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Revue du Bréchet - Chaos & fortunes

mercredi 15 juillet 2020, par Cécile Guivarch

Entretien avec Michel Gerbal par Cécile Guivarch

Cher Michel Gerbal, je viens de recevoir le n°1 de la revue du Bréchet. Je la trouve originale, de par le choix des textes, la façon dont ils se répondent, la ligne éditoriale axée sur la joie, l’être, le corps, tout cela procure à la lectrice que je suis, un grand bonheur. Alors, je suis bien sûre, très intriguée, et j’aimerai beaucoup vous demander comment est née cette revue, de quel désir ?

Bonjour Cécile.
Eh bien, cette première curiosité sera peut-être la plus difficile à satisfaire ! Je ne m’en souviens plus très bien. C’est une ancienne histoire, qui remonte à plusieurs décennies.
Peut-être lorsque vers 16 ans j’ai rencontré sur le parvis de Beaubourg à Paris ce vieux monsieur probablement un peu fou qui survivait à son angoisse en couvrant des cahiers d’écolier d’une écriture régulière. Il avait quelque chose qui me touchait énormément, probablement sa gentillesse. Il y a des gens qui vont mal et qu’on sent fondamentalement gentils, et d’autres non. Il faut du courage pour réussir à vivre dans cette douleur et réussir à ne pas trop en accuser les autres. Et puis j’avais lu quelques uns de ses textes, j’avais réussi à le convaincre de me laisser les lire, et même de les photocopier ! Je m’étais fait deux promesses : une, que ma vie ne serait pas semblable à la sienne, et deux, qu’un jour je publierai ses poèmes. C’est peut-être à ce moment là qu’est né le premier désir de faire une revue. C’était déjà pour moi un tout : le bonhomme, dans sa réalité, la réalité de cette rencontre (il y avait un troisième larron aussi, il y a toujours un troisième larron, n’est-ce pas ?) et son écriture. Je lisais beaucoup à cette époque, en particulier beaucoup de poésie, et beaucoup de poésie contemporaine. Je ne m’en rendais pas compte, mais la bibliothèque que je fréquentais était un lieu culturel important, dans le sens où au moins un de ses responsables, je l’ai découvert un peu plus tard, était aussi l’animateur d’une revue « importante », je ne sais plus exactement laquelle. Donc j’écumais littéralement cette bibliothèque - je possédais trois cartes ! - et il y avait un énorme rayon de poésie. Or j’avais un problème : je n’arrivais pas à savoir si j’aimais ou si je n’aimais pas ces textes. Il faut voir que j’avais 14 ans au début, et que j’étais exalté ou passionné et que lire ces poèmes, c’était aussi pour moi une véritable forme de militantisme. Mais pour tout ce qui était poésie française, je ne savais pas si j’aimais ou pas. Je heurtais sur des signes typographiques : l’esperluette, le slash. Ça me paraissait être des « trucs » faciles. Et il y avait aussi une sorte de consensus, même entre des auteurs finalement très différents, pour, par exemple, briser les phrases, une certaine façon d’en hacher le sens. Ça n’existait pas du tout dans la poésie de langue espagnole, par exemple, et ça n’existait pas non plus du tout dans les textes de Jean. Alors je crois que déjà à ce moment là, je me disais que la poésie, ça ne pouvait avoir de sens que dans une relation entre la parole (le texte) et le souffle qui l’exprimait, je veux dire : le bonhomme qui la parle, la réalité charnelle. Sentir l’épaisse couleur humaine. Dès que je sentais cette authenticité là, je me disais « voilà ! là ! c’est ça ! là il y a la poésie ! ». Vous comprenez ? C’était très loin des jeux verbaux, et au fond, je me dis que mon intuition était juste : c’était une période de grands rhétoriqueurs - pas de poètes comme j’aspirais à en découvrir. Rimbaud - me donnait de la fièvre (je suais vraiment !) ou me mettait quasiment en extase. Je n’y comprenais rien non plus, mais cette façon de ne pas comprendre me renversait totalement - il y avait cet espèce d’engagement de tout l’être. C’était ça qui m’intéressait, brûler d’une manière ou d’une autre, pas du tout les jeux intellectuels des poètes français. Eh bien il y avait ça chez Jean (qui se trouve dans le numéro 1 de la revue). C’était de la poésie, parce qu’il ne trichait pas. C’était de la poésie comme les lettres de Van Gogh en sont. Bien sûr que ça n’a rien à voir avec le génie de Van Gogh ! Mais c’est un moment, un temps dans le grand discours dont se compose une époque, et en tant que tel, je pouvais le comprendre et l’aimer, et justement pour ses « défauts ».
Je crois que c’est là l’origine de mon désir d’une revue. Il fallait bien que quelqu’un s’y colle !

