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Les Éditions d’en bas

samedi 5 février 2022, par Cécile Guivarch

 
Quelques précisions sur Jean Richard et les Éditions d’en bas

Jean Richard veille depuis 2001 sur le destin des Éditions d’en bas (vingt titres publiés par an), responsabilité qu’il partage aujourd’hui avec Antonin Gagné, Pascal Cottin et Arthur Billerey, en conservant la direction éditoriale de la collection poésie. Il est né en 1953 au Basutoland au cœur de l’Afrique du Sud. Son père, vaudois, était typographe. Il quitte l’Afrique du Sud en 1975 pour l’Université de Genève. Il y suit, entre autres, les cours de Jean Starobinski, Michel de Certeau, Jacques Derrida, ou encore Georges Steiner. Ensuite, il devient gérant de la librairie italienne de Genève. Puis il rejoint en 1985 les éditions Zoé où il fera ses classes. Il succède à Michel Glardon, fondateur des Éditions d’en bas en 1976.

 

 

Entretien avec Françoise Delorme

 

Jean Richard, comment commencer pour parler des Éditions d’en bas, importante maison d’édition suisse, sise à Lausanne et fondée en 1976 ?

Les Éditions d’en bas, fondée en 1976 par Michel Glardon et un groupe soudé et aguerri de compagnons de route, ce n’est pas rien : quarante-cinq années d’activé, un nombre assez important de titres publiés, un catalogue qui peut vanter plus de 400 personnalités, entre auteures et auteurs, curateurs, traducteurs et surtout une militance culturelle et politique qui s’est épanouie en de nombreuses directions. Les éditions sont largement soutenues par des fonds publics et privés. La date de création, en 1976, n’est pas du tout fortuite : nous sommes à la moitié des années 70 ; quelque chose d’essentiel est en train d’advenir, des nouveaux paradigmes culturels et politiques paraissent sur la scène européenne, venant modifier des acquis, des rapports avec la tradition du XX siècle, des perspectives. Dès le début apparaissent les témoignages qui montent d’en bas, d’une concrète et souvent dramatique expérience de vie. Cette aventure éditoriale est singulière dans le paysage de l’édition en Suisse romande. Elle s’est construite et développée de façon éminemment collective à la manière des luttes sociales et populaires qu’elle a provoquées, accompagnées et poursuivies. Une traversée du catalogue et de ses collections révèle une fidélité lucide aux engagements politiques et sociaux qui ont animé les Éditions d’en bas depuis leurs origines. La réappropriation de leur mémoire et de leur histoire par le peuple et les classes ouvrières constitue l’une des raisons principales de la création des Éditions d’en bas. Le catalogue présente ainsi une grande diversité de textes d’histoire populaire et sociale, du mouvement ouvrier et des luttes militantes, ainsi que de l’histoire politique de la Suisse. Elles publient des ouvrages qui témoignent de la face cachée de la Suisse, et plus particulièrement de ce qui s’y vit « en bas », à l’envers du décor. Elles ont aussi favorisé la création d’un salon de littérature africaine à l’intérieur du salon du livre de Genève. Privilégier les voix que l’on n’entend pas, les « voix d’en bas, mais aussi les voix d’à côté », guidait l’entreprise et nous guide toujours. Les Éditions d’en bas, attentives aux processus déstructurant à l’œuvre dans nos sociétés et dans nos vies quotidiennes, restent convaincues que les livres, ces œuvres de l’esprit, mobilisent et diffusent la puissance créatrice et généreuse des luttes minoritaires comme levier des transformations politiques, économiques, sociales et individuelles. Une manière comme une autre, unique, de défataliser l’histoire.

 

 

À ton arrivée, en 2001, une inflexion plus littéraire s’affirme, tout en restant dans l’affirmation d’un choix politique, celui de résister à l’écrasement des faibles, de soutenir les projets susceptibles de réorienter les projets de vie collective vers un monde moins cruel et moins souffrant, plus attentif à la pluralité des mondes, des êtres ?

