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Les Amis de Pierre Dhainaut

samedi 13 avril 2024, par Cécile Guivarch

Entretien avec Sabine Dewulf et Sabine Zuberek
par Isabelle Lévesque


Pierre Dhainaut à Dunkerque,
le 10 août 2015
photographie : I.L.


Isabelle Lévesque : Vous venez de créer l’Association des Amis de Pierre Dhainaut. Quels sont le fonctionnement et l’organisation de l’association ? Quels sont exactement ses buts ? Comment peut-on y adhérer ?

Sabine Dewulf : Comme toute association, celle-ci fonctionne avec une Présidente (moi-même, enseignante et poète), une Secrétaire (Sabine Zuberek Kotlarczik, enseignante et poète) et un Trésorier (Jean-Jacques Vandewalle, conservateur de la médiathèque municipale Jean-Lévy de Lille). Nous nous réunirons une fois par an en assemblée générale, ferons le bilan des opérations menées et proposerons des perspectives. Les buts de cette association sont les suivants : nous souhaitons à la fois contribuer au rayonnement des poèmes et des livres d’artiste de Pierre Dhainaut et favoriser l’amitié autour de son œuvre. On peut y adhérer en adressant le bulletin d’adhésion par la Poste au Trésorier ou par mail à l’Association (amispierredhainaut@gmail.com) et en envoyant un chèque au Trésorier (29 rue Gabriel Péri 59370 Mons-en-Baroeul) ou un virement sur le compte bancaire des Amis de Pierre Dhainaut (IBAN : FR76 1027 8027 2300 0213 4770 140). Cette adhésion est de 15 euros par an.

I.L. : Vous avez également créé un compte Facebook au nom de l’association. Que pourra-t-on y trouver ?

Sabine Zuberek : Sabine Dewulf avait déjà créé en 2011 un compte dédié à l’œuvre de Pierre Dhainaut dans lequel elle valorisait l’actualité auctoriale de Pierre et de ses amis. Lorsqu’en mai dernier l’Association a été créée, il nous a semblé tout naturel de reprendre ce compte, désormais compte officiel de l’Association des Amis de Pierre Dhainaut. Nous en avons modifié la photo de profil, une photo prise à la B !B de Dunkerque en avril 2022 lors de la conférence « Incessante, l’approche » organisée en l’honneur de Pierre. C’est une photo qu’il aime beaucoup. Son chaleureux sourire est tout auréolé du bleu du logo de l’Association, le « Oui » de la flûte en frontispice. Nous communiquons autour des événements soutenus par l’Association, comme le Prix Pierre Dhainaut du livre d’artiste créé à l’automne 2021 pour le public scolaire de l’Académie de Lille avec le concours de la DRAEAC, le premier Marché de la poésie de Lille où nous étions présentes aux côtés de Pierre, ou la naissance de la revue Augural.

I.L. : Le premier numéro de la revue de l’Association des Amis de Pierre Dhainaut est paru en janvier de cette année dans une version numérique. Quels seront sa périodicité et son contenu ? Comment peut-on s’abonner à la revue ?

S.D. : Nous envisageons trois parutions dans l’année : la première a déjà eu lieu en janvier 2024 ; la seconde se fera en juin et la troisième, à l’automne. Son contenu est riche puisqu’il s’agit d’une revue et non d’un simple bulletin. Le premier numéro contenait un éditorial, le mot de bienvenue de Pierre, un gros dossier thématique portant sur la ponctuation dans l’œuvre de Pierre Dhainaut, avec deux articles, l’un que j’ai écrit, l’autre de Sabine Zuberek, une section consacrée aux événements liés à la poésie de Pierre, une page dédiée à une poète choisie par celui-ci – en l’occurrence Inger Christensen -, des poèmes inédits de Pierre, un récapitulatif de ses dernières parutions, la présentation d’une des amis de Pierre Dhainaut, Marie Alloy, graveur, peintre et poète, et enfin une présentation de l’équipe fondatrice de l’association. Il y a donc de quoi lire et découvrir, dans cette revue ! Pour s’y abonner, c’est très simple : il suffit d’adhérer à l’association.