Dans ce numéro, les mots des différents auteurs semblent se répondent, dans un geste d’amour, presque. Ainsi vous imaginez les prochains numéros de la revue dans ce même élan, ou bien pensez-vous à d’autres choses ?

Ce même élan, oui, mais... pour y être fidèle au mieux, il faut parfois passer par des ruptures ! Un geste d’amour... c’est drôle, je relisais encore une fois tout à l’heure dans le bus quelques versets du Cantique des Cantiques. C’est un de mes poèmes préférés, toutes littératures confondues, que j’ai la chance de lire en VO... C’est un poème d’amour, comme on sait, c’est l’histoire d’un amour qui se développe dans toutes les dimensions - qu’on dirait de nos jours « psychologiques, sociologiques », etc. C’est aussi un poème initiatique, dans le sens où la fiancée accède à dire « je » sans cesse plus loin à toutes les dimensions du désir, des plus érotiques aux plus paperassières. Et justement, à un moment donné, elle dit à son fiancé : fuis ! par les monts de la Rupture. C’est une allusion complexe, en hébreu, ce terme, mais c’est quand même bien ça aussi : l’idée qu’il faut passer par de la rupture pour être « fidèle ».
Je me méfie du mot « amour », c’est un peu comme le mot « poésie », on peut en dire n’importe quoi, et c’est tout l’intérêt peut-être d’avoir des mots comme ça, à définir et redéfinir sans arrêt. Enfin, je ne sais pas. En tout cas, oui, il y a cet élan dans l’écriture, et c’est un élan qui se trouve des obstacles, parce qu’enfin on ne vit pas dans un monde d’anges phosphorescents, on n’est pas comme ça. Alors oui, j’aimerais encore, comment dire cela ? pour la revue, insister sur la piste qui m’intéresse, la découvrir moi même mieux une ou deux fois, et puis le plus vite possible, que d’autres le prolongent et l’incurvent autrement.

Les textes se répondent en dialogue. On pourrait croire qu’il s’agit d’un seul même texte, un écrit collectif. Ainsi, ma curiosité, comment avez-vous fait ? Comment avez-vous choisi ces auteurs, est-ce que cette mise en texte était prévue initialement ou bien c’est venu ensuite, un peu comme une évidence ?

