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Alain Kewes (éditions Rhubarbe) répond aux questions de Marilyse Leroux.

dimanche 8 avril 2018, par Cécile Guivarch

Plus connu comme nouvelliste que poète (tu as reçu par exemple le prestigieux Prix Prométhée en 1997), tu te définis comme un « papoète », que veux-tu dire par là ?

Pour commencer, je voudrais mettre un petit grand bémol : aucun nouvelliste, pas plus d’ailleurs qu’aucun poète, n’est « connu ». Et pour ma part, je prends ça plutôt comme une chance parce que la notoriété crée, me semble-t-il, des distorsions dans la liberté de création (l’attente du public, celle de l’éditeur, des libraires, une certaine responsabilité économique). N’oublions pas que Musso, Lévy ou Nothomb font vivre des centaines, peut-être des milliers de personnes, que d’eux dépend qu’elles aient ou pas un revenu, qu’elles mangent. Je n’aimerais pas avoir à assumer cette responsabilité écrasante. Le grand avantage des poètes et des nouvellistes en particulier, c’est que leur travail n’intéresse pas grand monde. Ceci étant posé, oui, c’est vrai, j’ai publié plusieurs recueils de nouvelles, certains primés, et jamais de poésie sauf dans de rares revues et ça remonte à longtemps. Il y a donc prescription. La raison en est à la fois très simple et complexe, selon le temps qu’on se donne pour l’exposer. Il importe déjà de bien se connaître, d’avoir une idée, de ses compétences peut-être, mais aussi de sa musique intérieure, de son rythme. Tel donnera sa pleine mesure dans le roman, tel autre dans le haïku. Moi, c’est dans la nouvelle. Je ne m’interdis pas d’explorer d’autres formes, mais je sais que j’y serai moins efficace, moins naturel, spontané. Or cette notion de spontanéité est essentielle. Il m’est arrivé, il m’arrive encore parfois, de m’asseoir à ma table avec l’intention d’écrire un poème mais cette intentionnalité condamne l’entreprise avant même d’avoir écrit le premier mot. Je me vois faire, je me regarde faire, et fatalement, je me fais rire, d’où ce mot de « papoète » qui dit assez bien, je crois, l’artifice du projet, un peu comme on se déguise. C’est très amusant, ça peut être astucieux, bien vu, bien tourné, mais ça n’est jamais sérieux. Ce que j’ai pu écrire de plus acceptable en matière de poésie ressort précisément du jeu oulipien, de l’exercice à contrainte. Quelques aphorismes aussi, mais qui sont des fulgurances sans suite. Quand je m’assois à ma table sans aucun projet, sans savoir ce qui va couler du stylo ni vers où je vais, cela sort en prose et se tarit au bout de quelques pages. Bref, la nouvelle est mon rythme naturel. Jusqu’à preuve du contraire.

Pour ma part, je trouve qu’il y a beaucoup de poésie dans tes nouvelles, quel lien fais-tu entre ces deux « genres » ?

Si je n’écris pas de poésie, je la tiens pourtant dans la plus haute estime. J’en lis beaucoup, et j’en perçois la radicale étrangeté, altérité, comme dit Guillevic. Peut-être le fait d’être nouvelliste permet-il cela. Car le lien est très fort entre les deux. C’est d’abord l’attention au mot signifiant, la chasse perpétuelle qu’on fait au « joli », au ronronnant, à la fioriture inutile, à la digression ou au contraire à l’explicitation. Nouvelle et poésie sont l’art d’en dire le plus possible avec le moins de mots possibles, l’art aussi de laisser au lecteur la liberté d’investir, de compléter, de marquer de sa patte ce qu’il lit tout en lui interdisant le contresens. Trop elliptiques, évasifs, un poème ou une nouvelle ne sont que des fourre-tout émotionnels, comme les taches des tests de Rorschach ne sont pas de la peinture. Trop explicites, univoques, ils ne sont qu’un caillou poli sans faille dans laquelle s’installer en tant que lecteur pour y habiter. Qu’il y ait de la poésie dans mes nouvelles me fait donc très plaisir mais ne m’étonne pas tant que ça : c’est le même souffle qui est à l’œuvre, la même ligne de crête qu’on suit entre deux précipices : celui de la facilité, du laisser couler, de la dictée d’une hypothétique et forcément parfaite inspiration qui peut aboutir à des textes touchants, émouvants, sincères mais qui ne sont pas des écritures, et celui du travail qui se voit, de l’artifice, qui donne des produits d’artisanat dont on admire la facture, parfois la difficulté, mais qui ne bousculent rien en nous, ne nous concernent pas.

