Terre à ciel
Poésie d’aujourd’hui

Accueil > Bonnes maisons > Le système poétique des éléments - entretien avec Dominique Tourte

Le système poétique des éléments - entretien avec Dominique Tourte

mardi 7 avril 2020, par Cécile Guivarch

Cécile Guivarch : Cher Dominique Tourte, nous sommes trois membres actives de Terre à ciel, à figurer dans ce fabuleux livre que vous avez orchestré, Le système poétique des éléments, et ceci parmi 118 poètes. Vous avez formé un intrigant laboratoire, vous lui avez même donné un nom Laboratoire Novalis. Vous avez en chef d’orchestre rassemblé autour de vous dix sous-directrices et sous-directeurs suivant ainsi un protocole très ordonné pour célébrer le monde scientifique en même temps que celui de la poésie, pour donner à lire par famille les éléments poético-chimiques, métaux et non métaux, alcalins et lanthanides, gaz et halogènes… Mais cette idée, je suppose qu’elle est née de quelque part, de votre admiration pour Novalis bien évidemment, mais certainement d’autres choses. Pouvez-vous nous en parler ? Bien sûr la question est très ouverte, à commencer déjà par présenter qui pouvait bien être ce Novalis pour le lecteur qui demande encore à le connaitre, mais aussi en allant bien plus loin dans tout ce qui vous semblera important.

En premier lieu, merci de me poser ces questions. Celles-ci sont l’occasion pour moi d’un regard rétrospectif sur cette aventure hors norme qu’a constitué l’édition de cet ouvrage. Comme je l’exprime dans son introduction, l’idée de celui-ci est venue d’une forme de hasard objectif. D’abord ma découverte en février 2019 du musée de minéralogie de l’école des mines de Paris, dans les salles duquel trône le portrait du minéralogiste allemand, Abraham Gottlob Werner. Celui-ci, vos lecteurs le savent peut-être, n’est autre que le professeur de géologie de Novalis à Freiberg en Saxe ; celui-là même qui forme la figure du Maître dans le premier texte d’importance du poète, Les Disciples à Saïs. Le musée entier, dans sa dimension historique comme dans ce qu’il en émane, évoque le premier romantisme allemand. Celui de Novalis et ses amis. Février 2019 se trouvait être aussi l’exact anniversaire des 150 ans de la découverte par Mendeleïev du Système périodique des éléments, œuvre de génie du chimiste russe. Une émotion personnelle faisait donc collision avec un événement majeur de l’histoire des idées. S’il n’y a jamais eu loin de la minéralogie à la chimie, c’est la figure de Novalis qui réalisa le trait d’union entre chimie et poésie pour m’orienter dans cette voie du « système poétique des éléments ».
Poète, romancier, philosophe, géologue, minéralogiste et ingénieur des Mines allemand, Novalis est l’un des représentants les plus éminents du premier romantisme allemand, celui du Cercle d’Iéna. Sa pensée est bien trop profuse, trop ample pour être synthétisée ici ; disons simplement qu’à l’instar de Paracelse ou Jakob Boehme, Novalis est à la recherche d’une écriture chiffrée du monde, d’un langage disparu par lequel les mots et le monde s’accordent. Convaincu que chaque élément isolé de notre univers se trouve dans une relation connectée avec le reste du monde, il voit dans la poésie le lien entre toutes les disciplines de l’esprit, lui faisant dire qu’elle est « le réel véritablement absolu ».
L’imagination est pour le poète le moyen d’accéder à une compréhension intime du monde ; le mouvement par lequel nous imaginons ne faisant qu’un avec le mouvement par lequel la nature produit les choses.

Cécile Guivarch : Ayant été au cœur de cette expérience, partie intégrante du laboratoire, nous avons avec Clara et Florence découvert petit à petit votre façon de travailler, de l’appel à projets via vos sous-directrices et sous-directeurs, jusqu’au livre reçu dans nos boîtes aux lettres, livre magnifique au passage, de ceux que l’on pourrait offrir à nos parents, à nos enfants, à nos amis à un anniversaire ou à noël, mais ce serait vraiment intéressant que vous nous donniez à lire votre propre version de l’histoire, comment avez-vous développé ce laboratoire, comment avez-vous fait naître ce livre, quels étaient vos moyens ?