L’intuition du dialogue était là au tout début. C’est une conviction profonde que j’ai : que toute œuvre d’art vraiment riche et belle est toujours collective. On comprends mieux ça dans le monde du théâtre. Un grand théâtre, c’est toujours une œuvre collective. Mais c’est vrai aussi pour un poète, aussi lyrique soit-il. C’est ça qui fait de lui un poète lyrique : c’est qu’il a ce don de réception des paroles - ou de leur danse - de son temps. Il est au milieu de tout, qu’il le veuille ou pas.
Dès le début aussi, il y avait pour moi dans ce choix une part de colère, de refus : face au narcissisme individualiste vraiment terrible dans le monde littéraire. C’est terrible, non pas la vanité ou l’orgueil, après tout pourquoi pas ? Mais enfin il faudrait quand même que ça ne remplace pas la confrontation réelle, la rencontre, quoi. Sinon, on se coupe des véritables énergies qui font une œuvre.
Comment j’ai fait ? Eh bien c’est du bricolage. Il faut voir que je me suis retrouvé absolument seul à faire cette revue - et ça, ce n’était pas du tout l’intention ! J’avais quelques lignes, à la fois vagues et précises. Je savais assez bien ce que je voulais que cette revue surtout ne soit pas ! J’ai décidé dès le début qu’il n’y aurait aucun texte théorique, en tout cas pour le numéro 1. Je voulais aussi que les textes soient donnés de façon brute, sans explications de texte, sans appareil de notes. Je voulais faire une revue qui ne soit ni universitaire, ni spécialisée, et encore moins une revue qui s’adresse à tel ou tel mouvement ou sous-mouvement poétique. Et bien sûr sans céder ni sur l’exigence, ni sur la facilité, en particulier cette facilité qui consiste à se faire abscons.
Ensuite, il y a tout un pan du travail qui détermine les choix, aussi. Des questions comme les Droits d’auteurs, Domaine Public ou pas. Il faut bien aussi s’en occuper ! Ou encore des questions de langue : je voulais des poèmes nahuatl, par exemple, mais je n’ai pas trouvé de traducteurs... Et puis il aurait fallu aussi discuter pas mal, parce que j’ai ma petite idée sur ce que je veux et ne veux pas en matière de traduction. Ensuite, eh bien, ce sont des rencontres... Des rencontres de texte, d’abord. Quelque chose qui me parle dans tel ou tel texte.
Un bon exemple de comment j’ai procédé, c’est le poème « mystique » ou « érotico-masochiste » de Monia Aljalis. Il n’était pas prévu au début. Je lui ai demandé, en plus de son texte sur les Chibanis, parce que je me suis dit que ça manquait de poèmes « d’amour », la revue. C’était pas complet. Et puis ensuite, alors que c’était encore moins prévu ! j’ai choisi mon texte « d’amour » - pour faire contrepoids, comme si je disais à Monia dans une soirée : « oui, mais bon ! c’est gentil, Dieu, la Soumission, tout ça, mais enfin, un peu d’amour purement humain, c’est pas mal aussi ! ». C’est vraiment ça qui m’intéresse : ni mon poème ni celui de Monia, mais le mouvement entre les deux. Pour ça, il faut qu’ils disent quelque chose, quand même, ces poèmes. Il faut qu’ils affirment quelque chose - et ils le font suffisamment, je trouve. Alors moi, j’ai essayé de restituer leur moment. C’est comme ça que j’ai fait : du bricolage ! avec l’attention à ce qui se passe dessous. Je trouve que ça, ça rend « bon » ce qu’on n’a pas appris à trouver « bon ». Il y a des gens qui ont la parole lourde. Ça existe ! Et puis cette parole lourde, elle peut être très belle aussi. Mais elle l’est surtout tant qu’elle n’est pas présenté comme le « tout » de la parole : je ne vais pas en faire un principe esthétique. Je la veux, cette parole, mais en son lieu, en son temps. Ça fait du dialogue, effectivement.
Il y a deux parties dans « Chaos & Fortunes ». La première, c’est ça, c’est ce dialogue que j’ai taché de dégager entre des textes d’inspiration parfois bien différentes. Ça marche plus ou moins, bien sûr, mais c’est vraiment ma part de « création » dans cette revue : la mise en échos des paroles. La seconde partie, c’est autre chose, et peut-être c’est encore la même chose : c’est l’idée du feuilleton, comme les anciens feuilletons du 19ème siècle. C’est un rêve aussi : faire de la poésie populaire, pas populacière, hein ! Pour l’instant, ce n’est pas vraiment gagné. Mais je ne désespère pas.

Le revue s’ouvre sur un texte de Frankétienne. Très beau texte. Divin. Joie de le lire. Que pourriez-vous dire de cet auteur et surtout du texte ? Pourquoi l’avoir choisi pour ouvrir le numéro ?

