Entretien avec Laurent Fourcaut, rédacteur en chef
Nous étions côte à côte au Salon de la revue de cette année 2018, ce qui nous a permis de discuter et de mieux connaître Place de la Sorbonne, mais pouvez-vous ici raconter comment est née cette revue, pour quelle nécessité ?
La revue est née d’un projet que j’ai conçu en 2010, alors que j’étais en poste à l’IUFM de Paris (devenu depuis l’ESPE), où j’étais aussi en charge de l’action culturelle. Le projet s’est concrétisé en 2011, grâce à l’appui du Service culturel de l’université Paris Sorbonne-Paris IV, à laquelle l’IUFM venait d’être intégré. Michel Viel – hélas décédé peu de temps après – et Yann Migoubert, qui dirigeaient ce Service, m’ont prêté main forte. Avec le soutien financier de l’IUFM et de Paris IV, le premier numéro de Place de la Sorbonne a pu paraître au printemps 2011.
La fondation de cette revue de poésie contemporaine visait deux objectifs. D’une part, elle serait un lieu de création pour la poésie vivante, qu’elle soit française ou étrangère, sans aucun esprit de chapelle ni parti pris esthétique : nous entendions faire place à tous les courants et témoigner ainsi de la grande vitalité et de l’extrême diversité de la poésie contemporaine. D’autre part, puisque c’était une revue universitaire, elle offrirait aussi au lecteur divers éclairages – commentaires, analyses, comptes rendus, études diverses – sur cette poésie, souvent mal connue, parfois considérée comme difficile d’accès.
Une précision importante : contrairement à la représentation que certains se font de Place de la Sorbonne, ce n’est pas une revue ouverte aux seuls universitaires ! Tout poète, quel qu’il soit et d’où qu’il vienne, peut envoyer des textes au Comité de rédaction.
Les membres de Place de la Sorbonne sont-ils tous des universitaires ou bien comptez-vous des exceptions ? Vous pourriez nous écrire un petit mot sur chacun des membres afin que nous puissions mieux les connaître, et savoir comment vous êtes organisés entre vous ?
Le Comité de rédaction de Place de la Sorbonne compte quatorze membres. La plupart sont en effet universitaires, mais pas tous. Catherine Fromilhague et Gérard Berthomieu sont tous deux d’éminents stylisticiens, ils enseignaient à Paris-Sorbonne où ils ont animé des ateliers d’écriture poétique en compagnie de poètes comme Jean-Pierre Lemaire et Lionel Ray. Christian Doumet y est professeur ; il est notamment spécialiste de Victor Segalen ; il est également essayiste, poète et romancier. Laure Michel y est maîtresse de conférences ; elle est l’auteure d’une thèse sur René Char et travaille sur la poésie contemporaine. Denis Labouret, maître de conférences habilité à diriger des recherches dans cette même université, travaille notamment sur les œuvres de Jean Giono et de Romain Gary, et plus généralement sur la littérature française contemporaine. Irène Gayraud, également maîtresse de conférences à Paris-Sorbonne, est l’auteure d’une thèse sur les Chants orphiques européens ; elle est traductrice, et poète. Guillaume Métayer est chargé de recherches au CNRS, spécialiste de Voltaire, des rapports entre littérature et philosophie, et aussi de littérature hongroise, qu’il traduit ; il est responsable de la poésie étrangère au sein du Comité de rédaction ; il est également poète. Jeanne-Antide Huynh a été PRAG (professeure agrégée en poste dans l’enseignement supérieur) de lettres modernes à l’IUFM de Paris ; elle est l’auteure de plusieurs ouvrages de didactique du français. Christiane Herth est PRAG d’arts plastiques à l’ESPE de Paris, auteure d’une thèse sur l’enseignement des arts plastiques ; elle a naturellement la responsabilité de la rubrique « Contrepoints » dont il sera question plus loin. Katia-Sofia Hakim, notre benjamine, est PRAG de musicologie, doctorante contractuelle à Paris-Sorbonne, et poète. Yann Migoubert, professeur agrégé de lettres classiques, est chef du Service culturel de Paris-Sorbonne (désormais Sorbonne Université) ; il est directeur de publication de la revue. Pierre Maubé a été bibliothécaire à l’IUFM de Paris et est désormais directeur des affaires culturelles de la Communauté de communes Cœur et Coteaux du Comminges ; il est aussi poète. Jean-Michel Platier est attaché principal de l’administration de l’État ; il est éditeur, et poète. Quant à moi, j’ai été professeur à l’IUFM de Paris et suis désormais professeur émérite de Paris-Sorbonne ; je suis spécialiste de Giono, de Simenon et de poésie contemporaine – et poète. Je suis le rédacteur en chef de Place de la Sorbonne, et c’est en cette qualité que je réponds à vos aimables questions.