I.L. : Comment vous répartissez-vous les rôles dans la conception et la rédaction de chaque numéro de la revue ? Pierre Dhainaut participe-t-il à son élaboration ?

S.Z. : Il n’y a eu qu’un numéro jusqu’ici, mais il s’est construit, enrichi, structuré au fil d’échanges d’abord informels entre Sabine Dewulf et moi. Nous n’avons pas prémédité les rôles de chacun. Notre entente est spontanée, généreuse et naturelle. Nos réflexions et nos envies se rejoignent de manière heureuse. Une belle expérience humaine ! Les thèmes et les rubriques se sont donc décidés assez rapidement. Et puis, il y a eu cette magnifique journée avec Pierre. Nous avions apporté notre maquette, il avait songé de son côté au contenu du premier numéro et écrit des textes. Pierre, toujours très humble, ne souhaitait qu’un bulletin, mais la matière était riche. Nous avons créé une revue. Nous sommes tellement heureuses de la part essentielle que Pierre prend à son élaboration.

I.L. : Avez-vous déjà des idées de dossiers ou sujets importants prévus pour la revue et lesquels pourriez-vous nous annoncer ? Les lecteurs de Pierre Dhainaut peuvent-ils vous proposer des textes critiques ou témoignages ?

S.D. : Oui, nous avons des idées de dossiers thématiques : le prochain numéro sera consacré au thème du rythme corporel dans différents livres de Pierre. Nous avons pour autre projet de réaliser un dossier sur l’enfant. Les lecteurs de Pierre Dhainaut sont les bienvenus s’ils souhaitent nous proposer des articles ou des témoignages, bien entendu. Le prochain numéro accueillera par exemple un texte conséquent et inédit de Michèle Finck, que nous remercions d’ailleurs chaleureusement.

I.L. : Le 1er Marché de la Poésie de Lille, les 9 et 10 décembre 2023, rendait hommage à Pierre Dhainaut. Quelle place l’Association de ses amis y a-t-elle prise ?

S.Z. : Quand Escales des Lettres, centre littéraire régional et acteur culturel très investi dans la promotion des littératures contemporaines, a annoncé la tenue d’un premier Marché de la Poésie à Lille, il nous a semblé évident que Pierre Dhainaut devait d’une manière ou d’une autre y être représenté, non seulement pour l’importance de son œuvre poétique dont nous sommes convaincues, mais aussi parce que la ville de Lille conserve, au service Patrimoine de la médiathèque Jean Lévy, le fonds Pierre Dhainaut, d’une richesse et d’une ampleur remarquables depuis que Pierre a généreusement fait don d’un grand nombre de livres d’artistes et d’archives personnelles. L’Association a donc tenu un stand sur lequel nous avons présenté au public de beaux livres d’artistes de Pierre. Nous avons par ailleurs été contactées par Ludovic Paszkowiak, directeur d’Escales des Lettres, et par la DRAEAC de Lille pour y animer un plateau qui réunissait Pierre Dhainaut et Dominique Sampiero autour de la question de la transmission de la poésie.

 

Sabine Dewulf, Jacqueline et Pierre Dhainaut
Photo : Éric Dewulf

 

I.L. : Le titre de la revue est Augural. Pourquoi ce choix ? Est-ce en accord avec Pierre Dhainaut ?

S.D. : Oui, ce titre a été choisi non seulement en accord avec Pierre mais en sa présence. Nous en avons proposé plusieurs et Pierre a trouvé que celui-ci était une bonne idée. J’ai toujours été frappée par la récurrence de ce terme dans ses poèmes. Et le fait d’utiliser un adjectif plutôt qu’un nom nous a paru intéressant : ce qualificatif nous entraîne dans le geste d’écrire plutôt que dans la description d’un univers. Qualifier, c’est accompagner plutôt que désigner, c’est s’inscrire dans le mouvement vital que cette œuvre nous restitue sans cesse. Par ailleurs, les augures sont des sortes de présages : or, cette poésie est constamment tournée vers l’avenir, le renouvellement. Enfin, « augural » a partie liée avec le sacré. Sans que celui-ci soit nommément présent dans l’œuvre de Pierre, on peut difficilement occulter cette dimension. La parution fréquente de ses poèmes chez un éditeur comme Arfuyen en est un signe à elle seule.