Frankétienne, c’est vraiment une grande surprise et un grand cadeau ! Je suis tombé un jour par hasard (mais il n’y a plus vraiment de hasard quand on est un grand lecteur, en tout cas dans ma vie je tombe toujours sur les textes dont j’ai besoin où que je sois et dans des circonstances vraiment étonnantes, comme par exemple, ces écrits « spirituels » de Kafka que je ne connaissais pas et que j’ai trouvé dans une boite à livres en pleine forêt ! ) sur des poèmes « graphiques » de Frankétienne, sur internet. Je ne sais plus pourquoi, mais ça m’a appelé tout de suite. Alors je me suis renseigné. J’ai pris contact avec Frankétienne et sa femme, et je leur ai demandé un texte. Ils ont accepté tout de suite, et sans faire aucune manière, contrairement je dois dire à d’autres auteurs de la revue. Ils ont seulement insisté sur le fait qu’il fallait que je respecte la graphie des poèmes. Comme je suis maniaque, c’était facile...
J’ai continué à chercher, et j’ai découvert que ce monsieur était très célèbre, qu’il avait été nobélisable... Qu’il avait connu André Breton et d’autres célébrités. Je n’en savais rien au début. En fait, j’ai d’abord été troublé par l’aspect très chrétien des deux poèmes qu’il m’a offert pour la revue. Mais où est le problème ? Ce sont des poèmes extraordinairement vivants et un peu « testaments », comme « Redemption Song » est un peu testament pour Bob Marley. J’ai vite trouvé leur place dans le dialogue de la partie « Echos » de la revue. D’abord parce que Frankétienne se désigne comme « spiraliste ». C’est à dire que l’enchaînement des idées se fait dans un mouvement de spirale dynamique, et non suivant une logique philosophique quelle qu’elle soit. Or c’est exactement aussi l’intuition essentielle de l’organisation des auteurs dans la revue. Ce n’est pas une exposition consacrée à célébrer les auteurs, mais une mise en mouvement de leurs paroles. Et puis le premier texte de Frankétienne (qui est en fait le début d’un long poème qu’il a écrit, à ma connaissance encore inédit) parle vraiment de ça : comment l’existence humaine est ce mouvement à jamais inachevé du chaos vers la forme. Et de la difficulté à faire avec ses propres bouillonnements intérieurs. Frankétienne, pas de doute pour moi que c’est ce qu’on appelle un « génie ». Un volcan d’énergie, doué d’une grande capacité d’expression, mais toujours en équilibre instable entre sa violence et son aspiration à un ordre. Il y a autre chose aussi, qui a du jouer un grand rôle dans son parcours. Frankétienne est haïtien (et j’avais justement lu quelques livres sérieux sur la culture haïtienne) et c’est un Noir blanc. Ils ont un terme pour ça, je ne me souviens plus. Ça veut dire que les traits de son visage sont nègres - mais sa couleur est blanche. Il n’est pas albinos ! C’est une singularité totale. Un Noir blanc. A Haïti ! Eh bien... ça a dû jouer. On ne vit pas de la même façon quand on est soi-même dans sa chair une faille tectonique que lorsque on est soit un Noir des Hauts Plateaux, soit un Blanc du Littoral atlantique... Ça ne m’étonne pas du tout que son écriture m’ait frappé !

De même, ce premier numéro a un titre Chaos & fortunes, vous nous en parlez un peu de ce titre ?

Chaos & Fortunes... Chaos & Fortunes... C’est bien, non ?

Je note des textes signés différemment, par exemple « le collecteur », je note des poèmes qui sont des définitions, je note que des choses communes se mêlent aux choses de la nature, tout comme à la langue, au cœur, aux corps. Je note l’air, le souffle, le retour à la nature. Mais aussi les problèmes de pollution, de l’industrie, mai 68. Selon vous, que doit retenir le lecteur de tout cela ?

