Entretien avec Norman Gourrier-Warnberg, par Cécile Guivarch
Cher Norman Gourrier-Warnberg, vous êtes à l’initiative d’une nouvelle collection à la maison d’édition de poésie Les Carnets du Dessert de Lune. Cette collection est particulière car elle propose des éditions bilingues de poésie européenne. Il s’agit de la collection Poésie Contemporaine (LUA). Pourquoi avoir souhaité cette collection et publier ces voix exclusivement européennes ? En quoi cela fait sens pour vous ?
LUA, c’est d’abord le fruit de nombreux hasards, rencontres et initiatives de la Maison de poésie de Normandie, partenaire des Carnets du Dessert de Lune. Depuis une dizaine d’années la maison s’est tournée vers l’international en multipliant les résidences d’auteurs francophones et/ou européens, les échanges avec des acteurs culturels étrangers et le travail avec des traducteurs et traductrices de tous horizons. À titre personnel, LUA est aussi pour moi un formidable terrain de jeu intellectuel, celui de la traduction poétique, dont les problématiques ont été le principal objet de mes travaux de recherche universitaire.
Ce sont des voix que nous ne connaissons pas forcément en francophonie, des voix venant de Bulgarie, Finlande, République Tchèque, Géorgie pour les premières publications, des voix qui, pour la plupart, ont reçu déjà des distinctions dans leurs pays. Mais comment les avez-vous découvertes ces voix ?
Le plus souvent en faisant confiance à ces traductrices et traducteurs qui nous ont fait l’amitié de nous suivre dans le projet : le cahier des charges européen était assez clair, nous cherchions des auteurs d’aujourd’hui, actifs et reconnus dans leur pays propre, mais dont les œuvres poétiques n’avaient jamais été traduites jusqu’à présent en français. J’ai ainsi demandé à chaque équipe de nous faire plusieurs propositions allant dans ce sens. L’Union européenne, qui subventionne en partie la collection, insistait aussi pour que nous privilégions dans un premier temps les langages moins représentés, afin d’encourager la circulation d’œuvres littéraires de haute valeur mais auxquelles peu de traducteurs sont capables de se confronter.
Parlez-nous des auteur-e-s déjà publié-e-s dans la collection, de ce qui vous touche dans ces voix, de la spécificité que ces écritures ont pour vous.
Pour chaque pays, nous avons sélectionné deux auteurs : deux œuvres qui se complètent et se répondent, parfois s’opposent, avec l’idée d’obtenir ainsi une vision assez nette de ce qui se fait et s’écrit actuellement en poésie dans ce pays. Les livres tchèques par exemple, l’un à côté de l’autre, sont comme le jour et la nuit, l’ombre et la lumière, la sensualité colorée et l’exotisme pour Tereza Riedlbauchova, face à la force froide et radicale des poèmes de jeunesse de Petr Borkovec par exemple.
J’aime ces œuvres pour leurs prouesses formelles qui renforcent leur message. Tous les livres ont été de véritables défis de traduction. Qu’il s’agisse de l’écriture-jazz du finnois Ilpo Tiihonen ou des calligrammes rythmiques de sa compatriote Anja Erämaja, chaque poème a constitué un défi, une équation presque insoluble. C’est ce qui m’a toujours passionné en traductologie : ce moment où la raison n’est plus d’aucun recours et où c’est l’inspiration poétique qui doit prendre le relais et nous faire accepter d’échouer à traduire, mais échouer le moins possible !
Quel accueil ont reçu les huit premiers recueils auprès du lectorat, dans la presse, les différentes institutions ?
Les premiers retours des lecteurs ont souligné le sérieux de la collection et la grande qualité littéraire des traductions. Je pense que beaucoup de gens s’attendaient à avoir entre les mains de la poésie traduite au sens classique du terme, c’est-à-dire un équivalent plus ou moins littéral du texte d’origine. Or, dès le début du projet, j’ai encouragé chaque binôme de traducteurs à travailler dans une perspective plus meschonnicienne : la conservation des rimes, du rythme, des formes strophiques et calligrammées, des assonances, bref de tout ce qui fait qu’un poème est poème, devait pouvoir passer avant le respect littéral du texte quand il n’y avait plus d’autre issue pour en conserver toute la beauté et la résonance.
Lorsqu’au début de cette année, le jury du prix Mallarmé de traduction nous a contactés pour nous demander 3 ouvrages de LUA sur les huit publiés, nous n’en sommes pas revenus ! 2 ouvrages ont atteint la sélection restreinte pour le prix 2024 : c’est une performance indiscutable pour une collection qui n’a pas encore un an d’existence. Très vite également, les différentes ambassades et les instituts culturels des 4 pays représentés se sont impliqués dans la diffusion des ouvrages et ont permis d’organiser des événements supplémentaires pour le lancement de la collection.
Quelles autres voix aimeriez-vous publier dans les prochaines années ? De quels autres pays d’Europe ? Y aura-t-il des voix françaises également ? Lesquelles et pourquoi ?
En septembre prochain, le Portugal va rejoindre la collection à son tour avec deux auteurs que j’ai hâte de faire découvrir aux lecteurs francophones. Depuis la publication des premiers livres de LUA, de nombreux traducteurs ont pris contact avec moi et j’ai eu plusieurs propositions très intéressantes, qui sont venues s’ajouter à des partenariats potentiels plus anciens, que nous avions déjà avant de commencer le projet mais qui n’avaient pas pu être retenus à temps pour le dépôt du dossier administratif auprès de l’Union Européenne. La Lettonie, le Danemark, la Macédoine et l’Estonie commencent à se préciser, mais nous avons aussi des pistes avec l’Islande, la Suède, la Roumanie, la Serbie… et la liste est longue !
