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Les Imposteurs

samedi 31 octobre 2020, par Cécile Guivarch

Entretien avec Guillaume Richez par Isabelle Lévesque

 

 

© Elias Richez

 

 

 

Isabelle Lévesque : Sur votre blog, Les Imposteurs, nous sommes accueillis par une citation d’un célèbre écrivain de science-fiction, J.G. Ballard : « Nous vivons à l’intérieur d’un énorme roman. Il devient de moins en moins nécessaire pour l’écrivain de donner un contenu fictif à son œuvre. La fiction est déjà là. Le travail du romancier est d’inventer la réalité. » Le blog s’ouvre donc sur un monde de fiction. Or, il semble que vous parliez de plus en plus de poésie… Faisait-elle partie de votre projet originel ?

Guillaume Richez : J’ai créé Les Imposteurs il y a trois ans. Vous n’y trouverez pas de recension de recueils de poésie en 2017, une année encore marquée par des lectures de polars (année de la parution de mon thriller Blackstone). Mais si vous consultez l’article « Rétrospective 2017 : une année de lectures majeures », vous verrez que celui-ci s’ouvre sur Fragments d’un corps incertain de Jean-Marie Barnaud, une de mes plus belles découvertes cette année-là.
Quand j’ai créé Les Imposteurs, je n’avais pas d’autre idée en tête que de tenir une sorte de journal de bord de mes lectures. C’est véritablement en 2018 que j’ai trouvé la tonalité juste, ce que je voulais faire du blog. Le premier recueil de poésie sur lequel j’ai écrit est Les Ronces de Cécile Coulon, un livre qui a valu à son autrice le Prix Apollinaire. J’ai ensuite écrit sur Un privé à Tanger d’Emmanuel Hocquard et publié un entretien avec André Markowicz à l’occasion de la parution de L’Appartement écrit en pentamètres iambiques.

© Les Imposteurs

La poésie a toujours été présente puisqu’elle fait partie depuis toujours de mes lectures, mais je tiens à ce que Les Imposteurs ne soit pas un blog entièrement consacré à la poésie. Il existe d’autres sites spécialisés qui sont excellents. En revanche, les blogs où sont critiqués des pièces de théâtre, de la poésie, des romans, des polars, sont plus rares, à part celui de la librairie Charybde. Cette ligne « généraliste », j’y tiens. Et ces recensions, ces entretiens, ne sont pas sans liens les uns avec les autres non plus. C’est peut-être là mon ambition pour Les Imposteurs : créer un dialogue entre les œuvres, les auteurs, les poètes.

Isabelle Lévesque : Qui sont les « imposteurs » ? Les romanciers ? Les poètes sont-ils aussi des « imposteurs » ?

Guillaume Richez : Il y a une sorte de malentendu qui s’est créé à partir de ce nom. Cette incertitude me plaît. L’imposture n’est pas du côté des auteurs mais plutôt de celles et ceux qui écrivent sur les livres. Dans imposteurs il y a post, cet anglicisme souvent repris pour désigner une publication sur les réseaux sociaux. Les blogueurs ont mauvaise réputation par rapport aux journalistes. Dans mon (mauvais) esprit il était plutôt question de cela.

Isabelle Lévesque : Voyez-vous des points communs, des constantes, entre les livres qui vous donnent envie d’écrire à leur propos ?

Guillaume Richez : Ce qui est premier pour moi, avant même de choisir le livre que je vais lire pour Les Imposteurs, c’est l’écriture et non l’histoire racontée ni le sujet abordé. De l’argumentaire joint au service de presse, je ne lis pas le résumé du livre. L’histoire ne m’intéresse pas. Si je sens qu’il y a une véritable écriture, je vais mettre le livre sur le dessus de l’une des piles qui encombrent ma table de travail. Un livre sans écriture risque vite de m’ennuyer.

Comment savoir s’il y a une écriture avant même de lire le livre d’un auteur que je ne connais pas encore ? Je me fie à plusieurs choses, en premier lieu la maison d’édition. Je sais que je peux faire entièrement confiance à certains éditeurs et je privilégie les maisons d’édition indépendantes, ce qui ne veut pas dire que je ne lis pas de livres publiés par de « grandes » maisons, mais il est évident que Gallimard, par exemple, n’a pas besoin des Imposteurs pour faire connaître ses livres, alors que pour certaines petites maisons chaque publication compte. C’est aussi une position éthique.

