Autour du feu, Jean Palomba et Florence Saint-Roch, ou « Comment être tout ouïe ? »
(FSR) Jean, votre dernier recueil paru aux Editions Moires, parcs & Parques, rassemble des poèmes écrits avec, précisez-vous, des voix dans l’oreille (des voix de poètes musiciens tels F. Sze-Lorrain, P. Valéry, S. Pey, leurs textes « mangés par les yeux », sachant que depuis Claudel, l’œil écoute, n’est-ce pas ?) Dans ce même recueil, « Muihr, faire-part de texture » s’adresse à un lecteur-auditeur. Langue et voix, poème et chant forment en réalité des entités inséparables – sens et sons substantiellement alliés, immanquablement surprenants : cabrioles, pirouettes langagières, à chaque fois aussi concertantes que déconcertantes… D’où cette question qui me vient : tandis que le lecteur a bel et bien un livre entre les mains, comment opérer ce tour de force : que son œil devienne tout ouïe ?
(JP) C’est le problème. On ne peut demander à tout le monde un effort de transmutation, de cristallisation aussi puissant que la pulsion scopique d’un comme Claudel. Quand je lis des extraits de parc & Parques, j’entends à la ronde des auditeurs repousser l’idée d’en devenir lecteurs. Et ces derniers de s’exclamer : « hmm, je n’achète pas son bouquin, c’est tellement mieux quand c’est lui qui lit »... Comme si les lettres restaient mortes aux ouïes de certains. Quand vous écoutez chanter Gainsbourg dans sa période faste, ou Boby Lapointe avant que l’alcool ne le tue, vous voyez s’inscrire leur texte au son de leur voix. Cela vient vous tympaniser par infimes touches tapuscrites le revers de l’esgourde. Nougaro dit : « arracher la graphie à la page pour la plonger dans ma voix ». Le grand Serge cache les réseaux sonores et sensuels de son texte aiguisé au stylet lilliputien derrière un dandysme distancié, tandis que Boby montre tout et dans une boulimie verbale, épuise dans vos oreilles la chair de son sujet, à grands coups de langue libidineuse. Lapointe est quasiment porno-graphique. Gainsbourg serait érotomane / éroMOTane, tandis que le toro toulousain se situerait dans un entre-deux. Un texte ne tient pas toujours à la page. La page, c’est son chant qui la fait battre à tous les vents dans votre cœur, la transpare en bulles de jazz, comme il l’écrit parfois.
(FSR) Nous sommes davantage, dans le cours ordinaire de nos vies, des gens de parole (du moins espérons-le !), et nos relations sont majoritairement fondées sur des échanges verbaux ; notre mode de communication le plus courant avec nos semblables donne à entendre. La lettre, le texte, le livre – le recueil de poèmes ! - tout cela arrive bien derrière …
Par ailleurs, dira-t-assez la puissance des chansons –comme elles s’impriment, durablement font impression ? Quand je lance sur You-tube le clip réalisé afin de partager Aux gueules des panthères, l’album dont vous avez écrit les textes (treize titres, tels les treize anneaux du serpent à sonnettes !) et qui vient de sortir, mon œil certes lit « Mort de Louis », et j’entends « où il pleure/l’ouïe (l’)peut ». J’essaie de me détromper, vais, curieuse que je suis, lire les paroles : « Oui’ls/pleurent// Louis’l//peut », mais la chanson peut bien se dérouler et se répéter, j’entends la voix, la musique fait son œuvre, et mon oreille n’en démord pas, tout simplement parce l’homophonie permet des connexions encore plus sensibles et encore plus signifiantes à la fois. « où il pleure/ ouïe (l’) peut » me fait signe : me rappelle la puissance de l’oreille en même temps que je me l’autorise. Ce que j’entends donne une valeur ajoutée à la mort de Louis – ne la dément pas, bien au contraire.
Je comprends donc la remarque de vos « auditeurs » tandis qu’ils viennent de vous écouter lire un texte. D’où ceci, qui m’interpelle : lire en public, interpréter, faire sonner, chanter, performer n’induit-il pas un retrait du texte – ne nous rendons-nous pas complices de son propre effacement ?