 

 

I.L. : Qui a réalisé le frontispice du nom de l’Association ? Pourquoi ce choix du bleu ? La revue abordera-t-elle les rapports de la poésie de Pierre Dhainaut avec la musique ? Et en particulier son goût pour toutes les flûtes, que ce soit chez Bach ou dans les musiques d’Orient ?

S.Z. : C’est Marie Dewulf, la fille de Sabine, qui a réalisé ce très beau frontispice. Nous avons discuté avec elle de ce que nous souhaitions, elle nous a fait plusieurs belles propositions. Quant au choix du bleu, nous souhaitions que l’identité visuelle de notre association rappelle celle des supports numériques que nous avions créés pour le Prix Pierre Dhainaut du Livre d’artiste deux ans plus tôt. Au moment où je fabriquais le padlet d’accompagnement du Prix, je lisais Pour voix et flûte, recueil que j’aime énormément et dont Caroline François-Rubino a signé les encres. Pierre me parlait du travail de Caroline et de ce bleu nommé gris de Payne qui en est la marque. L’exemplaire de tête que Pierre m’avait offert portait au dos du lavis d’encre ces précisions, de la main de Caroline : « rehauts au calame et crayon blanc. » Il était clair que le bleu était aussi la couleur de Pierre et le roseau, son instrument : le bleu respire « en la respiration du monde » :

« Bleu, la sonorité première
à voir le jour, bleu dans le bleu, bleu pâle
dans le bleu profond ou bleu profond
dans le bleu pâle, de rameau en rameau
sous le ciel de la mer,
tu n’as jamais fini de naître. »

Pour voix et flûte, « Lecture de lumières », Pierre Dhainaut et Caroline François-Rubino, AEncrages & Co, 2020.

Tu évoques pour le savoir si bien, Isabelle, un aspect essentiel de la poésie dhainautienne qui est toute d’écoute, de souffles, d’oyats qui vibrent, de sons qui franchissent les lèvres, de musique. Dans Lignes d’éveil, recueil publié en 1994, Pierre écrivait ce vers magnifique : « A travers le son des flûtes y a-t-il encore une haleine obscure ? ». La revue ne manquera pas en effet d’évoquer les rapports de sa poésie à celle-ci, et, assurément, son goût pour les flûtes, le Ney, flûte d’Iran, le Shakuhachi japonais à propos duquel j’avais offert un livre à Pierre, par exemple. Oui, nous explorerons avec lui le pays des roseaux et des calames, où « le vent qui parcourt les poèmes / connaît le nom qui jadis désignait la flûte. ». Le répertoire poétique de Pierre inclut les mots-notes identifiables de son solfège.

« La flûte, la longue flûte horizontale,
la bien-nommée, la traversière,

le musicien l’approchant de ses lèvres
ferme les yeux : si nous le regardons

sans rien entendre, lui pressent l’émergence,
le devenir du premier souffle,

en se concentrant, il accorde
à la respiration l’essor, l’alliance

de l’inquiétude et de la joie
selon un ordre exigé par l’écoute

qui ne revient pas en arrière.
Raucité, fluidité, soulèvement. »

Pour voix et flûte, « D’abord et toujours », Pierre Dhainaut et Caroline François-Rubino, AEncrages & Co, 2020.

 

 

I.L. : « Oui » est un mot qui revient régulièrement dans les poèmes de Pierre Dhainaut. Mais le « non » ne s’y exprime-t-il pas aussi souvent ou parfois ?