Je ne peux pas lire tous les livres que je reçois et je n’écris pas sur tous les livres que je lis pour Les Imposteurs, par manque de temps essentiellement, mais aussi parce que je ne trouve pas toujours le bon angle d’analyse pour parler d’un livre. Il s’écoule en moyenne quatre à cinq mois entre le moment où je lis le livre et le moment où j’écris. C’est sans doute très long pour les éditeurs, les auteurs et les attachés de presse qui attendent cette critique.

Lorsque je lis, je prends des notes, je souligne des passages. Quand je ne prends aucune note, je sais que ne parlerai pas du livre. Je note des passages où l’écriture est la plus marquée.

Isabelle Lévesque : Parlez-vous des livres ou avec les livres ? Les considérez-vous comme détachés de leurs auteurs ou au contraire comme parties d’eux-mêmes ?

Guillaume Richez : J’aime cette idée de parler avec les livres. C’est une conversation, un dialogue avec les œuvres autant que les auteurs. C’est assez juste pour Les Imposteurs. Il y a cette idée de subjectivité affirmée, — ne pas effacer le « je » qui s’exprime. Inutile de feindre une fausse objectivité derrière des formules qui évincent la première personne. Cette subjectivité il faut au contraire la cultiver.

La question du rapport de l’œuvre avec son auteur est essentielle, pas seulement pour les récits d’autofiction. Quand j’écris sur un livre, je me concentre sur le texte lui-même que je cite pour l’analyse, sans prendre en compte des éléments biographiques. Mais il m’arrive de ressentir le besoin de dialoguer avec l’auteur. Par exemple, je n’avais pas trouvé le bon angle pour parler de Je suis quelqu’un, le premier roman d’Aminata Aidara. J’ai donc proposé à l’autrice un entretien.

Dans mes entretiens, mes questions portent essentiellement sur l’écriture, la biographie m’importe peu, elle éclaire rarement une œuvre. Je crois que l’on peut dire que les livres ne sont pas détachés de leur auteur dès lors qu’il y a une véritable écriture, qu’il y a œuvre, justement.

Isabelle Lévesque : Dans Qu’ils crèvent les critiques ! (Les Solitaires Intempestifs, 2018), Jean-Pierre Léonardini définit ainsi le rôle du critique (de théâtre) : « piquer la curiosité de ceux qui n’ont pas les clés, tempérer les louanges excessives, tirer de l’ombre des mérites moins apparents, démasquer les impostures petites et grandes ». Cela pourrait-il correspondre à la tâche du critique de poésie ? A-t-il un rôle pédagogique auprès des lecteurs ? Vous arrive-t-il, ou vous paraît-il envisageable, d’écrire un article à propos d’un livre que vous n’aimez pas du tout ? Pourriez-vous faire un entretien avec un auteur avec qui vous seriez en total désaccord ?

Guillaume Richez : Pour moi le blog Les Imposteurs s’adresse à toute lectrice et tout lecteur curieux. J’ai le sentiment d’avoir réussi lorsqu’une lectrice ou un lecteur achète le livre après avoir lu ma recension.

Je vais balayer très vite la question des livres que je n’aime pas : si je me suis ennuyé en lisant un livre, je ne vais pas en plus m’infliger des heures de réflexion et d’écriture sur cet ouvrage. Je n’ai aucune envie de perdre mon temps. Je préfère parler des livres que j’aime. Et pour l’anecdote, oui, je me suis déjà entretenu avec l’auteur détestable d’un essai non moins détestable publié par un éditeur très peu recommandable. Une très mauvaise expérience. Je ne le referai pas.

Isabelle Lévesque : Dans Que pense le poème ? (Nous, 2016), Alain Badiou constate une situation étonnante : « Il y a en France aujourd’hui un nombre étonnant de poètes tout à fait remarquables. Mais qui le sait ? Qui les lit ? Qui les apprend par cœur ? » Puis il donne une explication : « C’est que la poésie supporte mal qu’on exige d’elle la clarté, l’audience passive, le message simple. Le poème est un exercice intransigeant. Il est sans médiation, et il est aussi sans médiatisation. Le poème reste rebelle – d’avance vaincu – à la démocratie du sondage et de l’audimat. » Les critiques de poésie sont-ils eux aussi, comme les poètes, des rebelles ?

