Entretien avec Elie Petit et Tugdual de Morel, co-éditeurs de la Revue Affixe par Cécile Guivarch
Bonjour, je viens de recevoir le 2ème numéro de la revue Affixe en service de presse et j’en trouve l’idée étonnante, détonante, aussi dé-coiffante ! Vous la définissez comme une revue littéraire des préfixes et suffixes, et du coup, vous pourriez nous en parler ? Quel est le principe de cette revue ? Et comment est-elle née ?
]A[ : Bonjour ! Et merci de nous accueillir dans vos colonnes. Affixe emprunte son nom aux éléments lexicaux qui s’ajoutent aux mots pour en modifier le sens ou la fonction : les préfixes, suffixes et infixes. Son premier numéro est dédié au suffixe -ment, formateur du plus grand nombre d’adverbes, aussi bien que de substantifs divers. Son deuxième numéro est sorti en mars dernier. Il est consacré au préfixe dé-.
À chacun de ses numéros, les autrices et auteurs de la revue écrivent et décrivent, par la création littéraire, leur propre interprétation d’un même affixe. La somme de leurs textes suggère une définition tant décantée que multi-facette de celui-ci.
Nous sommes deux co-éditeurs, rencontrés lors d’un cursus de création littéraire, à l’école de La Cambre à Bruxelles, cursus qui accompagne de jeunes auteurs et autrices sur leur premier long texte. À l’issue de cette année riche en écriture et en compagnonnages, nous avons réfléchi à une manière de continuer à travailler ensemble : c’était la revue. Dans notre premier avant-propos, nous reproduisons le cheminement qui nous a ensuite conduit à l’idée d’Affixe. (Avant-propos du n°1 d’Affixe, -ment)
Un premier numéro donc, consacré au suffixe -ment, un deuxième consacré au préfixe dé-, et qui, si je comprends bien, ces propositions provoquent des créations certainement inattendues. Qu’est-ce vous pourriez nous dire de ce que cela provoque chez les revuistes que vous êtes, comme réaction ?
]A[ : Le travail d’édition a consisté en grande partie en une découverte. On y retrouvait sans surprise ce qui nous plaisait de la relecture critique des textes que nous faisions les uns des autres, de l’écriture, la réécriture et la composition à quatre, six, x mains, dans le cursus dans lequel nous nous sommes formés.
Notre rôle en tant que tel dans Affixe, c’est aussi croiser les contributions, les faire dialoguer, pour en souligner ou les augmenter d’un écho au-delà d’elle-même, comme savent le faire la littérature et les arts. Il y a, à cet égard principalement, les textes que l’on “attendait”, et ceux dont on ne soupçonnait rien. Affixe porte des couleurs, questionne avec responsabilité les préfixes, les suffixes qui prolifèrent dans le discours. Quand on entend le -ment d’ensauvagement, de grand remplacement ou le dé- de décivilisation, il faut tendre l’oreille.
J’ai comme l’impression qu’avec cette revue, vous êtes d’ailleurs vous-même au centre de la création, en proposant quelque chose qui permette aux auteur-e-s de sortir de leur confort. Alors comment se créé un numéro d’Affixe ? Comment sollicitez-vous les auteurs qui participent ? Comment mettez-vous tout cela en ordre pour que cela créé une revue qui s’articule aussi bien ?
]A[ : Comme dit précédemment, ce qu’on a découvert véritablement en produisant la revue Affixe, c’est le travail d’édition. Nous avons des idées relativement précises de ce que respectivement nous exigeons ou pouvons reprocher à ce que nous lisons, regardons, écoutons. (Et ces idées se complètent ou se contredisent avantageusement.) C’est un lieu commun, mais lire et écrire relèvent bien d’une même activité. On attend d’un numéro qu’il réponde à ces mêmes exigences, pour qu’on puisse en dire qu’il vaut la peine d’être lu.
Pour le reste, c’est de l’édition-même. Un nombre important de textes accroît notre choix de qualité, de diversité et de complémentarité. On échange avec celles et ceux qui ont retenu l’attention du comité de lecture. À cet égard, l’unanimité n’est absolument pas la règle, il est bon de défendre des positions contraires, d’argumenter et de convaincre de l’intérêt d’un texte. Ensuite, c’est un montage pour une composition elle-même signifiante. Il faut simplement ne rien ignorer, tout questionner.
Je me demande aussi quelle est la réaction des auteur-e-s lorsqu’ils reçoivent cette proposition ? Vous avez peut-être déjà des anecdotes à nous dévoiler ?