Quels poètes ont marqué ton parcours ? J’ai remarqué que tu as une grande connaissance de la poésie contemporaine, comment la définirais-tu ? Quels en sont les enjeux, si enjeux il y a ?

Mon « parcours » a d’abord et pendant longtemps été classique. J’ai aimé et j’aime encore toutes les poésies des siècles passés, de Villon à Apollinaire, de Louise Labé à Renée Vivien, avec l’arrêt prolongé qu’on imagine, adolescent, du côté de Baudelaire ou Laforgue (plutôt que Rimbaud, personnellement). Si j’ai mes préférences, aucune période n’est sans poésie, célébrissime ou méconnue, et je continue de découvrir des trésors. Ma connaissance de la poésie contemporaine n’est pas si grande parce qu’elle est relativement récente, d’une part, elle tient en grande partie à mon compagnonnage avec Jacques Morin et sa revue Décharge, mais aussi parce que par définition, le contemporain est en perpétuelle mutation. Chaque jour des noms apparaissent, des formes nouvelles, inédites, qui m’émeuvent, m’intriguent, remettent en question ce que je croyais savoir de la poésie. Tout ne se vaut pas, bien sûr, mais chaque piste explorée, chaque sentier qui se dessine vaut la peine d’être emprunté, quitte, s’il déçoit, à l’abandonner après quelques recueils, sans que s’attache à cet abandon, de sentiment d’échec, de temps perdu, de frustration. Il aura été beau de suivre un moment telle voix, d’y avoir cru, d’y avoir pris plaisir et gagné sonorités nouvelles. Il est bien sûr impossible de définir la poésie contemporaine, sauf à décomposer le verbe : la dé-finir, comme on dirait l’infinir.
Comme éditeur, je reçois de très nombreuses propositions, des manuscrits qui ne sont pas encore des livres et dont le sort tient en partie à moi (en partie seulement, parce que ce que je refuse peut très bien être publié ailleurs ensuite, et tant mieux). En un sens l’éditeur est celui qui marche sans savoir si le chemin va s’embourber à la page suivante ou déboucher dans une clairière où la lumière va le bouleverser. Est-ce important ? Y a-t-il un enjeu ? Je ne le crois pas. L’enjeu est pour le poète, bien entendu, mais le poète peut avoir le sentiment d’avoir pleinement réussi sa quête alors que les saveurs qu’il rapporte ne seront aux autres que ragoût indigeste. A l’inverse, il peut aussi sortir de l’écriture d’un livre avec un profond sentiment d’échec alors que moi j’en serai soulevé. Quel autre enjeu peut-on imaginer que le bonheur d’avoir écrit ? Le succès ? La notoriété ? L’argent ? Allons, soyons sérieux. Un poème ne changera jamais le monde, où s’il le change pour un lecteur, pour cent, pour mille, cela ne signifierait aucunement qu’il est réussi. Il en est de parfaitement insipides, pétris des plus nobles intentions politiques ou sociales. Il y a de très mauvais poèmes qui soulèvent les foules. En fait, il y a plus de très mauvais poèmes qui soulèvent que de bons : une bluette farcie de clichés, de rimes attendues, peut sincèrement, authentiquement, changer la vie de ceux qui l’entendent et se l’approprient. Un poème peut sauver une vie ou au moins éclairer une journée, mais cela a si peu à voir avec ce qu’on appelle bon ou mauvais. Le seul, le véritable enjeu est intime, affaire privée entre l’auteur et lui-même, ou entre le lecteur et ce qu’il lit. Et nous n’en pouvons rien savoir. Et j’en reviens au début : tant mieux ! Chaque écrivain, s’il est honnête, ne devrait avoir pour seul enjeu que d’écrire au plus juste ce qui bouillonne et affleure en lui. Je pense à Garcia Lorca, emblème de l’Espagne républicaine. A-t-il écrit contre ou pour telle ou telle cause ? Non, il a écrit des poèmes d’amour, les plus modestes qui soient, mais les plus bouleversants aussi dans leur simplicité même. Son enjeu était poétique et c’est en cela que réside sa force, son invincibilité, même contre les fusils.