Oui, « collecteur »... C’est vraiment ce que je voulais être : c’est une fonction, comme « régisseur » au théâtre ou metteur en scène. J’ai fait ça, j’ai été ça pendant un certain temps : régisseur, metteur en scène, éclairagiste, serveur, acteur... Je suis le collecteur de ces textes, comme il y a des collecteurs d’histoires populaires. Et justement il y a deux variantes du conte du petit Chaperon Rouge, dans la revue !
Et oui, il y a du Mai 68, mais ce Mai 68 là est « lu » par un homme qu’on dirait facilement délirant - il interprète Mai 68 en termes d’Ondes et de Phases... Il fait passer 68 par sa cervelle, la sienne, par sa sensibilité et son intelligence à lui. En cela, est-ce que c’est « spirituel », est-ce que c’est « politique » ? Et puis, n’est-ce pas ? Il a manifestement écrit ce texte peu de temps après 68, et c’est étonnant de voir à quel point c’est la même chose que ce que pourraient dire des « complotistes » actuels. Mais il n’est pas « complotiste ». C’est peut-être sa gentillesse qui le sauve de cette petitesse là. Et tout de suite après, il y a ce lumineux poème d’Anjela Duval sur Mai. Le lien était facile ! Mais Anjela, en plus si je peux dire d’avoir été une authentique grande poète, était aussi une paysanne, et apparemment de plus en plus travaillée par des idéologies de résistance bretonnante ou de renouveau « celtes ». Ce n’est pas ma tasse de thé mais ! ça existe au monde, ça aussi. Et de même, l’extraordinaire, le génial Focus - quand on pense qu’il écrit ses poèmes qui frisent le dadaïsme en plein triomphe de l’alexandrin classique qui célèbrent tous, au fond, la splendeur et la perfection du Roi Soleil ! Est-ce qu’il est spirituel ou politique ? Une chose est sûre : qu’il soit fou ( et il l’était ) est vraiment ce qu’il y a de moins intéressant là-dedans.
Et bien sûr les « définitions » proposées par le « collecteur », c’est bien moi aussi qui les ai écrites, mais... comment dire : je me suis vraiment mis au service du texte de Jos Roy, lui-même appartenant à un genre qu’on est peu habitué à considérer comme relevant de la « poésie » (il s’agit d’un extrait d’une Thèse de Droit Maritime). Victor Hugo dit quelque part, en défense de l’argot : « tous les mots sont adultes ». C’est important pour moi d’ajouter : « toutes les formes sont adultes ». Toutes les formes syntaxiques. J’aime réellement autant le Littré que Shakespeare, pas au même moment. J’aime tellement ces distinctions autour de cette notion juridique de derelict ! Et comme je ne comprenais pas bien et que l’auteur Jos a trop tardé à me donner ses explications techniques, eh bien j’ai cherché et pour comprendre, j’ai fait comme je fais toujours, j’ai écrit. Ce n’est pas mon rôle ni mon envie de dire au lecteur ce qu’il devrait faire, mais je serais content si la lecture de cette revue pouvait lui donner envie de reconnaître ça à son tour - que toutes les formes sont adultes. La poésie est partout où vous serez capable de la voir. Dans les articles scientifiques, dans les manuels de jurisprudence, dans les recettes de cuisine, et bien sûr dans les contes populaires. Il ne s’agit pas d’enjoliver, il s’agit de dire, dire et c’est tout. Par exemple, ces Contes, justement : on peut pas dire qu’ils soient « bien écrits ». C’est ce qu’on appelle du patois ! Oui, mais précisément : si on veut y mettre du subjonctif, de la Raison, de la Mesure, des Vers Rythmés, etc - eh bien on passe à côté, complètement à côté. On casse le souffle, quoi ! on casse le poing qui frappe et alors pour ne pas risquer de se blesser, on en vient à édicter les règles de bon-ton, de bienséances et finalement... à empêcher tout et tout le monde dans une société policée à outrance. Ce qui était vrai du temps de Perrault l’est autant aujourd’hui. Toutes les formes sont adultes ! Mon rôle à moi, dans cette revue, (et certainement aussi dans mes propres textes), c’est de le faire entendre.