J’ai signalé au passage le rôle particulier de certains au sein de Place de la Sorbonne. Tous participent aux délibérations du Comité de rédaction, collaborent aux différentes rubriques de la revue, prennent part aux diverses activités dans lesquelles elle se trouve engagée (marchés de la poésie, salons, lectures…).
Le volume 8, qui est le dernier, comprend un peu plus de 300 pages, mais le numéro d’avant était encore plus conséquent, cela doit demander un travail considérable de mettre au point chaque numéro, la revue étant annuelle, si je ne me trompe pas. Alors je suis curieuse de savoir comment se constitue chaque numéro... Vous nous en parlez ?
Les textes de création se répartissent entre « Poésie de langue française » et « Langues du monde », pour la poésie étrangère. Depuis le n° 7, cette dernière rubrique est consacrée à la poésie d’une langue donnée : poésie germanophone (n° 7), poésie des langues d’Espagne (n° 8), poésie de langue italienne (n° 9). Nos interlocuteurs, pour ces numéros spécialisés, ont été les UFR des langues correspondantes de Paris-Sorbonne – mais une revue italienne pour le n° 9. À compter du n° 10, « Langues du monde » devrait revenir à des formules plus diverses, plus souples. Quant aux poèmes de langue française, nous les choisissons – sur la base d’un examen au sein du Comité de rédaction – parmi les nombreux envois (de plus en plus nombreux, à mesure que la revue se fait mieux connaître) que nous recevons ; mais il arrive aussi que nous demandions à telle ou tel poète de nous confier des textes inédits. En outre, nous publions dans chaque numéro le texte du lauréat, ou de la lauréate, du prix Place de la Sorbonne du Concours international de poésie de Sorbonne Université.
Les autres rubriques sont de commentaire et d’analyse, revue universitaire oblige. « L’Invité » est un(e) poète ou un(e) spécialiste de poésie contemporaine qui donne librement son point de vue sur tel ou tel aspect de la production actuelle. « L’Entretien » est réalisé à partir de questions que nous adressons à un poète ou à un éditeur de poésie – par exemple Antoine Jaccottet pour Le Bruit du Temps ou Bruno Doucey pour les éditions qui portent son nom (dans le n° 9). « Contrepoints » propose des œuvres d’un(e) plasticien(ne) contemporain(e) – j’y reviens plus loin. Dans « Vis-à-vis », un membre du Comité commente un choix de textes d’un poète de quelque importance, ainsi Catherine Fromilhague a-t-elle commenté des poèmes de Paul de Roux (n° 7), et Gérard Berthomieu en fera autant de textes d’Antoine Emaz, dans le n° 9. La rubrique « Échos » accueille des études sur un auteur, ou un courant, de la poésie d’aujourd’hui ; ce peut être aussi sur un ouvrage marquant de la période en cours – ainsi Thierry Roger nous a-t-il donné, pour le n° 8, un texte sur la récente anthologie d’Yves di Manno et Isabelle Garon Un nouveau monde (Flammarion). Dans « De l’autre côté du miroir », on lit des hommages à des poètes récemment disparus (John Ashbery et Evgueni Evtouchenko dans le n° 8). Enfin la revue propose de nombreux et substantiels comptes rendus, qui constituent souvent de petites études sur les livres recensés. J’oubliais : tout ensemble de poèmes publié donne lieu à une notice comportant une partie bio-bibliographique et surtout une analyse des textes concernés.
Les membres du Comité de rédaction collaborent à ces différentes rubriques, chacun(e) selon ses affinités et ses compétences propres. Mais nous faisons aussi appel à des collaborations extérieures à la revue, quand c’est nécessaire. Il appartient au rédacteur en chef de s’assurer de ces diverses collaborations, de réunir les textes, de les relire, et d’en faire un tout aussi abouti que possible.
« Poésie contemporaine de langue française », « Langues du monde », avec un dossier dans le numéro 8 consacré aux langues espagnoles, je vois l’importance d’évoquer la langue, mais surtout les langues. Souhaitez-vous nous en parler ?