S.D. : Il me semble que l’œuvre de Pierre Dhainaut est née à elle-même lors du tournant qu’a représenté un poème du livre Le retour et le chant, en 1980 : « Je disais non. » Ce retour en arrière, marqué par l’imparfait, assigne le « non » à des poèmes plus anciens, qui exprimaient une violente révolte contre le monde et le langage. Ce non ne demandait qu’une chose : se convertir en acquiescement, dans les poèmes que nous connaissons depuis, notamment, Terre des voix, en 1985. C’est pourquoi ce poème se termine par un « Oui » : « Oui - / le vent me prononce, / un cri l’interrompt : me suis-je écarté / pour revenir ? » Dans l’anthologie Transferts de souffles, que tu connais si bien, Isabelle, pour l’avoir accompagnée et commentée, ce « Oui » est immédiatement suivi de ce titre : Perpétuelle, la bienvenue. Il faudrait (au moins !) tout un dossier consacré à cette « bienvenue ». Tu connais l’amour indéfectible de Pierre pour l’œuvre de Victor Hugo, celui-là même qui écrivit dans Les Contemplations  : « Soyons l’immense Oui. / Que notre cécité ne soit pas un obstacle ». Dans les pas de Hugo, Pierre Dhainaut, s’il est en effet souvent tenté par le « non » lorsqu’il traverse différentes épreuves, finit toujours par prononcer ce petit mot entièrement constitué de voyelles ou par choisir l’approbation, même par exemple au dénouement d’Après (L’Herbe qui tremble, 2019), qui côtoie le tragique : « une ouverture possible, toujours, une promesse. » Ce « oui » fondamental est aussi fondateur de cette poésie que j’ai parfois rapprochée des koans zen, des haïkus ou d’autres textes caractéristiques de la sagesse extrême-orientale : dire oui, c’est s’ouvrir à tout ce qui nous traverse, à l’extérieur comme en nous-mêmes ; c’est s’approcher en profondeur du monde réel, c’est s’incarner vraiment.
 

 

S.Z. : Sabine, qui parcourt l’œuvre de Pierre depuis plus longtemps que moi et connaît particulièrement ses premiers recueils pour les avoir étudiés, nous fait une réponse précise qui trace un parcours éclairant du « non » au « oui ». Plus que le « non », je relève quant à moi plutôt régulièrement, d’un recueil à l’autre, la présence de tournures négatives que l’épiphanie du poème et son débord finissent par neutraliser pour tendre vers le « oui », syllabe aurorale chez Pierre.

« “N’aie pas peur, accueille’’, disait une voix
autour de lui (l’enfant) comme en lui la première,
[…]

Nous apprenons en trois voyelles
à voir le jour, “oui” une fois pour toutes,
la syllabe sacrée à l’intérieur de chaque phrase,
retentissante, rend l’innocence au monde :
en nous débordant, elle nous accorde. »

La troisième voix, Isabelle Lévesque et Pierre Dhainaut, « Secrets d’initiale », 21 septembre, Editions L’herbe qui tremble, 2023.

 

 

Il y a, me semble-t-il, une réversibilité du « non » (prononcé dans le poème ou seulement suggéré par les négations) et du « oui », qui fonctionne un peu comme ce que Pierre nomme, dans votre recueil, La troisième voix, « la syllabe d’“orée” », que l’on entend aussi bien dans « or » que dans « mort » : si le « non » serre les lèvres, l’éclat du « oui » les desserre aussitôt, peu importe ce qu’elles disent.

« en prenant peur, nous aurons tort de ne plus admirer,
le sort des cendres, ce sera forcément le nôtre.

Juste un son, un éclat, un mot existe
qui nous l’évitera, il desserre nos lèvres,
il les oblige à ne pas les fermer,
tes poèmes, quoi qu’ils disent, le font entendre.

La syllabe d’“orée” ou d’“âge d’or”,
explique-nous pour quelle raison c’est la même
que dans “mort” ou dans “nord”. »

La troisième voix, Isabelle Lévesque et Pierre Dhainaut, « Devenir d’avril », 26 mai, Editions L’herbe qui tremble, 2023.

 

 

I.L. : La couverture du premier numéro de la revue révèle une facette cachée ou méconnue du travail de Pierre Dhainaut puisqu’elle reproduit une peinture du poète (dédiée à son épouse, Jacqueline). Nous en montrerez-vous davantage dans un prochain numéro ?