Tu publies aux éditions Rhubarbe que tu as créées en 2004 des poètes connus, d’autres moins. Comment les choisis-tu ?

C’est simple : je les prends au mot, je les choisis à l’aveuglette de ma lecture. Je ne publie que ce que j’aime et si on peut parfaitement critiquer mes choix, on ne peut pas nier que je les ai choisis et cela me suffit. Bien sûr, la réputation d’une maison d’édition se construit livre après livre et se fonde sur l’adhésion du plus grand nombre de lecteurs aux choix qu’elle opère. Mais je me refuse à faire de cette adhésion un préalable. Cela reviendrait à faire des études de marché, à humer l’air du temps, à deviner qui, ou ce qui, « marchera » demain (ce qu’on appelle le flair), à prétendre donner aux lecteurs ce qu’ils aiment déjà. Plus modestement, plus empiriquement, je flaire les textes et si leur parfum me plaît, je les publie en pariant que je ne serai pas le seul. Tout pari s’expose à la déception du tirage. Si je me trompe, je reste avec le tirage sur les bras et ne m’en prendrai qu’à moi-même de n’avoir pas su faire partager mon enthousiasme. Par chance, mon goût est assez éclectique, de sorte qu’un échec éventuel ne saurait engager les autres livres que je publie. Je ne crois pas qu’on puisse dire « je n’aime pas la poésie que publie Rhubarbe », il n’y a pas de style, d’école, de chapelle Rhubarbe.

Tu demandes parfois à tes auteurs romanciers, nouvellistes, de retravailler leurs textes. Le fais-tu aussi pour les poètes ? Le poème pour toi est-il sacré ?

Sacré, non, mais la beauté d’un poème, ce qui fait qu’il va ou non me plaire, est un tout difficilement séquençable, un équilibre fragile. Alors c’est vrai, je fais moins retravailler les poèmes que la prose, parce que supprimer un adjectif, éviter une répétition, etc. peut parfois faire s’écrouler tout l’édifice. Je reconnais volontiers que j’atteins là les limites de mes compétences. Faute d’être poète moi-même, je ne sais pas toujours d’où me vient une vague insatisfaction, un sentiment d’imperfection, et comment y remédier. Dans ce cas, soit je refuse le poème en bloc, à l’instinct, soit je renvoie la patate chaude à l’auteur en tentant de lui faire part de ce que je ressens. A lui de me convaincre, mais je ne lui suis pas d’un grand secours.

Que penses-tu de la situation actuelle édition/diffusion ? De nombreuses voix féminines sont présentes dans ton catalogue, quelle place te semblent avoir les poètes femmes dans le panorama poétique ?

Au-delà des banalités d’usage sur la place de la poésie dans les médias, sur les rayonnages des libraires, etc., je crois que nous vivons un âge d’or du poème. D’une part, il y a une multiplicité de moyens de diffusion, en ligne, sur papier chez une très grande quantité d’éditeurs ou en autoédition, et à l’oral à l’occasion de lectures, proférations, mises en musique et autres. D’autre part, il y a une adéquation, une conjonction historique, de la forme poétique à la nécessité de dire. Rarement « ce qui veut sortir » n’a autant qu’aujourd’hui pris naturellement forme de poème. Je ne l’explique pas, en tout cas ma psychologie de comptoir n’a pas d’intérêt, mais je le constate et m’en réjouis. Bien sûr, comme tout éditeur, je trouve qu’il se publie trop de livres, que ceux de Rhubarbe s’en trouvent noyés dans la masse, mais justement, chaque éditeur, chaque poète, pense de même et peut légitimement me maudire de contribuer à la masse. Même si mon comptable râle, je ne vois que matière à me réjouir que la poésie, dans son ensemble, dans son altérité, soit si vivante. Il y a pire que d’être lâché affamé en plein cœur d’une pâtisserie sans surveillance. Et la poésie ne fait pas grossir.