Je sens quelque chose de spirituel dans votre démarche, celle de vos auteurs. Est-ce que je suis sur la bonne voie ? Ou bien revue engagée également (rapport aux thèmes de la pollution, mai 68...) ?

Je ne peux pas parler pour les auteurs. En ce qui me concerne, je suis juste un poète. Et bien sûr, que c’est spirituel, la poésie ! Comme si on avait le choix, d’ailleurs. C’est peut-être ça ? J’avais un ami par ici, dans le coin. C’était un homme malade, grand schizophrène ou parano, je ne sais pas trop. Ça allait quand il prenait ses médicaments. Il avait été prof au collège de France aussi, jusqu’au jour où il avait basculé dans la psychose. Après la mort de ses parents, il a du vivre définitivement en hôpital psychiatrique et je ne l’ai plus jamais vu, jusqu’à sa mort. Quand il délirait vraiment (avec moi il n’était jamais violent), il devenait d’une intelligence extrêmement fine, aiguë comme une pointe. Il me désignait le soleil, ou plus exactement la succession des soleils dans le ciel, de minute en minute. Il m’expliquait ses visites forcées en Enfer, dont il me décrivait avec précision les lieux organiques, leurs effets de fuite et de rebond. Il s’inquiétait de savoir si je le comprenais, et je lui répondais le plus honnêtement possible : oui, je le comprenais, c’était même troublant de le comprendre si bien. Mais je ne connaissais pas ce qu’il me décrivait, et j’étais bien satisfait de ne pas le connaître. Moi, ce que je connais, lui disais-je, c’est le grand écart. Je sais comment chaque partie du filet sensoriel, lui disais-je, est en vibration avec toutes les autres, et je suis en équilibre sur plusieurs fils en même temps. Ça me permet de te comprendre, lui disais-je, de te comprendre juste maintenant, par la vibration particulière que ton récit provoque, mais pas de connaître l’Enfer comme toi tu le connais. Je vois les soleils que tu me montres, je comprends bien comment ils se fabriquent de rien de seconde en seconde, mais je me tiens aussi en équilibre de l’autre côté, celui où il n’y a qu’un seul soleil, que les nuages cachent et que le battement des paupières fait apparaître et disparaître. Je vois les deux, avec autant d’intensité, parce que tu me le racontes maintenant. C’est ce que je lui disais, pour tacher de lui faire saisir un mécanisme de mon fonctionnement psychique, et lui me parlait au contraire d’exils épouvantables, d’épreuves atroces, d’amnésies, de contrôle et de surveillance. Il était fou ! Et je ne le suis pas, du tout. Mais oui, c’est peut-être ça, la poésie : une sorte de grand écart entre les mondes. Enfin, leurs représentations. Un cor au pied, c’est très spirituel. Et pas mal de spiritualités font tellement boiter, qu’on ferait bien de les passer au bistouri !
Mais sinon, bien sûr, les spiritualités m’intéressent aussi, beaucoup. Je ne sais pas distinguer ce qui est de ce qui n’est pas spirituel. C’est une grande question, ça !

Semestrielle la revue ? Vous pensez déjà au prochain numéro ? Comment ?

Oui. C’est déjà quasiment fait. J’ai déjà une partie non négligeable des textes. Déjà une partie de la mise en mouvement. Mais je ne peux pas tout faire tout seul. Et je ne veux pas. Pas question ! Alors c’est en forgeant qu’on devient forgeron, mais par exemple, il y a tout le pan commercial que je ne maîtrise absolument pas. Je ne sais pas « lancer » une revue. Si les auteurs ne prennent pas leur part, si ils ne considèrent pas cette revue comme une œuvre collective, alors ça ne marchera pas, et surtout, ça ne m’intéressera pas. Je réfléchis beaucoup à tout ça.
J’ai très envie de continuer, je discerne un peu mieux mes talents et mes limites dans cette activité de revuiste, ce ne sont ni les idées ni les textes qui manquent... mais il n’est pas question de faire ça tout seul. C’est l’équivalent de 5 ou 6 métiers - qu’il me faut apprendre sur le tas.
Pas question de refaire ça dans les même conditions, dans cette situation de solitude totale. C’est trop désespérant.
Le rôle que je me vois est un rôle fédérateur. Si les gens n’ont pas de désir de fédération, s’ils ne prennent pas leur part, alors il n’y aura pas de suite. Et ceci est un appel, mais alors un appel sérieux. Nous n’avons pas vendu 10 numéros de la revue. Vous voyez, c’est ça aussi, l’individualisme destructeur dont je parlais. Il y a une aventure possible, mais je pense que la plupart veulent surtout être exposés. Quel drôle de monde, notre monde ! Il n’y a pas plus « capitaliste libéral » que les auteurs aujourd’hui. Je réfléchis à tout ça.

