent-elles « épaissir » nos « ici/maintenant » ?Françoise Ascal : J’ai longtemps vécu sous le diktat de l’ici/maintenant. Dans ma jeunesse j’ai été une grande lectrice du philosophe indien Krishnamurti et sous son influence j’essayais d’éradiquer toute préoccupation du passé, tout souci de l’avenir. J’ai beaucoup lutté pour rejoindre en pleine conscience un présent fuyant qui a tout de l’ « apparition-disparaissante » chère à Jankélévitch. Aujourd’hui je me sens plus libre, j’accueille mieux ce qui est comme ce qui vient, sans volontarisme, et surtout je savoure les mille éclats de la mémoire, leurs capacités à rester vivants, leur pouvoir de rayonnement par-delà les années.
Caroline François-Rubino : Je pense immédiatement au récent recueil de Pierre Dhainaut, Ici (Arfuyen), à travers cette question.
Je le cite pour clore cet entretien et laisser sa parole nous donner la réponse :
« Buée, brume,
rumeur
de lame
tout est là. »
(Prises d’air)
EXTRAITS DE BRUMES
Æncrages & Co, coll. Ecri(peind)re, 2021la brume est sans avenir
un rien la déchireréduite à néant
voici que s’avivent les feux du ciel
couvant sous son daissommes-nous de même substance
dans nos corps opaquesnous qui renaissons à la lumière
plusieurs fois dans une vie
après avoir désespéré
*
j’attends l’effacement
de l’évidencej’attends de la brume
qu’elle voile mon regardtrop de lumière aveugle
mieux que mes yeux
mes mains déchiffrent
l’écriture du silence
mêlée à la parole de l’eaumes pieds nus font lever
l’indicible
au cœur toujours vert
des mousses et lichens
*
brume en forme de linceul
flottant par-dessus le pré
à l’automne de ma vie
pourras-tu m’accueillir
en ce jour de lassitudeme porteras-tu en ton sein
comme autrefois
les grands draps de lin
si blancs
si parfumés
séchant à même l’herbe chaude ?brume qui m’appelle
promesse de repos
en son évanescence
*
quand tombe la brume
quand l’autre rive disparaît
quand ciel terre eau fusionnent
au point d’effacer tout chemin
à quoi bon des yeux ?plutôt affûter ses oreilles
ouvrir les narines
dilater sa peaucapter la langue des roseaux
marcher à l’odeur
déchiffrer les messages élastiques
lovés sous la plante du piedsurgira bientôt
la carte et la boussole
du géographe aveuglecelui qui mieux qu’un autre
sait se retrouver
POUR ALLER PLUS LOIN :
Françoise Ascal :
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