Si comme je viens de l’exprimer, l’idée en elle même de ce projet procède d’un « hasard objectif », sa réalisation, elle, relève d’une catalyse amicale. C’est dans les premiers jours de mars 2019 que l’idée se fixe : il s’agirait d’inviter 118 poètes à écrire sur l’un des 118 éléments de la classification et de publier ces textes avant la fin de l’année internationale Unesco des éléments chimiques. Le musée parisien se montra tout de suite très intéressé au projet et mettra ses clichés des fragments minéralogiques au service de celui-ci.
118 poètes, la tâche est d’importance et le calendrier serré. C’est là qu’intervient la logique interne au projet. La classification fait en effet apparaitre 10 grandes familles d’éléments. Il me suffirait donc de réunir 10 poètes de ma connaissance, ami(e)s déjà publié(e)s aux éditions invenit pour l’essentiel ; et à chacun(e) attribuer la direction d’une famille, charge leur étant proposée de conduire les recherches d’une équipe qu’ils ou elles réuniraient.
Tout cela est allé très vite. Les premiers, enthousiastes, n’ont pas eu de mal à convaincre les seconds. À la fin du mois de mars était constitué le groupe de recherche avec son directeur, ses sous-directrices et sous directeurs, et ses autres 108 membres. Tout cela formant ce que je décidai d’appeler le Laboratoire Novalis, Le 31 mars j’envoyais à toutes et tous le premier d’une série de treize courriers qui allaient entretenir la communication interne du laboratoire. Dans ce premier courrier, je signifiais à chacun(e) attendre sa contribution pour le 31 mai, 23h59mn59sec au plus tard, horloge atomique faisant foi.
Tous les textes me parvinrent à l’heure dite. Je n’avais alors aucune idée encore de la maquette de l’ouvrage. Cela aura été le travail des trois mois suivants que de créer cette maquette, de collecter les images, d’obtenir de Didier Nectoux, le directeur du musée, les courtes notices documentaires sur chacun des éléments, et de monter les 312 pages du livre. Tout en écrivant moi-même durant l’été quelques textes d’introduction nécessaires à la compréhension du projet. Le livre partira en fabrication début octobre. Imprimé à 1500 exemplaires, il est d’une facture, je crois pouvoir le dire, particulièrement soignée.
Je dois bien l’avouer, l’aventure fut aussi exaltante qu’éprouvante. Exaltante dans la dynamique du Laboratoire Novalis, éprouvante dans la masse de travail nécessaire et le risque éditorial encouru. Avec un point d’acmé à ce risque : le refus d’un soutien par le CNL.

Clara Regy : Ainsi cet ouvrage devait à sa façon « ré-enchanter le monde physique », mêler « savants » et « poètes » dans un jeu créatif, respectueux (ou pas), inventif ... Avez-vous été surpris par la teneur et la diversité des textes proposés ? En quelques mots pensiez-vous que les différents « éléments » inspireraient de façons si particulières, appliquées ou étranges, inattendues, voire passionnées les « poètes » à qui l’on ne demandait pas d’être nécessairement « savants » ?

Non seulement la teneur et la diversité des textes ne m’a pas surpris, mais elle m’a enchanté.
Les 118 éléments de notre monde constituent un infini formel. Ces 118 propositions poétiques en sont un beau reflet. S’y exprime une extrême variété de formes qui rendent compte à leur façon de la variété du monde minéral. Concernant l’acception même du mot « poésie », j’aimerais dire ici quelques mots : je l’ai entendu depuis le début de ce projet dans un sens très large. Comme je n’attendais nullement des auteurs quelque compétence scientifique que ce soit, je n’étais pas dans l’attente non plus d’une forme poétique plutôt que d’une autre.
J’ai toujours été frappé de l’existence de chapelles poétiques. De la façon dont, depuis ces chapelles, on peut émettre parfois des jugements sévères. Ou simplement déclarer péremptoirement qu’un(e) tel(le) est poète et l’autre non.
Prévert ne disait-il pas que « la poésie est partout comme Dieu n’est nulle part. La poésie, c’est un des plus vrais, un des plus utiles surnoms de la vie » Au risque de soulever le désaccord de certains, je crois en effet que la poésie est partout. Et vouloir la circonscrire, non seulement est vain, mais dessert sa plus large réception par le public.