Oui, lorsque je reprends le flambeau, les Éditions d’en bas renforcent le versant littéraire du catalogue, sans abandonner les autres versants, témoignages, essais, etc. Je crois que le vrai et le beau se conjuguent. La littérature participe à la construction de soi et d’un monde autant que les sciences humaines, le travail sur la langue étant le meilleur instrument de lutte contre les idéologies. Les Éditions d’en bas privilégient une littérature écrite en Suisse par des auteurs issus de l’immigration : on citera, mais on pourrait citer tant de titres, La Mer encore d’Ilma Rakusa ou l’extraordinaire trilogie de Francesco Micieli (2013) dont le premier tome intitulé Je sais juste que mon père a de grosses mains indique une préoccupation sociale que ne démentent pas les titres des deux suivants, Le rire des moutons et Mon voyage en Italie, fine parodie ironique des voyages en Italie d’européens prestigieux comme Goethe. Nous devons à ces éditions atypiques la découverte de grandes plumes alémaniques et de Suisse italienne, par exemple l’œuvre de Pedro Lenz traduite du bernois, la prose de Noëmi Lerch (La Payîsanna, Prix suisse de littérature 2020), une grande part de la poésie de Fabio Pusterla. Aujourd’hui paraît Maiser, un étonnant roman en vers de Fabiano Alborghetti (voir note de lecture dans « Repaires, repères » de ce numéro), liant poésie et réflexion politique pour aborder la difficile immigration italienne vers un monde meilleur, la Suisse qu’ils construisent douloureusement de leurs propre mains et pas toujours pour y trouver place. Cette littérature s’ajoute à la littérature romande, celle alémanique, la littérature tessinoise et celle des Grisons. Beaucoup de littérature traduite : c’est une nécessité dans un pays qui parle tant de langues. Une collection bilingue est créée alors. C’est aussi l’affirmation d’un choix politique. Se met en place alors une collaboration de quelques années avec le Centre de traduction littéraire de l’université de Lausanne et le Service de presse suisse ou la revue vice-versa litterature pour le numéro papier (plus d’une dizaine de numéros annuels) auront vu le jour). Dans cette collection paraissent des textes importants de la littérature suisse et d’ailleurs et elle met en avant le travail inestimable des traductrices et des traducteurs, c’est pourquoi sur la couverture, les titres apparaissent aussi dans la langue originale.

Pourrais-tu préciser l’importance dans la vie éditoriale suisse du grand privilège accordé à la traduction de la poésie, puisque vous éditez aussi des poètes suisses romands ?

La poésie, et à fortiori la traduction poétique, sont les domaines littéraires qui privilégient un travail exigeant dans et avec la langue. Chaque poète en elle ou en lui et dans son écriture la responsabilité de prendre soin de la parole et du monde qu’elle énonce, de « faire la parole ». Comme le dit Marielle Macé : « Poète est, à cet égard, celui qui reçoit du monde des énoncés qui l’obligent, qui mêle à ses phrases des énoncés de paysages, de bêtes, de fleuves, de déchets, de fantômes, et encore de machines, et d’artefacts, et de parfaits inconnus ; et surtout qui s’efforce d’en répondre. « En répondre » en effet, car le poète accepte de faire la parole. Il assume d’être celui qui parle, celui par qui il est parlé même (alors que beaucoup aujourd’hui réclameraient que l’on se taise pour entendre ce que la nature a à dire) et, indissociablement, d’être celui qui parle par d’autres, et avec le monde dans la bouche. » (« Parole et pollution », AOC, 29.1.2021) Il s’agit d’être à la hauteur de cette obligation, de cette responsabilité, dans un pays où les langues sont multiples.

Les Éditions d’en bas conjuguent avec un large choix éditorial tourné vers les autres, et même l’autre de soi-même une conception particulière de l’édition, politique elle aussi ?

Le projet éditorial concret se développe en deux dimensions : l’esprit de coopération, associatif qui caractérise depuis le début la maison d’édition dans sa volonté de créer des groupes, réseaux de collaboration, en privilégiant le collectif par rapport à l’individuel. Le travail de l’édition d’elle-même est collectif. Le comité de lecture change selon les sujets, l’éditeur tissant de nombreux partenariats. Deuxièmement, l’attention portée aux co-éditions solidaires et équitables, surtout pour ces titres qui viennent de pays moins favorisés et plus subalternes. Les éditions d’en bas participent à l’aventure de l’Alliance des éditeurs indépendants qui les publient, certes mais les restituent, en quelque sorte à leur terre d’origine sous forme de co-édition. Cet esprit de collaboration se prolonge aujourd’hui dans la création de ce groupe d’éditeurs : les Insécables, qui conjoignent leurs efforts pour faire connaître leur travail et celui de ceux qu’ils éditent. En cela, le projet des Éditions d’en bas est à la fois un projet politique, social et littéraire.

Peux-tu nous donner les contours et les projets de cette association d’éditeurs suisses ?

L’association Les Insécables, éditeurs suisses d’art, de littérature et de combats est issue d’un premier collectif d’éditeurs, Le Cran Littéraire, qui en collaboration avec le cinéma d’art et d’essai Le Bellevaux à Lausanne a promu leurs auteurs lors de performances décalées, littéraires et multi-médias, mensuelles pendant trois ans. Les Insécables regroupent les maisons d’éditions suivantes : Hélice Hélas, art&fiction, Antipodes, Métropolis, La Baconnière et les Éditions d’en bas (www.lesinsecables.ch) dont nous parlerons ultérieurement. Au fil de ces rencontres, ces éditeurs ont décidé de se rassembler sous la bannière des Insécables pour promouvoir leurs maisons d’éditions et leurs auteurs dans des salons, des festivals, des rencontres en librairie et ailleurs en Suisse et en francophonie, et aussi pour partager leurs connaissances et pratiques. Notre conviction est de travailler en commun pour porter le bien commun du monde du livre.