Guillaume Richez : Je ne dirais pas que le poète et le critique sont en soi rebelles. Entend-on rebelles par rapport au pouvoir, à une classe dominante ? Par rapport à la langue de cette classe dominante ?
Et puis nous connaissons bien des poètes et des critiques aux goûts littéraires très conservateurs. Le conflit entre Anciens et Modernes existe toujours au XXIe siècle. Est-ce que les rebelles sont dans le camp des Modernes ?

Ce qui m’intéresse dans la citation d’Alain Badiou c’est ceci : « la poésie supporte mal qu’on exige d’elle la clarté, l’audience passive, le message simple. » Pourquoi lit-on si peu de poésie en France ? Pourquoi si peu d’enseignants de Lettres font-il étudier des poètes actuels à leurs élèves au collège et même au lycée ? Est-ce parce que le « message » ne serait pas « simple » ?

Je ne vais pas reprendre à mon compte cette terminologie empruntée à la linguistique. Serait-ce vraiment plus « simple » de lire certains romans parce qu’il y a une narration, même si ce roman, ou la langue de son auteur, peuvent se révéler plus « complexes » dans certaines œuvres, — je pense à António Lobo Antunes notamment ? Dans bien des cas, le lecteur a une attitude passive, tout lui est donné dans le livre. Nous sommes dans le divertissement, la satisfaction d’un plaisir simple de lecture dans le seul but de se détendre, de passer un bon moment.

La lecture d’une œuvre de poésie, – lorsqu’il y a une véritable écriture – , est tout autre. Pour moi le poème est une partition et son lecteur un musicien. Si le lecteur est un piètre musicien, essayant péniblement de déchiffrer la partition, son interprétation de l’œuvre sera fastidieuse et pénible. Si au contraire il est un bon musicien, sa lecture ne sera plus un simple exercice mais deviendra, en fonction de sa sensibilité propre, une œuvre à part entière.

Un bon poème sera toujours riche de toutes ses interprétations possibles, de toutes ses lectures, de toutes les voix qui vont le prononcer, le mettre en musique. À l’inverse, un roman de pur divertissement n’a aucune polysémie.

Depuis quelques mois, j’enregistre pour Les Imposteurs des lectures à voix haute. Il s’agit pour moi d’une nouvelle approche des textes, moins intellectualisée, plus directe, qui permet de faire entendre le texte plus simplement, sans artifices, sans musique additionnelle, sans effet sonore. La voix nue, le texte brut. On en revient à l’essence du blog : le texte, le texte, le texte !

© Les Imposteurs

Isabelle Lévesque : Avez-vous des modèles dans l’art de la critique ? Une méthode ?

Guillaume Richez : Je n’ai pas de modèles ni de grille de lecture prédéfinie. Je lis régulièrement des critiques littéraires, notamment les vôtres, et celles publiées dans Diacritik ainsi que dans les autres revues en ligne et blogs que je cite dans la rubrique « Liens » des Imposteurs. Je lis chaque mois Le Matricule des anges qui m’a permis de découvrir de nombreux écrivains et textes importants. J’aime surtout lire ou écouter des entretiens, un exercice qui m’intéresse beaucoup lorsqu’il y a un véritable dialogue.

J’ai fait des études de Lettres. Je me souviens du premier jour où l’enseignant qui nous a accueillis dans un amphithéâtre a dit que nous devions désormais nous considérer comme des « spécialistes ». J’ai passé quatre ans à l’université, j’ai eu de très bons professeurs, mais je ne me suis jamais senti « spécialiste » de la littérature. Ce que j’écrivais était très formaté, sans grand intérêt. J’ai plus appris sur ce qu’est véritablement l’écriture en cours de latin et de grec qu’en cours de littérature ou de linguistique.

J’appréhende les textes de manière très intuitive, sensible. Quand je prends des notes, ce sont les passages qui sont beaux, singuliers, tout ce qui fait relief dans le texte qui va m’intéresser. Rien n’est organisé quand je prends des notes. Il peut s’écouler plus de cinq mois entre le moment où je lis le livre et le moment où je rédige ma recension. C’est un temps long mais quand je me replonge dans mes notes, je relis tous les passages qui ont fait signe lors de ma première lecture et quelque chose prend alors forme dans mon esprit. Je distingue les motifs principaux, je vois l’écriture.