Quant à la deuxième question, elle m’a toujours semblé biaisée. De quoi parle-t-on ? S’il s’agit d’écriture spécifiquement féminine, je suis dubitatif. Existe-t-il une manière féminine et une autre masculine de choisir et d’agencer les mots, et si oui, s’excluent-elles au sein d’un même individu ? Une femme ou un homme ne pourraient-ils puiser à l’occasion, consciemment ou inconsciemment, dans leur part secrète, si tant est que ces écritures distinctes existent ? Il s’agit là d’un débat de neurolinguistique et je ne suis pas compétent. Mais si la question porte sur la place des auteures femmes dans le paysage poétique, indépendamment de la nature de leur écriture, je suis tout aussi dubitatif. A l’estime sans preuve formelle, je dirais qu’elles sont aussi nombreuses que les hommes à écrire et à publier, d’une manière ou d’une autre. En tout cas je reçois à Rhubarbe autant et même un peu plus de manuscrits écrits par des femmes que par des hommes. Et j’en publie autant, et même un peu plus aussi.
Reste la dernière acception de la question, celle qui fait débat et polémique : cette présence égale, voire un peu supérieure, des auteures est-elle perçue, reconnue, médiatisée ? J’aurais tendance à revenir au tout début de cette interview : aucun poète, qu’il soit homme ou femme, n’est connu du grand public, une infime minorité, hommes ou femmes, trouve place chez les très gros éditeurs et ce ne sont de toute façons pas eux, pas elles, qui « font » la poésie contemporaine, laquelle justement est ailleurs, chez les petits, les revues en ligne, dans les bibliothèques, les salons, les places de villages. Et là, bien malin qui pourrait dire si dans cette foule bouillonnante, fluctuante, insaisissable, de la création permanente, il y a plus de femmes que d’hommes. Je sais bien évidemment que les feux de la rampe ne se portent pas de façon égale sur les poètes hommes et femmes, que peut-être les subventions et bourses ne se répartissent pas équitablement (je n’en sais fichtre rien, n’en ayant jamais demandé), que les manuels scolaires, les noms de squares, les commémorations officielles font la part belle aux hommes mais j’aimerais qu’homme ou femme, nous aspirions à autre chose qu’à cette vaine gloriole. Cadou est-il plus grand au nombre d’écoles portant son nom ? Un portrait en page locale du journal donne-t-il certificat de poète ? J’aimerais que nous placions notre ambition dans les enjeux d’écriture seulement. Peut-être est-ce parce que je suis homme ? Ta question me laisse perplexe, sans voix.