JP : il y a quelques années, Jean-Louis Trintignant est venu à Arles lire les poètes : Prévert, Desnos, Apollinaire... des étalons maîtres qui font parfois figure de fossiles aux yeux de certains mais que je vénère profondément. Il disait, à propos de l’action de lire la poésie, qu’elle était un art de seconde main. Qu’il ne fallait pas, de son point de vue, surtout pas (!) jouer le texte. Que la voix du lecteur devait juste et justement être le véhicule de la voix du poète. Lire son texte en public, ce n’est pas pour moi le performer - verbe assez horrible qui contient effectivement le risque d’en changer la forme pour le meilleur ou le pire. C’est un problème. Le texte devrait suffire, c’est sûr. On ouvre la boîte à musique du livre, et le chant poétique entre directement par vos yeux dans votre tête sans passer par les oreilles alors que vous entendez la voix de celle ou celui qui murmure, vocalise, vocifère, tisse et met en bouche son fricot. Il y a des dérives dues sans doute au tour pervers que joue notre société du spectacle. Il paraît que les gens lisent moins, que le livre disparaît, que la poésie végète en France dans quelques serres invisibles, que la littérature doit se départir de sa complexité intrinsèque etc. Pey dit que le texte est un fil qui raccommode la langue et qui sort de la bouche malgré le crime commis - ce fil vibrant de la lettre, l’être musiqué.es dont le son vient dire et réparer l’amour meurtri, la beauté violée. Enfin, je dois déformer un peu sa pensée mais c’est ce qui me reste et fait sens de sa vision du mythe de Philomèle en moi. Tout ce détour pour vous répondre que je crois qu’il n’y a pas d’incompatibilité entre le texte et son oralisation. C’est une affaire quasi éthique. Pey, Tarkos, Gherasim Luca... est-ce une lecture ? Une performance ? Je crois que c’est un texte avec variations écrit pour leur voix. La preuve : la plupart du temps, on ne voit pas leur livre. Il est inscrit en eux et vient vers vous dès qu’ils ouvrent la bouche. Le texte se dévide depuis leur bobine qui tire la langue aussi ténue et poissonneuse qu’un fil de pêche. Quand d’autres inventent une oralisation en toc à renfort de gesticulations ou musak d’accompagnement au service d’un texte sans parole. Et puis, comme Trintignant, il y a les lecteurs à voix haute. Simplement ça. Une autre manière d’ouvrir le livre et de s’ouvrir aux autres, non ?
Pour ce qui est de la chanson, le texte chanté à dessein... pour vous répondre, à partir de votre exemple, celui de Mort de Louis, il vient agacer plusieurs cordes sensibles. Celle de mon goût pour La Chanson, sa puissance d’impression, comme vous dites... c’est toute la force de la ritournelle, le ver d’ouïe qui vous fore l’oreille en tournant sur lui-même. Seulement, il y a des vers parasites ou ténias et puis de fertilisants lombrics ou encore les soyeux, les lents bientôt promus Bombes X. Encore cette histoire morale du verbe et de la verve. Et puis la corde sensible de la fantaisie et celle du chef d’œuvre, au sens artisanal, celui du compagnon ébéniste. Avec Aux Gueules Des Panthères, Clément Venet, mon compère qui chante la plupart des titres et les compose tous, nous avons eu à cœur de réellement mettre en œuvre une fusion voix-poème-musique, avec la volonté d’être envoûtants, cependant audibles et lisibles...désir aussi d’accoucher d’une œuvre ouverte et ouverte à toutes les voix : chantée, soufflée, murmurée, parlée, masculine comme féminine (Aurélie Schneider, pour ne pas la nommer). Vos sensations et sentiments que vous rapportez après écoute ne peuvent que nous agréer. Ainsi cette lecture que vous faites des deux vers inauguraux en déplaçant élision et diérèse dans le mouvement de votre pensée et celui de vos sens, votre état d’esprit du moment. Mouvement venant épouser celui de la ritournelle, qui si elle n’est pas une scie, un saucisson, un tube (expression inventée par le Vian chansonnier), vient nourrir un sillon spiralé en fertilisant votre ouïe... jamais exactement au même endroit... en sorte que vous faites votre nid au cœur de notre sonnet, nos chansonnettes. Grâce à vous, j’aime me raconter ce genre d’ariette... que je ne suis pas près d’oublier !
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