Entre le moment où je relis mes notes et celui où le texte de ma chronique est terminé, il s’écoule quatre à cinq jours. Tout cela prend du temps. La seule méthode pour moi, c’est le texte, le texte, le texte. L’histoire et le sujet importent peu. Seule l’écriture compte. Est-ce qu’il y a une écriture ? Voilà la seule question que l’on doit se poser.

Isabelle Lévesque : Écrivez-vous en lisant le livre critiqué ou après lecture ? Écrivez-vous sur le livre lui-même, même quand c’est une édition sur beau papier ?

Guillaume Richez : Je prends des notes dans un carnet lorsque je lis et je souligne des phrases dans le livre au crayon. J’écris rarement sur le livre lui-même. Je préfère noter les numéros de page dans mon carnet, ce qui me permet de m’y reporter quand je vais reprendre mes notes pour réfléchir à ma recension.

Isabelle Lévesque : Est-il facile de recevoir en service de presse les livres dont vous souhaitez parler ou devez-vous les acheter ?

Guillaume Richez : Oui je reçois des exemplaires en service de presse. Ce sont les éditeurs qui me les envoient, des attachés de presse et aussi les autrices et les auteurs eux-mêmes. Généralement nous en avons parlé avant l’envoi mais il arrive que je reçoive des ouvrages non sollicités.

J’achète également des livres (beaucoup d’ailleurs) parce que je ne veux pas trop solliciter les maisons d’édition. Je sais que l’envoi de service de presse représente un coût important et je ne garantis pas que je publierai une recension du livre reçu. Et puis j’aime aller dans des librairies. Il faut acheter les livres dans les librairies indépendantes !

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Isabelle Lévesque : Après la parution d’un article, avez-vous des retours d’impressions de l’auteur ou de l’éditeur ?

Guillaume Richez : Oui, ainsi que des retours d’autres éditeurs ou auteurs qui après avoir lu une de mes recensions proposent de m’envoyer un de leurs livres. J’ai le souvenir très touchant d’une écrivaine très émue par ma recension de son livre. Je me souviens aussi qu’André Markowicz, lorsqu’il avait partagé notre entretien sur Facebook, avait écrit ceci : « Quand je relis cet entretien, je me dis que les questions étaient assez larges pour me permettre d’y répondre à ma façon, souvent sans y répondre trop.... Et puis, bon, ça fait un point, à un moment donné. Avant de passer à autre chose. » Cet entretien est encore aujourd’hui l’un des plus consultés du blog.

© Les Imposteurs

Isabelle Lévesque : Dans votre entretien avec Perrine Le Querrec, à propos de Rouge pute (La Contre Allée, 2020), vous l’interrogez sur ce que peut gagner une poète, sur la nécessité des bourses, résidences et autres éventuels ateliers d’écriture pour survivre sans s’astreindre à occuper un emploi autre. Qu’en est-il du statut de critique ? Est-ce mieux pour un auteur de polars ou thrillers ?

Guillaume Richez : Je ne vis pas de mes droits d’auteur et encore moins de mes critiques dans Les Imposteurs. Les Imposteurs est un site gratuit, sans publicités, et le restera. Je n’en tire aucun revenu. Et pour ce qui est de l’écriture, je publie trop peu pour pouvoir en vivre. Il faudrait que je publie un à deux livres par an et qu’ils se vendent bien.

Je suis chef de projet dans le domaine de l’éducation. C’est un métier alimentaire, certes, mais utile, ce que je fais est très concret. Pour vous donner une idée de mes revenus d’auteur, j’ai gagné autant en écrivant en quelques jours le texte « Érosion » publié dans le livre Rock Fictions de la photographe Carole Épinette chez Le Cherche midi en 2018, que Blackstone sur lequel j’ai travaillé plusieurs années…

Isabelle Lévesque : Dans un article sur le roman Cow-Boy (Inculte, 2020), de Jean-Michel Espitallier, vous écrivez : « La phrase de Jean-Michel Espitallier tend à disparaître pour s’abandonner à autre chose, une chose que l’on appelle poésie, une poésie qui survient d’un rythme premier, la frappe du texte, – son attaque, qui va lui donner sa structure et sa tonalité, car « écrire c’est d’abord apprivoiser du rythme, mettre du son dans le sens comme disait l’autre, c’est faire monter des effets de sens par des effets sonores, mélodiques, rythmiques, de frappes, mélodie/prosodie… » Comme tout poète, Jean-Michel Espitallier cherche sa voix et la trouve dans ce qui excède la langue commune : le son et la pulsation. »
Chroniquant des romans ou récits, vous êtes toujours très attentif à la langue, comme vous le faites pour la poésie. Lisez-vous les livres de la même façon quel que soit leur genre ?