Florence Saint-Roch : Ce livre fait apparaître des correspondances très nettes entre le travail du chimiste et le travail du poète. Si visiblement les poètes ont « joué le jeu », quelle(s) réaction(s) les scientifiques ont-ils eue(s) en découvrant les poèmes qui ont été composés pour l’occasion ?

Ce livre est constitué d’une somme d’observations et de manipulations ; et ceci, j’aime à le penser, dans le sens scientifique de ces deux notions. Chaque auteur(e) a d’abord observé son élément avant de chercher à le décrire, puis à en transcrire les propriétés chimiques à travers une expérience poétique. Il est frappant, c’est vrai, de constater comment se répondent ne serait-ce que textes et images ; alors même que les auteur(e)s n’avait pas connaissance préalable de celles-ci. Émerveillé, je ne vois rien d’autre dans ces correspondances que le signe d’une vérité de notre travail ; celui aussi de l’efficience de sa méthode.
Peu de réactions de scientifiques me sont parvenues, mais beaucoup par contre d’enseignants en sciences qui voient dans cet ouvrage un bel outil pédagogique d’interdisciplinarité. Cela suffit à me rendre heureux.

Clara Regy : Est-ce que dans un monde idéal, on ne devrait pas réellement enseigner, faire découvrir sans détour, la physique et la poésie, les deux étant le produit de constructions, somme toute, si proches, dans ce que nous pouvons vraiment nommer universellement « grammaire » ?

Je ne peux qu’approuver cette idée. En précisant toutefois que ce monde là, dans lequel science et poésie se nourriraient l’une l’autre et ne seraient pas séparées en tant qu’activités de l’esprit n’a rien d’idéal puisqu’il a existé. Il a été celui par exemple des philosophes pré-socratiques. Cette unité fondamentale de la science et de la poésie a vécu ses derniers grands moments avec le romantisme allemand ; avant que le XIXe siècle ne consacre leur séparation définitive au prétexte du présupposé cartésien de primauté de la raison sur l’imagination. Pourtant, proche de nous, Gaston Bachelard a montré merveilleusement ce qui pouvait réunir ces deux champs d’expression de la création humaine.

C’est tout à fait à propos d’employez le mot « grammaire » dans ce qui peut rapprocher science et poésie. Novalis s’est beaucoup penché sur la question d’une grammaire universelle, langage du monde. De la même façon que les pierres sont une sécrétion de la terre, les mots du poète sont vus comme une sécrétion de l’imagination.
Dans Henri d’Offterdingen, son grand roman inachevé, il fait parler son héros en ces termes : « la langue est vraiment un petit univers fait de signes et de sons. De même qu’il en dispose à volonté, l’homme voudrait bien disposer du vaste monde et pouvoir s’y exprimer librement. C’est précisément dans cette joie de rendre manifeste au milieu de l’univers ce qui existe en dehors de lui, et de satisfaire la tendance vraiment primordiale de notre être, - c’est dans cette joie qu’il faut chercher l’origine de la poésie. »

Florence Saint-Roch : Mendeleïev avait laissé des cases vides dans son tableau périodique, affirmant ainsi la possible découverte de nouveaux éléments : cette ouverture à un toujours possible surgissement vous semble-t-elle constitutive de l’activité poétique ? Comment les poètes que vous avez invités à participer à cette belle aventure vous l’ont-il montré ?

Il a fallu cette confiance en un “toujours possible surgissement” en effet pour celles et ceux des poètes qui se sont vu attribuer sans les avoir choisis les éléments les plus improbables de la classification ; les plus lourds n’ayant en effet pas d’existence physique, pas de matérialité. Après le n°99, il ne s’agit que d’atomes artificiels et créés en accélérateurs de particules. Le travail des auter(e)s s’est pour beaucoup nourri de notices Wikipédia souvent absconses et on peut penser que peut-être s’est instauré un dialogue secret entre l’élément et son auteur(e).
Le poète dans cette situation se laissant infuser par une perception subtile de son atome.

Florence Saint-Roch : Mendeleïev fut nommé directeur du bureau des poids et des mesures de Saint-Pétersbourg en 1893 ; directeur des poids et mesures, est-ce aussi une qualification, une prérogative acceptable pour le poète ?