Catalogue poésie bilingue

  • Fabiano Alborghetti - Registro dei fragili. 43 canti / Registre des faibles. 43 chants, préface de Fabio Pusterla, traduit de l’italien par Thierry Gillybœuf, 2012, 144 pages, ISBN 978-2-8290-0435-3 26.- CHF
  • Fabiano Alborghetti - L’opposta riva / La rive opposée, traduit de l’italien par Thierry Gillybœuf, 2018, 168 pages, ISBN 978-2-8290-0498-8 27.-CHF
  • Yari Bernasconi - Nuovo giorni di polvere / Nouveaux jours de poussière, traduit de l’italien par Anita Rochedy, 2018, 176 pages, ISBN 978-2-8290-0569-5 28.- CHF
  • Erika Burkart - Langsamer Satz / Mouvement lent, préface de Beatrice Eichmann-Leutenegger, traduit de l’allemand par Marion Graf, 2008, 176 pages, ISBN 978-2-8290-0348-6 28.- CHF
  • Pierre Chappuis - Pleines marges, publication quadrilingue, traduit en allemand par Luzius Keller, Erfüllte Ränder, en vallader par Rut Plouda, Sün üna pagina alba et en italien par Marisa Keller, Ottaviano, Margini pregni, 2018, 160 pages, ISBN 978-2-8290-0546-6 28.- CHF
  • Beat Christen - Leer réel, préface de Martin Zingg, traduit de l’allemand par l’auteur lui-même, 2003, 96 pages, ISBN 978-2-8290-0297-7 21.- CHF
  • Américo Ferrari - Figura para abolirse / Figure pour s’abolir, traduit de l’espagnol et préfacé par Norberto Gimelfarb, 2004, 88 pages, ISBN 978-2-8290-0307-3 21.- CHF
  • Zsuzsanna Gahse - Logbuch / Livre de bord, préface de Beat Mazenauer, traduit de l’allemand par Patricia Zurcher
    2007, 104 pages, ISBN 978-2-8290-0340-0 26.- CHF
  • Nora Gomringer - Klimaforschung / Recherche climatique, préface de Christa Baumberger, traduit de l’allemand par Vincent Barras, 2011, 176 pages, ISBN 978-2-8290-0389-9 28.- CHF
  • Thilo Krause - Und das ist alles genug / Et c’est tout ce qu’il faut, préface de Marion Graf, traduit de l’allemand par Eva Antonnikov, 2015, 178 pages, ISBN 978-2-8290-0497-1 28.- CHF
  • Pierre Lepori - Qualunque sia il nome / Quel que soit le nom, préface de Fabio Pusterla, traduit de l’italien par Mathilde Vischer, 2010, 200 pages, ISBN 978-2-8290-0380-6 30.- CHF
  • Leopoldo Lonati - Le parole che so / Les mots que je sais, préface de Daniel Maggetti, postface de Pierre Lepori, traduit de l’italien par Mathilde Vischer et Pierre Lepori, 2014, 144 pages, ISBN 978-2-8290-0467-4 28.- CHF
  • Klaus Merz - Hart am Wind / Tout près du vent, traduit de l’allemand par Marion Graf, 2018, 272 pages, ISBN 978-2-8290-0567-1 32.- CHF
  • Francesco Micieli - Ich weiss nur, dass mein Vater grosse Hände hat /Je sais juste que mon père a de grosses mains, préface de Daniel Rothenbühler ,traduit de l’allemand par Christian Viredaz, 2011, 196 pages, ISBN 978-2-8290-0411-7 28.- CHF
  • Andri Snær Magnason - Boóđnusljóđ, poèmes de supermarché, postface Éric Boury, traduit de l’islandais par Walter Rosselli, 2016, 120 pages, ISBN 978-2-8290-0523-7 28.- CHF
  • Alberto Nessi – Ladro di minuzie / Voleur de détails , poèmes choisis, 1969-2010, traduit de l’italien par Christian Viredaz, 2018, 160 pages, ISBN 978-8290-0549-7 27.- CHF
  • Daniele Pantano - Dogs in Untended Fields / Chiens dans des champs en friche
    traduit de l’anglais par Eva Antonnikov, 2020, 120 pages, ISBN 978-2-8290-0618-0 19.- CHF
  • Rut Plouda- Sco sca nüglia nu füss / Comme si de rien n’était, Préface de Chasper Pult, traduit du vallader par Gunhild Hoyer, 2004, 128 pages, ISBN 978-2-8290-0295-3 26.- CHF
  • Fabio Pusterla - Une voix pour le noir. Poésies 1985-1999
    Préface de Philippe Jaccottet, traduit de l’italien par Mathilde Vischer, 2001, 144 pages, ISBN 978-2-8290-0257-1 26.- CHF
  • Leonardo Zanier - Libers...discugnî.lâ / Libres de devoir partir / Liberi...di dover partire, poèmes 1960-1962, préface de Jean-Jacques Marchand, traduit de l’italien et du frioulan par Daniel Colomar, 2005, 152 pages, ISBN 978-2-8290-0319-6 27.- CHF

 
Certains de ces livres sont coédités avec le Centre de Traduction Littéraire de Lausanne et Service de Presse Suisse-Viceversa littérature


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