Guillaume Richez : Je suis sensible à l’écriture. Un livre sans écriture risque de m’ennuyer. Et je suis curieux. Je vais vers des textes singuliers mais je prends toujours un grand plaisir à lire des romans de genre. J’adore Jules Verne ou Stephen King. Le plaisir que je prends à lire Vingt mille lieues sous les mers ou Misery n’est pas le même que lorsque je lis Chant tacite d’Emmanuel Laugier ou Les Couleurs de boucherie d’Eugène Savitzkaya.

Comme disait l’un de mes professeurs de grec, il faut savoir ce que nous lisons. Il prenait l’exemple de Tintin (c’était un amateur de bandes-dessinées) pour expliquer qu’on peut aimer les œuvres d’Hergé mais qu’il ne faut pas oublier pour autant quel abominable antisémite il était. La question est évidemment la même pour les œuvres de Céline ou de Wagner. Nous devons exercer notre esprit critique à l’égard de tout ce que nous lisons, qu’il s’agisse d’œuvres grand public ou non.

Isabelle Lévesque : Comme auteur, vous connaissez la grande édition (J’ai Lu), mais aussi la petite avec les éditions Fleur Sauvage qui, nées en 2016 ont dû s’arrêter en 2019. Dans vos chroniques et critiques, vous semblez privilégier la petite édition. Qu’y trouve-t-on qui manque à la grande édition ?

Guillaume Richez : Comme le dit François Bon, c’est très souvent chez les petits éditeurs indépendants que l’on trouve l’audace. Une attachée de presse me disait qu’une maison comme Actes Sud par exemple, pour laquelle elle avait travaillé, ne « misait » plus sur de jeunes écrivaines et écrivains. On pourrait penser que l’idée est de publier quelques « valeurs sûres » à la rentrée pour, d’un autre côté, donner une chance à des « primo-romanciers » de percer. Malheureusement, ce n’est pas ainsi que cela fonctionne dans le milieu de l’édition. Bien souvent, de jeunes auteurs ne sont que de la « chair à canon » (pour reprendre l’expression d’un éditeur), leurs ouvrages sont publiés pour occuper la place sur les tables des librairies... Aucun travail éditorial n’est fait en amont ni après pour accompagner le livre et son auteur lors de la sortie. Ce travail, cette attention, pas seulement avant et au moment de la sortie, mais bien après, dans le temps, on ne la trouve que dans les petites maisons.


Isabelle Lévesque : Avec votre premier roman, Opération Khéops (J’ai Lu, 2012), vous avez osé un livre « destiné à un public averti » qui semble un véritable exercice de style. Les marques de vêtements, d’armes, de voitures et de parfums y apparaissent à toutes les pages ! Mais vous glissez quelques clins d’œil pour montrer que vous n’êtes pas dupe. Ainsi, un personnage commente-t-il : « Dans un roman que je suis en train de lire, il n’y a aucun temps mort. Après une scène d’action, l’auteur enchaîne sur une scène de cul. » Et c’est bien ainsi que votre livre est construit. Parfois, quelques lignes s’éloignent de la narration droite :
« Le colonel frissonna.
Le molosse grogna.
Boum-Boum.
Le Cheick tâtait son rasoir.
Le Cheick était chargé aux amphètes. »
Puis un mot s’étire : « Leeeeeeeentement.  » Une autre écriture se manifesterait-elle ?
Ce qui est moins courant dans ce (mauvais) genre de livre, c’est un chapitre dans lequel les espions réunis dans le « View Lounge&Bar » d’un hôtel de luxe du Caire parlent pendant que des musiciens jouent le trio op.100, puis le quatuor La jeune fille et la mort de Schubert. La description très précise des différents mouvements de ces partitions s’intercale longuement dans la discussion. Vouliez-vous vous échapper de votre récit ?

Guillaume Richez : J’ai écrit Opération Khéops en moins de trois mois. C’est un livre que l’on pourrait dire « de commande », qui répondait à un cahier des charges. Je me suis néanmoins permis quelques embardées dans le récit. L’éditrice m’a suivi. J’ai très peu corrigé le texte. Le livre a de nombreux défauts mais il y a quelques passages dans lesquels j’expérimente quelque chose, notamment ceux que vous citez. Je peux les relire sans rougir.