La poésie, selon moi, repose sur un projet impossible : façonner, dans et par la langue, donc dans les mots, au moyen des mots, un accord, une sorte de continuum, avec ce « monde muet [qui] est notre seule patrie », selon la formule capitale de Francis Ponge. En d’autres termes, elle tente d’établir un contact avec le dehors du langage – le réel – depuis le langage même. Pour y parvenir, elle traite la langue comme un corps matériel/maternel (c’est le même mot), afin qu’elle devienne, à l’inverse de ce système abstrait qui nous coupe du monde (Lacan : « Le mot est le meurtre de la chose »), un bon conducteur du désir qui nous pousse vers le grand corps maternel du monde. De là ce paradoxe : l’ennemi n° 1 du poète, c’est le langage. Il faut qu’il le retourne comme un gant – c’est pourquoi j’ai parlé de « l’homéopathie poétique ». Ce qu’il fait en effet, avec plus ou moins de bonheur. Le poète est celui qui travaille à faire de sa langue – française, espagnole, anglaise, etc. – une langue maternelle, au sens littéral du terme. On comprend qu’il soit a fortiori particulièrement méfiant devant la multiplicité des langues : le mythe de la Tour de Babel n’est jamais loin. Son rêve est de réduire cette multiplicité, non certes à une langue, la sienne ou celle d’autrui, mais à une non-langue qui serait – autre mythe, bien sûr – une langue enfin naturelle. Prenez un grand poète contemporain comme Dominique Fourcade. Ses livres de poésie sont truffés de mots étrangers : d’anglais, d’allemand, d’italien, de latin… (voir en particulier Est-ce que j’peux placer un mot ?, P.O.L, 2001). Cela procède sans doute d’une visée cathartique : on convoque une pluralité de langues pour mieux s’en défaire et pouvoir, enfin, placer un mot au bon endroit, dans le corps maternel du monde importé dans/converti en le corps matériel du poème : « Est-ce que je peux placer un mot au col de l’utérus ? », lit-on dans le livre susmentionné de Fourcade.
Poésie contemporaine donc, mais que faites-vous de la poésie « classique » ?
Nous avons délibérément choisi d’axer Place de la Sorbonne sur la poésie contemporaine. Nous sommes partis du constat que, dans l’enseignement secondaire comme dans l’enseignement supérieur, cette dernière est trop souvent tenue à l’écart, voire ignorée, au profit de la poésie « classique » mais aussi de la poésie moderne : on entend en principe parler de Francis Ponge et de René Char – je m’en tiens à ces deux seuls exemples – sur les bancs du lycée. Or la poésie d’aujourd’hui a vocation à s’adresser au public d’aujourd’hui, l’enseignement ayant, tout du moins en droit, à jouer le rôle de médiateur.
Il reste que, dans les rubriques de commentaire et d’analyse que je listais plus haut, on est évidemment conduit à inscrire tel ou telle poète contemporain(e) dans une filiation, à le ou la découvrir tributaire d’un héritage. Comment parler de Ponge sans évoquer Malherbe et La Fontaine ? Dominique Fourcade a dit sa dette à l’égard de Bossuet et de Racine – mais aussi de bien d’autres, plus proches de nous.
La grande particularité que j’ai notée dans Place de la Sorbonne, c’est que vous écrivez une note critique sur chaque auteur ayant envoyé des inédits que vous avez décidé de publier. En quoi cela vous semble une particularité et en quoi cela vous semble important ? Quels sont les retours que vous font les auteurs à ce propos ?
En effet, chaque série de poèmes publiée fait l’objet, je l’ai dit, d’une notice, souvent substantielle. À ma connaissance, Place de la Sorbonne est la seule revue à procéder de la sorte ; cela tient assurément à sa nature de revue universitaire. Oui, c’est pour nous important, pour la raison que j’évoquais plus haut : les productions poétiques d’aujourd’hui sont souvent intimidantes, on les trouve difficiles à comprendre parce que, dans bien des cas, elles heurtent les habitudes de lecture. Or c’est le propre de toute poésie vivante (de tout art vivant, aussi bien) – bien ancrée dans son temps, mais aussi dans toute la tradition poétique – que de bousculer ces habitudes, déranger la syntaxe, tordre les formes dominantes de la représentation et de l’expression pour frayer sa voie, et sa voix propre, au désir contemporain – je veux dire puisant sa force et sa couleur dans le terreau social, culturel, voire politique actuel – qui habite quiconque se lance dans l’écriture.
Les notices de Place de la Sorbonne cherchent à définir, à chaud, la manière spécifique de l’auteur concerné, la façon qu’il a – et qui est à lui seul, s’il est vraiment poète – de tordre le cou à toutes les langues de bois pour forger sa langue du bois à lui (pour reprendre le décisif jeu de mots de Claude Nougaro dans sa chanson « Langue de bois »).
Les auteurs sont généralement très contents, bien sûr, d’avoir ce retour quasi immédiat sur leur écriture, leur travail. Souvent, ils n’en espéraient pas tant ! Souvent aussi, ils m’écrivent pour me demander l’adresse mail de l’auteur(e) de la notice, car ils souhaitent lui faire part directement de l’intérêt qu’ils ont pris à la lire, voire à se découvrir dans ce miroir qui leur est tendu.