S.D. : Nous aimerions beaucoup montrer les autres œuvres picturales de Pierre. Ce serait dommage de les laisser dans l’ombre maintenant que nous en avons dévoilé une facette. Une autre de ces œuvres figure d’ailleurs en couverture du livre Plus loin dans l’inachevé, paru chez Arfuyen en 2010 : « Gouache et noir de fumée sur papier ». Elles ont à nos yeux un double intérêt : artistique, bien entendu, d’abord, et puis poétique, puisque dans ses années surréalistes, le poète, butant sur un certaine aridité, avait trouvé dans la peinture un moyen de renouer avec les mots : c’est ainsi que l’une de ses gouaches, intitulée Mon sommeil est un verger d’embruns, a rouvert la voie du poème en 1961.

 

 

I.L. : Sabine D., tu as déjà créé il y a 20 ans l’Association des Amis de Jules Supervielle. Tu as également écrit des livres sur Colette et sur Raymond Farina. Quant à toi, Sabine Z., tu as longtemps travaillé sur l’œuvre de Blaise Cendrars. Comment la fréquentation de ces écrivains et poètes, leur lecture approfondie, vous a-t-elle amenées jusqu’à l’œuvre de Pierre Dhainaut ?

 

 

S.D. : Il me semble qu’il existe entre Jules Supervielle, Raymond Farina et Pierre Dhainaut différents points communs qui peuvent expliquer mon intérêt pour les trois : je dirais d’abord à la fois une humilité, une discrétion et un refus des modes poétiques qui m’ont attirée dans leur direction. (Colette, pour moi, est à part : elle représente à mes yeux l’enfance heureuse et sensorielle à laquelle je suis très attachée.) Cela pourrait se résumer en un mot : authenticité. Une autre dimension a son importance pour moi : une certaine forme de ce que j’appellerais spiritualité, alors même que ces trois poètes paraissent agnostiques ou athées. Je suis sensible à une poésie qui ne se contente pas de l’horizontalité où nous vivons, la plupart du temps. J’ai besoin que les poèmes soient des lieux d’ouverture à la nature et au mystère profond de l’univers. Or, ces trois poètes sont sans frontières, ils côtoient la terre, l’eau, le feu et l’air, mais aussi une sorte d’arrière-plan ineffable. On ne peut donc les traduire, les réduire. Ils ouvrent sans faire de bruit sur l’infini. Ensemble, ils forment une sorte de famille poétique, à mes yeux, et je m’y sens parfaitement bien.

S.Z. : Le chemin qui m’a menée à l’œuvre de Pierre Dhainaut est sans doute moins lumineux que pour Sabine. Oui, j’ai travaillé plusieurs longues années sur l’œuvre de Blaise Cendrars, sur l’histoire d’une œuvre qui se confond avec celle d’un nom, une œuvre comme un interminable commentaire du nom Cendrars, une œuvre qui n’en finirait pas d’épuiser ce nom. Sous des genres divers, bourlingue le « moi » qui signe Blaise Cendrars. Peu à voir avec Pierre poète qui rêve pour sa part d’un grand Poème partagé dont on aurait oublié les signatures. La poésie de Cendrars, formidablement moderne, est aussi narrative et ancrée dans une époque. Elle ressemble à un tressaut de wagons ; il y est question d’oreille et la métaphore, prise au sens propre, y est transport magique. Bref, c’est une poésie d’éclats, bruyante et colorée. C’est plus largement une œuvre qui partage avec Apollinaire l’idée que la guerre est la grande Muse. Encore une fois, peu à voir avec la poésie de Pierre, où le silence est le cercle d’or. Il y a aussi eu, parallèlement à Cendrars, le pneuma d’athlète de Saint-John Perse et son grand mouvement ontologique de renouement aux forces du monde. Ce renouement ontologique, on le retrouve constamment chez Pierre Dhainaut, mais avec un lyrisme plus contenu, plus humble. Comment en suis-je donc venue à la poésie de Pierre ? Je lisais beaucoup Bonnefoy, Char et Jaccottet, tous ces poètes qui ont, dans la seconde moitié du XXème siècle, œuvré à une « réévaluation poétique de la matière », ainsi que le dit précisément Michel Collot : pierre, écorce, neige…, et à une véritable incarnation des signes verbaux : sons, souffles, écoute…bref, ces poètes qui ont soudain densifié le réel jusqu’à écrire, pour certains, sur la matière elle-même : je pense aux pierres écrites de Bonnefoy ou aux stèles gravées de Victor Segalen. Chez eux comme chez Pierre Dhainaut - je pense ici en particulier à René Char - se lit par ailleurs l’importance donnée à la parole en ce qu’elle est « absence d’écriture ». Pierre Dhainaut évoque la poésie comme ce que jamais nous n’écrirons : par la voie d’un rêve de la matière, le poème chez Pierre Dhainaut, comme chez ceux que j’ai cités, se désigne lui-même comme épreuve du réel et surgissement du monde. C’est de fil en aiguille que j’ai donc découvert la poésie de Pierre Dhainaut au milieu des années 90, et surtout à la faveur d’une rencontre en milieu scolaire. Je dois ensuite d’avoir vraiment « retrouvé » Pierre et ses textes grâce à Sabine Dewulf, que je remercie infiniment.