Isabelle Lévesque : Votre deuxième livre, Blackstone (Fleur Sauvage, 2017), nous entraîne dans un univers qui mêle roman d’espionnage, polar et thriller avec réussite, mais qui semble assez loin de la poésie que vous appréciez. Cependant un personnage cite Walt Whitman… Est-ce encore un exercice de style ? Ce roman aura-t-il une suite, comme le pensent certains de vos lecteurs ? Ou votre troisième livre sera-t-il dans un troisième genre ?

Guillaume Richez : Il y a de nombreux clins d’œil à la culture populaire dans Blackstone, mais aussi à la poésie chinoise classique puisque je cite plusieurs poèmes dans le chapitre 39. Oui, Blackstone était un pur exercice de style, mon intention était d’écrire un gros roman de genre comme un auteur américain l’aurait fait, comme s’il s’agissait d’un texte traduit. J’ai poussé l’hyperréalisme assez loin, me renseignant sur le plus infime détail, comme par exemple le service en porcelaine de la Maison-Blanche !Il y a pourtant un peu de moi dans ce texte, le chapitre 45 avec Pamela Sanders et sa mère notamment.

© Les Imposteurs

Isabelle Lévesque : Les amateurs de polars et de science fiction classent parfois eux-mêmes, par provocation, leurs livres préférés parmi les « mauvais genres » littéraires.
Jean-Michel Maulpoix l’affirme : La poésie a mauvais genre (Corti, 2016). En librairie et dans les médias, on la voit souvent marginalisée, encore plus que la science-fiction. Peut-être parce que, comme l’écrit Claude Royer-Journoud, « écrire, c’est avant tout ne pas savoir, un métier d’ignorance… Une façon de poser la question du lisible, d’ouvrir la page, de césurer la langue et parfois de démunir la langue autant qu’il est possible […]. » Et c’est bien ce que vous montrez aussi dans vos articles et entretiens. Dans un entretien que vous avez publié le 30 avril sur votre blog Les Imposteurs, Laure Gauthier vous confiait qu’écrire, « c’est une tension permanente et assez imprévisible entre du trop plein à vif et du silence qui parle. »
Écrivez-vous aussi de la poésie ? En publierez-vous ?

Guillaume Richez : Oui, j’écris de la poésie. Il y a eu une rupture très nette dans mon écriture après « Érosion ». Je m’étais alors engagé pour écrire une série de romans d’espionnage, mais je n’en ai finalement pas ressenti la nécessité intérieure. J’ai donc renoncé au projet, sans regret. Pourquoi écrire ce que n’importe qui pourrait produire ? Ce n’était plus ce que je voulais. Il m’a fallu du temps ensuite pour trouver où je voulais aller.

Isabelle Lévesque : Est-ce une réaction contre votre écriture de romancier ? La fiction peut-elle parfois s’immiscer dans votre écriture de poète ? Le romancier et le poète sont-ils amis ou en guerre ? La poésie est-elle à l’origine de votre désir d’écrire, ou n’est-elle venue que peu à peu ?

Guillaume Richez : Ce n’est pas une réaction contre. Je crois que plus fondamentalement, après Blackstone et « Érosion », j’ai compris que si je voulais continuer à écrire, il fallait que cela ait un sens véritable pour moi, que l’écriture ne soit pas un simple exercice de style, amusant, mais vain. Que j’écrive pour moi.

J’ai commencé à écrire un récit, mais cela ne fonctionnait pas. J’ai compris que ce qui m’empêchait d’aller plus loin dans l’écriture, c’était la narration, raconter une histoire, structurer un récit, les personnages, etc. Tout cela n’est qu’un prétexte à l’écriture comme le dit Echenoz. Pourquoi s’embarrasser d’un tel prétexte alors que seule l’écriture m’intéresse ?

Je ne sais plus exactement comme cela m’est venu. Je croyais encore travailler à ce récit quand je me suis aperçu que mes notes étaient des poèmes. Je crois aussi que mon activité de critique dans Les Imposteurs m’a permis de prendre conscience de tout cela. J’ai ressorti d’un carton des carnets que l’on m’avait offerts il y a quelques années et j’ai commencé à retranscrire ces fragments de poèmes dans le premier des trois carnets. J’écrivais de la poésie.