Et d’ailleurs comment choisissez-vous les auteurs et textes que vous publiez ?
J’ai répondu plus haut à cette question. Il arrive que tel(le) membre du Comité suggère qu’on demande des textes – inédits – à tel(le) auteur(e). C’est l’une des deux sources auxquelles nous alimentons la « Poésie de langue française ». L’autre est donc constituée des envois spontanés émanant de poètes, d’ailleurs de toutes les générations. Chaque envoi fait l’objet d’un débat en Comité de rédaction. Il arrive que, les avis étant partagés, la discussion soit vive ! On se range alors à l’avis de la majorité. Parfois on s’accorde à reconnaître des mérites à un(e) jeune poète, sans que ses textes soient encore assez maîtrisés pour être publiés dans la revue. On les met alors sur le site internet de Place de la Sorbonne, dans la rubrique « Le pied à l’étrier » : c’est conçu comme un encouragement pour ce talent en herbe.
Vous avez aussi une rubrique « Contrepoints » qui présente le travail d’un artiste, mais pas forcément en collaboration avec un poète, quelle est donc votre intention ici ?
Dans cette rubrique « Contrepoints » nous publions des œuvres d’une plasticienne ou d’un plasticien, d’une ou d’un photographe. Il s’agit évidemment de mettre sous les yeux des lecteurs de la revue un exemple – parmi quantité d’autres, bien sûr – de création dans le champ voisin des arts plastiques. C’est assurément une incursion bien modeste dans ce champ-là. Mais les numéros se suivent et multiplient ainsi, de facto, les éclairages sur la peinture, le dessin, la sculpture, la photographie tels qu’ils se pratiquent aujourd’hui.
Vous êtes de bons lecteurs et produisez des comptes rendus des livres que vous avez lus, que vous avez envie certainement de défendre. Quelle est donc pour vous l’importance de rendre compte de ces livres ?
Les comptes rendus de livres de poésie, ou sur la poésie, que nous donnons à lire aux lecteurs de Place de la Sorbonne sont nombreux et surtout consistants. Comme vous le savez, la poésie contemporaine, en France, a un sort paradoxal : beaucoup d’auteur(e)s, nombreux éditeurs – grands, moyens, petits –, quantité de livres paraissant chaque année, mais une place dans les médias – journaux, magazines, ne parlons pas des radios ni des télévisions – très faible. Le rôle des sites internet, notamment de Poezibao, mais il y en a bien d’autres, des revues, qu’elles soient électroniques (de plus en plus nombreuses, et c’est très bien) ou « papier », est dès lors primordial pour assurer la visibilité de ces auteurs et de ces livres. Et, sur ces sites et dans ces revues, le rôle des comptes rendus et notes de lecture est décisif. Voilà pourquoi nous accordons une vraie place et une grande importance aux recensions dans Place de la Sorbonne. Avec, même, cette ambition que, les numéros se succédant, la somme de ces comptes rendus, en s’accroissant, forme ainsi de proche en proche une ébauche de cartographie de la poésie contemporaine, à laquelle on puisse se référer.
Enfin, quels sont vos projets pour Place de la Sorbonne ? Quelle est aussi votre vision de la revue avec le numérique, la digitalisation qui s’installe progressivement depuis deux décennies ?
Il y a un site internet de Place de la Sorbonne. Il est certainement à développer. Et nous avons depuis plusieurs années le projet de créer une version numérique de la revue. J’espère qu’elle verra bientôt le jour.
Quant à nos projets, ils sont de deux ordres. D’une part, nous cherchons toujours à faire connaître davantage la revue, tant dans le monde (nous avons instauré il y a peu une fonction, celle de correspondant de PLS dans tel pays étranger ; nous avons déjà une correspondante en Suisse) qu’en France. Il ne fait pas de doute que Place de la Sorbonne est de mieux en mieux connue, et appréciée pour ses qualités propres. Mais cela reste à développer. Nous présenterons bientôt PLS à la librairie Joseph Gibert, une des principales de Paris. Il faudrait le faire dans d’autres librairies, et pas seulement à Paris. D’autre part, nous avons entrepris récemment d’organiser des soirées de lectures avec la revue : une soirée « Autour de mai 68 : lectures poétiques », le 18 octobre dernier, et une autre, « Apollinaire aujourd’hui », le 8 novembre, veille du centenaire de la mort du poète. C’est, pour notre revue, une façon de se faire connaître de différents publics tout en s’inscrivant dans l’actualité.
Propos recueillis par Cécile Guivarch