I.L. : Pour le premier grand dossier de la revue, vous avez choisi d’aborder la poésie de Pierre Dhainaut sous l’angle de la ponctuation. Toi, Sabine (D.), tu attires notre attention sur les rythmes si particuliers de la langue du poète. Et toi, Sabine (Z.), sur son usage des guillemets qui fait sortir du rang des mots, qui leur donne un statut autre. Pourquoi avoir choisi de développer ces aspects ? En quoi sont-ils déterminants dans la poésie de Pierre Dhainaut ?

S.D. : J’ai constaté que dans de nombreuses notes de lecture à propos des livres de Pierre, j’avais accordé une attention particulière à leur rythme et à leur ponctuation. Comme Sabine Zuberek, de son côté, avait entrepris un extraordinaire travail d’analyse des guillemets dans son œuvre, j’ai trouvé que cela pourrait être complémentaire. La poésie de Pierre est tout entière tournée vers le souffle. La ponctuation, chez lui, est dotée d’une valeur moins syntaxique que respiratoire, si j’ose m’exprimer ainsi. Il était donc très important à nos yeux d’entrer dans ses poèmes de cette manière.

S.Z. : Oui, j’avais depuis un certain temps été frappée par l’usage, de plus en plus fréquent au fil des recueils, que Pierre faisait des guillemets dans ses poèmes pour aérer l’espace autour de certains mots et les faire littéralement entrer en résonance. Il y avait eu quelques coquilles dans un article que j’avais écrit sur l’un de ses recueils, dont nous discutions, Pierre et moi, comme souvent au téléphone : guillemets anglais et guillemets français absents ou confondus. C’est là que je lui ai fait part de ma découverte. Il en a été heureux et s’en est suivi un échange passionnant. J’ai commencé un important recensement des occurrences et la rédaction d’un article dont j’ai parlé à Sabine. De là, comme elle le dit, ce travail sur les guillemets rejoignait des textes qu’elle avait déjà consacrés au rythme et à la ponctuation dans la poésie de Pierre. Le choix du premier thème s’est imposé. « Est-ce qu’on égalise la ponctuation ? », telle était la question de Pierre Dhainaut à un éditeur qui souhaitait remplacer les guillemets de ses poèmes par des italiques censées valoriser le mot tout autant que les guillemets. Mon travail montre que non, on n’égalise pas la ponctuation. Les italiques ne sont pas du tout équivalentes aux guillemets chez Pierre Dhainaut, car les italiques procèdent de la vue, comme je le montre encore dans cet article de notre revue Augural, non de l’ouïe, de la voix ou de l’air. Les italiques, contrairement aux guillemets, n’essaiment pas les sons du mot, mais en inclinent les lettres. Pas d’avènement sonore du mot sans guillemets, les italiques le signalent simplement comme remarquable à l’œil. Les italiques n’ont pas la faculté de « confier à l’oreille, au passage, le secret de ce qui doit suivre » (Pour voix et flûte).

I.L. : Quelle est la place de la poésie de Pierre Dhainaut dans vos parcours de lectrices, et bien sûr aussi d’autrices ?