Isabelle Lévesque : Votre pratique de lecture/écriture, votre travail de critique littéraire dans le domaine de la poésie a-t-il fait évoluer votre voix et votre chemin d’écrivain ?

Guillaume Richez : Oui ! Quand une personne me dit qu’elle veut écrire, je lui demande d’abord ce qu’elle lit. C’est fondamental. On se nourrit. Et pas seulement de littérature. Dans un entretien, le chorégraphe américain William Forsythe explique que pour être chorégraphe il faut lire de la philosophie. Il veut dire qu’il faut voir au-delà de sa propre discipline pour progresser. Quand je vois que certains auteurs de polar ne lisent que des polars… Il faut aller chercher loin en soi, et pour cela il faut être curieux. Il faut se frotter à d’autres esthétiques, d’autres écritures, même celles qui a priori ne vous touchent pas immédiatement. Cette curiosité, c’est ce qui m’anime avec Les Imposteurs. Je vais chercher ça. Et bien sûr cela fait bouger mes propres lignes. Je me remets en question. Je doute. Je cherche. J’échoue. Je ne tente pas, – j’écris. Et peut-être qu’au bout du compte, cela fera un livre.

Pour l’anecdote, j’ai toujours un carnet à portée de mains quand je lis. Lorsque je lis certains recueils, je me livre à des sortes de variations ou de transpositions, comme en musique. Il se passe cette chose étrange quand je lis, je prends mon carnet et le vers que je lis se tord, se contracte, se coupe, les mots, les sonorités changent. Je note ces fragments qui n’ont souvent plus rien à voir avec ce que j’ai pu lire. Oui, c’est un peu ce qui se passerait si on improvisait à partir d’un thème musical. C’est une pâte sonore, une structure rythmique avec laquelle je joue. C’est une sorte d’échauffement qui me permet de sortir de la langue commune. Un dialogue avec l’œuvre pour (re)trouver ma propre langue.

Isabelle Lévesque : Quels sont les livres, ou les auteurs, qui vous sont indispensables ? Certains vous paraissent-ils injustement méconnus ?

Guillaume Richez : Je me méfie un peu des lectures qui seraient qualifiées d’« indispensables ». Cela fige trop les choses. La plupart des revues ou des journaux publient régulièrement leur liste des 50 ou 100 plus grands livres. Ce n’est pas inintéressant mais j’ai un peu peur que les lecteurs y cherchent plus la confirmation qu’ils ont bien lu la plupart d’entre eux sans avoir l’intention de découvrir des ouvrages qui leur seraient inconnus. Une sorte de test de culture générale.

Ce qui m’intéresse, c’est ce que je ne connais pas. C’est essentiel d’être curieux, en tant que lecteur, mais aussi en tant qu’auteur. Les Imposteurs sont le reflet de cette recherche, de ce mouvement intérieur.


Présentation :

Guillaume Richez vit, lit, écrit et travaille dans le Sud de la France. Il est l’auteur de deux thrillers, Opération Khéops (J’ai Lu, 2012) et Blackstone (Fleur Sauvage, 2017), et d’une nouvelle publiée dans Rock Fictions (Le Cherche-midi, 2018). Les Imposteurs est un blog dans lequel il défend les œuvres de création, où s’expriment les voix de la littérature actuelle à travers des entretiens grand format, et où lui-même donne de la voix avec des lectures à voix haute.

Bio-bibliographie :

Né en 1975 à Avignon, Guillaume Richez vit aujourd’hui près de Marseille où il exerce le métier de chef de projet dans le domaine de l’éducation. Après des études de lettres, il a été garçon d’orchestre, ouvreur dans un théâtre, employé du mois d’un fast-food, vendeur de vêtements pour femme, huissier de protocole, opérateur téléphonique. Il n’a, en revanche, été ni fossoyeur ni chercheur d’or.
En 2012 paraît chez J’ai Lu son premier roman, Opération Khéops. Son deuxième roman, Blackstone, est sélectionné pour le Grand Prix de la littérature policière en 2017. La même année il crée le blog Les Imposteurs consacré à la littérature contemporaine. Il contribue au livre Rock Fictions de la photographe Carole Épinette en signant l’une des nouvelles de cet ouvrage publié en 2018 chez le Cherche-midi éditeur.

Lien :
Site Les Imposteurs : https://chroniquesdesimposteurs.wordpress.com/


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