TEXTE INÉDIT D’ALAIN KEWES

LE PALAIS ROUGE

Mon oncle était un grand artiste. Même si mes yeux se sont un peu usés depuis à la lumière du monde, je persiste à croire qu’il n’avait pas son pareil pour ciseler une histoire, tout à la fois crue et tendre, brute et délicate. S’il était avant tout poète, il avait pourtant le mot rare, bougon, forgé dans le matériau le plus ordinaire. Il n’en reste rien et c’est aussi bien.
Car mon oncle parlait avec ses mains. De vraies mains d’artiste, puissantes, larges, rougeaudes, couturées de cicatrices. Je ne me lassais pas de les observer aux premières lueurs de l’aube, dans le silence ponctué de cliquetis de son atelier. Elles opéraient avec précision, sûres d’elles-mêmes, rognant ici un addendum inutile, extirpant là la substantifique moelle d’un ensemble indigeste. Mon oncle sculptait par évidement de larges blocs qu’il allait chercher dans le coffre-fort où ils attendaient parfois depuis plusieurs jours qu’il les travaille, les affine, les rende aimables, tout comme le nouvelliste mûrit longtemps une histoire dans sa tête avant d’en gratter impitoyablement le gras des belles phrases et les tournures creuses.
Ce coffre-fort était vaste comme une salle à manger. J’ai souvent rêvé de m’y laisser enfermer mais l’obscurité qui devait y régner, une fois la lourde porte refermée, refroidissait mes ardeurs à me coltiner avec la matière brute aux formes un peu inquiétantes qui en constituait le trésor. Ce n’était qu’une velléité sans volonté. Désirais-je confusément que mon oncle me travaille, m’affine, me rende aimable, moi aussi ? Désirais-je ne peser qu’une plume sur son épaule, porté jusqu’à la table de son atelier ? Sait-on ce qui traverse l’esprit d’un enfant, eût-on été soi-même cet enfant.
Plus raisonnablement, je me tenais à ses côtés, heureux de lui tendre les instruments de son art, heureux de l’assommer de questions, de porter, de déplacer, de tenir, de me remplir les yeux de ses gestes. Il y avait une infinie douceur dans sa manière de toucher, de caresser, et aussi une force à laquelle rien ne résistait, quand c’était nécessaire. Mais cette énergie pour manipuler une pièce qui pouvait peser plusieurs dizaines de kilos, pour la retourner en l’air, tel un pizzaiolo, ne paraissait pas tant résider dans les mains qui lançaient et réceptionnaient, ni même dans les bras qui donnaient l’impulsion, que dans le corps tout entier. Encore qu’il n’eût du King Elvis que les côtelettes (et les siennes avaient nettement tendance à grisonner), mon oncle évoluait autour de son établi comme un chanteur de rock ‘n’ roll sur la piste. Ses déplacements, ses déhanchements dessinaient dans l’atelier une chorégraphie animale, sauvage et maîtrisée à la fois, un pas-de-deux qu’à huit ans, je ne pouvais évidemment identifier comme amoureux.
C’est pour l’attendrir, me disait-il, en assénant des claques sonores à la viande. Et sous ses doigts rouges, les bavettes, les tendes de tranche, les filets et les aloyaux s’alanguissaient, en effet. Débarrassés de leurs scories, nerfs ou éclats d’os, les morceaux prêts à être détaillés rejoignaient de fins plateaux de porcelaine blanche que je portais à la chambre froide comme le page la couronne de son roi.
Les suivaient gigots et cuisseaux, côtes et palerons, macreuses et onglets, queue, poire, merlan, mouvant, araignée, baronne et cent autres pièces plus délectables à mes yeux. Du rose très pâle au brun-roux, jusqu’au noir du boudin, toute la palette des couleurs chaudes envahissait la boucherie. Si je n’avais montré en toute circonstance le sérieux d’un pape et l’application d’un apprenti, j’aurais sans doute rêvé de m’enfoncer dans cet amoncellement, d’y plonger les bras et d’y retrouver quelque chose de la chaleur d’un ventre perdu. Jamais plus, je n’ai assisté à un spectacle aussi troublant que la mise à nu en quelques minutes d’un os long ; au dépouillement tout en courbes d’une anatomie. Dans ces gestes-là, mon oncle devenait dessinateur, croquant en traits rapides un portrait indiscret jusqu’à l’impudeur. Peut-être le tondeur de brebis a-t-il même science des corps mais l’os nettoyé est infiniment plus nu qu’une peau, fût-elle glabre. Le tondeur se contente de copier fidèlement, au plus près, une forme. Il décalque. Le boucher la révèle, la crée.
S’il avait pour le veau, délicat et cher, l’attention d’un père, pour le porc, la sévérité joueuse du maître avec son compagnon canin, et pour le bœuf, la considération et le respect d’un égal, je ne me souviens pas que mon oncle ait jamais fréquenté les poulets ni les poulettes, coqs ni chapons, ni rien de se qui constitue une basse-cour. Sans doute, en ces temps-là, y avait-il encore un volailler dans la petite ville. Les viandes blanches eussent été incongrues dans son palais rouge dont il réglait, du jardin de la chambre froide à la cour de la boutique, sur une scène pour moi seul éclairée, les entrées et les sorties. Petit homme à tout faire, j’étais dans le secret des dieux, j’enclenchais des machineries tranchantes, je transportais des seaux, ouvrais les portes des fours, mettais d’une branche de persil la touche finale à la pourpre d’un costume.
Mais le plus extraordinaire restait à venir. Car si la boucherie était l’art du nouvelliste, la charcuterie était celui du poète. Là, les viandes étaient d’abord détaillées, hachées jusqu’au mot, point de départ de toute création. La suite était une savante composition, harmonie de saveurs, de couleurs, de force et de douceur, parfums mêlés qu’une cuisson ou une fumaison, parfois, exhaussaient. Il s’agissait certes de poésie classique, l’époque n’avait pas encore inventé les formes libres qui aujourd’hui étonnent, ravissent ou déconcertent l’amateur. La saucisse, le boudin, le salami ou la rosette étaient tous contenus dans le cylindre parfait d’un boyau. Si la lyonnaise s’enroulait, c’était, à la manière d’un virelai, une convention ancestrale. Mais c’est le cylindre droit qui s’imposait presque toujours, véritable sonnet charcutier. Et si la mortadelle osait le vers de 18 pieds quand le gendarme se contentait de l’hexamètre, le diamètre du saucisson à l’ail en était l’alexandrin. J’étais fasciné par l’art d’enfourner les mots dans ce cadre inéluctable qu’aucune exception ne venait boursoufler. Encore le boyau translucide, que j’avais parfois l’insigne privilège de fixer à la machine créatrice, était-il aussi long que l’inspiration avant que mon oncle, avec un sens très sûr, ne le divise en tronçons d’environ 14 vers d’une rapide pirouette qui me faisait rire aux éclats.
Les viennoises croquantes étaient d’amusantes épigrammes, le boudin m’inspirait des pensées licencieuses, la lyonnaise avait l’admirable fadeur des élégies, la mortadelle ce coté barbant de la poésie didactique. Le salami aux couleurs trop tendres, avait la candeur d’un Lamartine, la saucisse à cuire les lueurs sombres de Baudelaire. Quant aux terrines et aux pâtés, qui ne s’affranchissaient du boyau que pour se fondre dans un moule plus rigide encore, c’étaient autant de Légende des siècles, poèmes épiques qui mûrissaient et gonflaient lentement au four du temps. J’ai beaucoup lu chez mon oncle. Je m’y suis pénétré de la chair des mots. J’y ai appris la patience et la rigueur d’écrire.