S.D. : Une place majeure ! J’ai découvert la poésie de Pierre – grâce à Sabine Z., il faut le dire ! – dans les années 2000. C’est l’époque où un bouleversement radical s’est emparé de mon existence : la spiritualité orientale est venue à moi et plus rien n’a été comme avant, à partir d’une révélation dont le centre était la notion d’interdépendance. Or, le premier livre que j’ai lu était Introduction au large, qui venait de paraître chez Arfuyen. Immédiatement, je me suis sentie dans une pensée poétique qui correspondait à cette révolution intime : « Sans les cris des mouettes / la craie ne serait pas si blanche. » Ce monde où tout communique avec tout, où le souffle traverse de manière égale n’importe quel élément, la pierre comme l’herbe, c’était celui qui m’apparaissait le plus réel, le plus digne qu’on se penche vers lui et qu’on l’habite : « De l’herbe jusqu’au bord, inséparable / de la respiration universelle. » Je suis devenue autrice beaucoup plus tard, comme tu le sais. Bien sûr, la poésie a toujours été mon mode d’expression le plus familier, le plus accessible, notamment dans les moments d’épreuve. Mais pour devenir ce vers quoi l’on tend, des initiateurs sont nécessaires : Pierre Dhainaut en fait évidemment partie. Un jour, il m’a dit que ce mouvement que je sentais en moi-même était à écouter vraiment. C’est ce que j’ai fait, tout en prêtant attention à ce qui pour Pierre était si important : s’ouvrir à l’acquiescement, quelle que soit la clôture de départ, pour mieux se relier au monde, à son mystère.

 

 

S.Z. : J’ai déjà en partie répondu sur la place que la poésie de Pierre Dhainaut occupait dans mon parcours de lectrice. Comme pour Sabine, je lui accorde une place majeure. Loin des modes et des chapelles, hors de toute posture consacrée du sujet dans le poème, Pierre Dhainaut est de ces poètes rares aujourd’hui en ce qu’il a creusé le sillon d’un rapport radical au réel et au langage. Sa poésie œuvre au chiffrement/déchiffrement du monde. Elle tient tout entière dans l’éphémère de la nomination portée par le souffle du poète, portée par le passage du nom qui précède l’être, recréé entre les lèvres confiantes, portée enfin par « le retour sur écoute », qui « affine l’attention et la relance, loin de toute préméditation ». Le passage du nom comme neuf, comme reconnu, comme originel est l’unique porte d’accès au réel concédée par Pierre Dhainaut. Le texte et la réalité entretiennent alors la plus intime des affinités, le même élan, la même alliance. Et c’est sublime !


1 Retour sur écoute est le titre d’un recueil de Pierre Dhainaut paru aux Editions Le Bateau fantôme en juin 2023.

 

 

I.L. : Pierre Dhainaut a publié un très grand nombre de livres depuis 1961. Son écriture a évolué même si sa voix reste très identifiable. Par quel livre conseilleriez-vous d’aborder sa poésie ?

S.D. : Je pense spontanément à Introduction au large (Arfuyen, 2001) puisque je suis entrée dans son œuvre par ce livre. Il a l’avantage d’être assez court et accessible. Il existe aussi des anthologies qui peuvent donner un aperçu de cette œuvre considérable, comme Transferts de souffles (L’Herbe qui tremble, 2019). En réalité, n’importe quel livre de Pierre peut servir de seuil pour entrer dans son œuvre, me semble-t-il. Mais s’il faut en citer, parmi les autres livres qui me tiennent le plus à cœur, je proposerai volontiers Entrées en échanges (Arfuyen, 2005), Rudiments de lumière (Arfuyen, 2013), Une porte après l’autre après l’autre (Faï fioc, 2020), Préface à la neige (L’Herbe qui tremble, 2022), Un art à l’air libre (Al Manar, 2022) ou encore À portée d’un oui (Les Lieux-Dits, 2022).