Cependant, bien que le public francophone voie principalement la partie traduite vers le français, la collection LUA est un programme en deux volets principaux ; le second consistant à traduire des poètes francophones, cette fois-ci vers les langues des pays représentés, et à les distribuer dans ces pays. Nous allons ainsi faire découvrir l’œuvre de Saïd Mohamed au Portugal, celle de Michel Thion en Finlande, ou encore celle de Marlène Tissot en Géorgie. Pour chaque nouveau pays entrant dans la collection, nous aurons donc la chance d’exporter l’un de nos meilleurs talents poétiques d’aujourd’hui. C’est toujours agréable de jouer le cupidon entre un poète et un pays ! Beaucoup d’unions me viennent à l’esprit mais une me fait particulièrement rêver : celle de l’Islande avec Paul Poule (Kenny Ozier-Lafontaine), j’espère qu’elle pourra se concrétiser dans le futur.
Si on parlait un peu des traducteurs ? Quelles relations entretenez-vous avec les traducteurs ? Comment travaillez-vous avec eux ? Est-ce difficile de se constituer un réseau de poètes et traducteurs venant de toute l’Europe ?
Je pense que nous n’aurions pas pu constituer nos équipes de traduction ex nihilo pour un projet de cette ampleur, et ce ne sont que les contacts précédemment établis par Patrick Verschueren et la Maison de poésie de Normandie qui ont rendu la chose possible. À ce jour, ce sont déjà 11 traducteurs impliqués, et 11 autres vont nous rejoindre pour la suite. Maintenant que LUA est lancée, les choses sont certes plus simples car ce sont les traducteurs qui commencent à venir vers nous spontanément. Néanmoins, nous continuons à privilégier les langues européennes moins représentées, et trouver des personnes qui se sentent prêtes à traduire la poésie dans ces langues, depuis ou vers le français, n’est pas si aisé.
Je suis réviseur sur toutes les traductions de la collection. Chaque équipe dispose d’un espace de stockage partagé en ligne : les traducteurs peuvent y déposer leurs premiers jets ainsi que des questions que je transmets éventuellement aux auteurs lorsque c’est nécessaire. Nous relisons et corrigeons ensuite ensemble, en plusieurs passes, le plus souvent par visioconférence. Je m’appuie sur ce que le traducteur me dit de l’intention du texte original pour l’aider à finaliser la mise en français. Nous veillons à conserver un résultat fluide et naturel car rien de pire pour tuer la magie poétique qu’un texte qui « sente » le traduit. C’est alors une affaire de compromis entre le texte source, le texte cible, le traducteur et moi. Ma double casquette de traductologue et de poète permet de proposer des solutions à la plupart des points de blocage, mais c’est le traducteur qui a le dernier mot. Il reste aussi quelques insolubles ici et là, et dans ce cas, nous avons le plus souvent choisi de ne pas choisir : laisser l’altérité du texte prendre le dessus, et le barbarisme ou le néologisme triompher !
Mais le travail avec les traducteurs ne s’arrête pas là, car ils sont aussi partenaires dans la promotion des œuvres et impliqués dans les événements que nous organisons, notamment dans les délégations lorsque les auteurs étrangers sont accueillis en France, ou à partir de novembre prochain, lorsqu’ils vont accompagner notre équipe pour présenter LUA dans les pays européens.
Vous êtes soutenus par le Créative Europe Programme (CREA) et l’UE. Pouvez-vous nous parler des démarches effectuées pour avoir un tel soutien ?
C’est… ardu ! C’est le moins que je puisse dire. Le pré-projet est constitué de plusieurs dossiers administratifs, à rédiger en partie en anglais, et qui demandent des compétences multiples : description du programme, budget prévisionnel, analyse de risque, objectifs mesurables et chiffrés, retroplanning sur trois ans, listing d’éléments délivrables qui attesteront ensuite de la progression du tout… Et au moindre amendement en cours de route, rebelotte ! Les dossiers sont formatés pour pouvoir servir aussi bien à une simple maison d’édition comme nous qu’à un consortium multinational, et la plateforme de gestion en ligne est archaïque et complexe. Nous avions déposé une première demande en 2020 qui a été refusée. En revanche, les retours faits suite à ce refus étaient extrêmement constructifs : la personne en charge d’évaluer notre projet avait fait son travail avec une très grande minutie. C’est ce qui nous a motivés à réitérer notre demande en 2021 en suivant les préconisations du rapport, et cette fois-ci le projet a été accepté. Après cela, chaque bénéficiaire se voit attitrer un agent européen qui le suit personnellement, et pour ce qui nous concerne, nous avons été accompagnés par deux personnes dévouées et très réactives.
Quant à CREATIVE EUROPE plus précisément, les choses ont beaucoup évolué en quelques années : les personnes qui se lancent aujourd’hui dans cette aventure pourront compter sur le soutien actif de ces agents qui proposent tout un éventail d’outils pour faciliter les demandes françaises de subvention européenne. Une aide précieuse que nous n’avions pas ou découvrions à peine quand nous avons commencé. Les acteurs français de la culture sont en effet sous-représentés dans les demandes d’aide européenne, et RELAIS CULTURE EUROPE est là pour aider à inverser la tendance.
Pour découvrir la collection : https://luapoesie.fr/
Pour commander les ouvrages : https://dessertdelune.com/categorie-produit/lua-collection/