Mon oncle était artiste. Il ne l’a jamais su.


BIOGRAPHIE

Né à Forbach (Moselle) sous la Ve république (de peu), habite à Auxerre où il est documentaliste dans un lycée professionnel depuis une trentaine d’années.

Parallèlement à sa vie privée, a connu trois grandes phases littéraires. Même si aucune n’exclut absolument les deux autres, celles-ci s’en sont trouvées tour à tour mises en sourdine :
• Auteur, principalement de nouvelles, dès la fin des années 70’
• Lecteur public, modérateur de débats et organisateur de manifestations littéraires de 2001 à 2006
• Éditeur (éditions Rhubarbe). Site : http://www.editions-rhubarbe.com/
Quelque 130 livres parus entre le printemps 2005 et le printemps 2018 : nouvelles, récits, romans, poésie, théâtre…
« rhubarbe : n.f. (du bas lat. rheubarbarum, racine barbare). Feuilles monstrueuses, tiges acides, le potager littéraire connaît bien ces textes inclassables, sauvages, allant à l’encontre de la production habituelle de leurs auteurs. On peut les couper à ras : ils repoussent aussitôt. Autant les donner à lire. »

BIBLIOGRAPHIE

- Nouvelles

  • La vaisselle, éditions L’abattoir/La Mandragore 1994, Prix Destination inconnue
  • Le geste manqué de l’amant, éditions du Rocher, 1997, Prix Prométhée de la nouvelle, préface d’Alain Absire
  • Les cuisses blanches de la nuit, Fer de chances, 2002
  • Quand ça veut pas, éditions Gros Textes, 2002
  • Moi aussi, nouvelle, Rhubarbe, 2004
  • Ce n’est pas mon visage, Le Bruit des autres, coll. Encres vagabondes, 2011
  • Dix ans de ma vie, Rhubarbe, 2014
  • Le Bigre bang, les mystères de la Création (avec Marilyse Leroux), Gros Textes, 2015
  • Une trentaine de publications en revues et anthologies collectives, en particulier dans Le livre d’où je viens, et Le livre invisible, éditions Le Castor astral.
    Nouvelles traduites et publiées en chinois et en serbo-croate

- Poésie
Textes parus dans Parterre verbal, Encres Vagabondes, Poésie/première, l’Igloo dans la dune, Comme ça et autrement, Nard, Comme en poésie, A l’Index, Cabaret...

- Chroniques et notes de lectures
dans plusieurs journaux et magazines dont, principalement, la revue Décharge.


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