La réponse à cette question mériterait à elle seule un long développement. Me vient à l’esprit, dans l’immédiat, ceci : si l’art poétique procède d’une quête de la beauté, alors, en nous plaçant dans la perspective platonicienne qui est celle de Novalis, mesures, poids, rythme et proportions en sont les fondamentaux.

Cécile Guivarch : De mon côté, je suis intriguée par Novalis (1772-1801), par ces fragments de Les disciples à Saïs, il était jeune, Novalis, lorsqu’il est mort et on découvre là une pensée vraiment intéressante. Quelques phrases ci-après, que font-elles résonner en vous ces phrases et pensez-vous que l’on retrouve un peu d’elles dans les poèmes constituant Le système poétique des éléments ?
Lorsqu’on lit ou qu’on écoute un poème, on sent vibrer en soi l’intelligence intime de la nature, et l’on flotte, comme son corps céleste, à la fois en elle et au-dessus d’elle. […]
Seuls les poètes ont senti ce que la Nature peut-être pour l’homme, lança un bel adolescent, et l’on peut affirmer que l’humanité trouve sa plus parfait réalisation en eux, et qu’ainsi chaque sensation, dans ses infinies modulations, se propage en tous sens à travers la transparence de leur cristal mobile. […]

Vous avez extrait là de très beaux fragments du texte par lequel on entre tout entier, je crois, dans la pensée de Novalis. Nous y lisons déjà les étroites correspondances que le poète voit entre la matière poétique, les mots, les sons, et la matière minérale, le cristal et ses interactions avec la lumière.
L’essence de la pensée de Novalis est là, en effet ; dans la conception du poème comme une forme vibratoire qui empruntant aux mêmes lois secrètes par lesquelles la nature se manifeste nous fait communier intimement avec elle.
À lire le poète, on est également frappé par l’importance de la métaphore musicale. Celle du chant notamment. Cela me permet d’évoquer un aspect du projet dont je ne voudrais pas qu’il échappe au lecteur : la dimension sonore du livre. En effet, si le lecteur le souhaite, il peut accéder, à 99 séquences sonores créées par Dominique Vasseur pour le Duo Kaïros. Accessible depuis le livre par reconnaissance d’image grâce à application smartphone gratuite. Cette création du Chant des atomes forme une extension du projet tout à fait essentielle parce qu’elle nous apporte une autre “preuve” de la pertinence de la pensée de Novalis. La matières, le son et le signe se répondent , “comme de longs échos qui de loin se confondent / Dans une ténébreuse et profonde unité” Baudelaire Correspondances.

Maintenant, je voudrais vous apporter un complément de réponse à votre première question : cette admiration pour Novalis à laquelle vous faites allusion, je l’ai depuis mon adolescence ; comme ma passion pour les pierres. Il m’a “ouvert” à la poésie, à sa grandeur quand elle nous fait nous sentir uni à la Nature. Je vois depuis ce temps en lui le messager d’un réenchantement du monde devenu nécessaire aujourd’hui.

Le hasard, est-il objectif ici ?, me fait mettre un point final à cet entretien confiné chez moi par un virus. Et je lis les mot de cet être, Novalis, fauché très jeune par la maladie et la mort : “Les lèvres sont si importantes pour la sociabilité qu’elles méritent le baiser”

Cécile Guivarch : Enfin, avant de se quitter, et ce ne sera sûrement qu’un au-revoir, j’ai cru lire dans vos lignes, ici ou là, que vous aviez déjà une autre projet - vous voyez, ce n’est qu’un au-revoir - alors peut-être pouvez-vous en parler un peu ici ?

Si j’ai aujourd’hui un projet, c’est celui de faire vivre le Laboratoire Novalis. La formidable dynamique qui l’a animé me donne toute confiance pour continuer à creuser cette veine si féconde que forme le dialogue entre science et poésie.

 
 
Le système poétique des éléments, invenit editions, 2019
http://www.invenit.fr/produit/systeme-poetique-elements/

 


Bookmark and Share


Réagir | Commenter

spip 3 inside | | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0 Terre à ciel 2005-2013 | Textes & photos © Tous droits réservés