]A[ : L’objet singulier de l’appel, un préfixe ou un suffixe, exige souvent l’écriture d’un nouveau texte. Ce n’est pas vraiment une règle, et, d’ailleurs, nous ne concevons pas, je crois, de règle intangible. C’est d’abord un appel à regarder son propre travail sous un jour nouveau : Que travaillez-vous lorsque vous écrivez ? Quelle attention prêtez-vous vraiment à la langue que vous employez ? Ne faisiez-vous pas l’impasse sur certains de ses aspects ?…
Il en va de même, comme par ricochet, des lectrices et lecteurs : Qu’écoutez-vous, qu’entendez-vous, que lisez-vous des propos, discours et énoncés en tout genre que vous rencontrez ?
Il ne s’agit pas de diffuser des assertions, mais d’inviter à un regard et une réflexion ouverte sur le langage et tout discours en général, et/ou sur la littérature en particulier. Chacune, chacun peut s’attarder sur l’un de ces domaines ou alterner entre eux, ou encore les reconnecter.
Comment ont été accueilli les premiers numéros par le lectorat ?
]A[ : Très bien, merci ! Sans rire, nous avons été éblouis de l’accueil chaleureux, positif, enthousiaste, curieux, tant du public que de la critique. Il y a de l’attente, des commandes qui viennent de partout en France et parfois de plus loin. Des sollicitations alors que nous balbutions.
Une revue, c’est l’exercice de toutes les activités afférentes, à la manière d’hommes-orchestres. C’est une évidence et un lieu commun, néanmoins, il faut susciter cet intérêt, porter la revue à la connaissance de son lectorat à venir. La distribution à laquelle nous procédons via notre site (revue-affixe.fr) nous permet d’échanger directement par mail. Sur les réseaux sociaux, l’orientation de la revue surprend et parvient à capter l’attention. Sur les marchés et salons, on est surpris d’une bonne proportion de personnes qui nous connaissent déjà, également grâce à leurs proches ou leur libraire. On a été surpris encore par près de 230 réponses à notre deuxième appel à contribution.
Quand sortira le prochain numéro ? Quel sera son thème ? Et comment le commander ?
]A[ : Le prochain numéro de la revue sortira au premier trimestre de 2025. Nous attendons quelques subventions et surtout, lançons en ce moment notre appel à textes. Ce numéro 3 portera sur le suffixe -té (appel à texte en PJ).
Comme à notre habitude, on y pointe d’entrée de jeu une simplicité apparente et trompeuse, et un lexique qui justifie un enjeu prégnant (On cite déjà la nationalité, la citoyenneté, la civilité, la laïcité, la religiosité, la chrétienté, la judéité, la francéité, l’européanité, la slavité, la communauté, la diversité, l’invalidité, l’égalité, la fraternité, la sororité, la féminité, la masculinité, la fluidité, toutes les sexualités…)
A vos claviers !
Enfin, la revue est disponible dans un bon nombre de librairies partenaires en France, en Belgique et à Berlin. Il est possible de la commander sur notre site www.revue-affixe.fr et nous la postons nous-mêmes dans la semaine.
D’autres projets autour de la revue ou pour aller plus loin ?
]A[ : Nous travaillons constamment à l’extension de notre activité et du champ dans lequel nous l’exerçons.
Une maison d’édition est en gestation. Nous en préparons d’ores et déjà la production en collaboration avec des collectifs, des autrices et auteurs, pour des livres touchant la langue, la littérature, la création… dans une perspective comparable à celle d’Affixe. Avec la revue, on a en quelque sorte prouvé, à nous-mêmes également, que cette démarche d’exploration diffractée et soutenue était pertinente, accessible et tenable.
Nous cherchons à accroître notre activité de médiation. Nous concevons des ateliers d’écriture pour tous les âges, et nous souhaitons, là encore, collaborer avec autant de médiathèques, festivals, lieux d’enseignement… que possible. Il s’agit de partager ces sujets et nos regards sur ceux-ci, toujours de manière engageante, alliant le ludique et le sérieux.
Nous cherchons aussi à collaborer avec toujours plus de maisons de poésie et de lieux culturels, en France comme au-delà, sans craindre de nous déplacer à la rencontre des lectrices et lecteurs, comme des actrices et acteurs culturels.
Un grand merci à vous pour cette belle découverte et pour nous avoir dévoilé quelques secrets d’Affixe !