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Extraits

[ Patricia dit : ]

Est-ce la parole qui rend l’homme plus humain
quand ses actes lui confèrent une tout autre nature ?

Les mots se détachent d’un socle et le lien devient
flou
la fabrication du beau se construit dans la distance de
                                                                  son hôte

on aimerait être, on aimerait se convaincre
et l’on convainc parfois

Dans le vivant
le double
une collaboration plus ou moins affinée
une capacité à fractionner
une part de vrai
pour cent mensonges
pour mille mensonges,
l’altération du vrai

À l’écart du chant,
la pureté est d’exception.

[ Jean dit : AIR ]

Air, toi que l’on ressent et qu’on explique pas,
qui gonfle mes poumons, fais ma vie ici bas -
Pourquoi t’es tu vicié dans la ville, et pourquoi
dans la campagne, je me réfugie quelquefois -
   C’est là que la nature te renouvelle et moi
   je sens ce besoin de me replonger en toi
   comme une nécessité - C’est pourquoi dans les
                                                                     champs
   je me retrouve heureux, avec mon âme d’enfant -
Un air de flûte au loin, m’égaie comme une caresse
Je le ressens en moi, avec allégresse -
Retour à la nature, où tout est équilibre
Oui c’est bien dans ton sein que l’homme se retrouve
                                                                     libre -
   C’est loin des pollutions qui t’ont souillé depuis
   que les hommes ont tout sacrifié à l’industrie
   C’est bien les hiérarchies, entre eux, exacerbées
   Qui ont fait qu’en leur vie, le dieu cancer est né -
C’est bien l’orgueil démesuré qui fait que certains
Ont étouffé fraternité chez les humains
Le soleil les éclaire, lorsqu’ils sont vivants
Mais trépassés demain, ils brûleront dans le néant -

[ Michel dit : ]

Sois à moi le profil de la vague à son vide.
Je veux être lu cruellement, tendrement.
Aime moi tendrement sans pitié. Sculpte-moi
D’une étreinte précise. Suppute-moi,
Ne me consomme pas.

Faudrait-il pas que l’homme et que la femme
Soient l’arbre et le chemin.
Nous ne savions pas.
Nous avons voulu attendre,
Nous avons voulu attendre : et c’est la soif
Qui est venue.

Nous sommes là.
Je serai là quand tu n’y seras plus / les oliviers
                                                                        flambent, je suis là.

Je t’offrirai des précisions extrêmes : c’est tout
Ce qu’il me reste.

Nous avons travaillé. Arraché nos visages
Pour être digne / deux cailloux, l’âme : nous ne
                                                                        savions pas.

Et c’est la chair qui est venue
Et nos plaies sont dignes, affamées.

Et nous avons marché, à ne
Pas nous toucher : nous étions
Vides, et creux, et nus.
Nos genoux sont blessés / est-ce que tu seras là
                                                                        quand je n’y serai plus ?

Nous nous sommes heurtés. Avec
La lyre irrévérencieuse des ventres
La chose possible est la seule réelle / le rêve
                                                                        s’accomplit en brisure :

Nous avons bu, et mangé.

Touche mon visag’ pour le refaire masque
Empalme mes yeux, sculpte-les en regard :
Offrez-nous un mensonge
Offrez-nous un mensonge.

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