 

 

 

S.Z. : Je conseille régulièrement Préface à la neige (L’Herbe qui tremble, 2022), parce que c’est le recueil par lequel je suis véritablement revenue au cœur de la poésie de Pierre et que je le trouve miraculeux de beauté. Je fais sinon souvent lire Une porte après l’autre après l’autre (Faï fioc, 2020) à mes élèves. Enfin, Sabine le dit, n’importe quel recueil de Pierre peut initier à la poésie de Pierre, qui reconfigure en profondeur – je le disais précédemment - la subjectivité poétique en lien avec la matière. La poésie de Pierre est aussi métapoétique : Retour sur écoute me semble lumineux de ce point de vue. Ces jours-ci, nous aimons lire, mes élèves et moi, Un art à l’air libre (Al Manar, 2022). La poésie de Pierre Dhainaut est de celles qui se fréquentent au quotidien.

I.L. : Pourriez-vous, chacune, nous offrir quelques vers choisis qui vous ont particulièrement touchées et qui vous paraissent caractéristiques de la voix de Pierre Dhainaut ?

S.D. : Avec grand plaisir, en voici quelques-uns (parmi tant d’autres !) :

« Ne cherche / aucune issue, // contente-toi de respirer. » (Mise en arbre d’échos, Møtus, 1991)

« En haut de cette page / ou de la dune, tu commenceras / par ne pas peser. » (Introduction au large, Arfuyen, 2001)

« Appuie-toi sur l’écoute, / rends intarissable / la source sonore. » (Introduction au large, Arfuyen, 2001)

« Encore un instant, tu saurais pourquoi / le rameau n’est rompu / qu’en apparence. » (Entrées en échanges, Arfuyen, 2005)

« Courants d’air ou rayons / sans préférence : devant la porte / il n’y a que des portes. » (Entrées en échanges, Arfuyen, 2005)

« La marche imprévoyante, / le sens amical / naîtra de lui-même. » (Levées d’empreintes, Arfuyen, 2008)

« Donner, donner sans crainte, / le don n’a pas de fin, / l’œuvre ou la vie changée en source. » (À portée d’un oui, Les Lieux-Dits, 2022)

« Rien, les nuages / ne sont rien par eux-mêmes, / le vent leur est fidèle. » (L’art des nuages, Voix d’encre, 2023)

 

 

S.Z. : Je triche un peu avec la question. J’aurais moi aussi tant de vers à relever dans les nombreux recueils de Pierre. Mais un ami, Alin Anseew qui a bien connu Pierre, m’a fait parvenir il y a peu de temps un livre intitulé Lignes d’éveil publié dans sa collection Ecbolade en 1994. Dans ce livre à la couverture rouille se suivent des « phrases » de Pierre « notées sans le souci de faire un livre entre 1987 et 1993 » et « reprises selon un ordre qui s’est voulu aussi léger que possible »1. Voici quelques vers choisis. On y retrouve déjà les grands thèmes de Pierre Dhainaut :

« Pour exemple les trembles : plus que la révolte la confiance est verticale. »

« Le poing suffoque : nous entrerons avec la paume, nous entrerons en résonance. »

« De la main aimante une épaule, de la voix un visage. »

« Toujours aux confins l’oreille et toujours au centre. »

« Ne meurtris pas la neige d’une trace, la fraîcheur pour mémoire, la fraîcheur augurale. »


1 Les deux premières séries de phrases dans une version incomplète avaient été publiées en 1990 aux éditions du Charbon blanc, à très peu d’exemplaires, sous le titre : Pensées de l’air et Pensées de l’eau.

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Les Amis de Pierre Dhainaut
https://www.facebook.com/AmisPierreDhainaut/

 

Le bureau de l’association
Sabine Zuberek Kotlarczik, Sabine Dewulf
et Jean-Jacques Vandewalle
Photo : Droits réservés

Pour adhérer à l’Association (15€) :
Adresser un bulletin d’adhésion ou une demande manuscrite par la Poste au Trésorier ou par mail à l’Association (amispierredhainaut@gmail.com) et envoyer un chèque au Trésorier (29 rue Gabriel Péri 59370 Mons-en-Baroeul) ou faire un virement sur le compte bancaire des Amis de Pierre Dhainaut (IBAN : FR76 1027 8027 2300 0213 4770 140).


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