Terre à ciel
Poésie d’aujourd’hui

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La Clavière

samedi 2 juillet 2016, par Roselyne Sibille

La Clavière, foncièrement et à maints égards est une histoire amoureuse.
Les histoires amoureuses ont leurs secrets des origines mais faut-il les éventer ? Secrets gardés secrets, ils nous aident ainsi à nous préserver dans la vitalité des naissances.
Ce que nous pouvons dire c’est que, dans ce sens-là, d’amoureux, nous sommes résolument et à tous les étages des amateurs.
Dans cette petite entreprise aujourd’hui quasiment invisible personne ne gagne un kopek ni de pognon ni de gloriole. Amateurs, lecteurs amoureux, sans doute essayons nous de publier les livres qui nous manquent, car ce sont des livres que nous publions et non pas des Auteurs, encore moins des Poètes.
Nos deux premiers : Sagittaire considérable et Le chaînon excessif (aujourd’hui réédités en un seul intitulé du dimanche) sont des livres diapason qui donnent la teneur de notre engagement et pas seulement éditorial.

Pour éviter de bavarder le plus simple est de les citer :
Car c’est inachevé un livre. C’est une voix sans timbre, pas même un bruit, une dessiccation inerte et froide, stérile ; de la pâte sèche, des enfilades mutiques d’empreintes infligées à de la pâte sèche. Que cette inanité toutefois pénètre dans l’épaisseur cytoplasmique d’un lecteur consentant, alors là, elle enrôle sa substance, ses humeurs, sa mémoire et c’est, de la vie, dans la vie, une forme inédite qui entre en fermentation ; inédite, profuse, menue, suave et âpre et luxuriante, aride et terrifiante, violente et douce, délicieuse, sublime, maléfique, rétive aux évidences, séditieuse à l’ordre des choses, contre nature ; humaine, exclusivement. Avec sa chair singulière, les émois, l’entendement, les troubles, les images qui y sont imprimées, c’est le lecteur qui reprend le licol, qui poursuit le travail, qui accomplit le livre, qui le métabolise en surcroît de désirs, en regain de santé, en surplus d’existence[...] - Le chaînon excessif.

Dans l’ordre du désir, nous souhaitons publier des livres qui savent l’allumer mais qui ne couchent pas pour autant dès le premier soir et même qui prennent tout leur temps avant de se livrer. Des livres à relire.

[...] par contre, qu’un livre vous tînt jusqu’au bout avec le contrariant scrupule de ne pas tout capter, voire de ne pas piper grand-chose, de sentir l’essentiel vous effleurer, vous mordre et faire savonnette dans vos grossières paluches, et que vous le refermassiez dans la contrariété d’un mystère épaissi, alors, peut-être avez-vous maille à partir avec un livre auquel vous êtes nécessaire, un livre qui requiert un lecteur afin qu’il le débusque et s’en éprenne, le conquière et ce faisant l’achève ; un livre à relire quoi, un livre à haute virulence existentielle. Il se peut même qu’après lecture et relecture, des obscurités persistent, répulsions acides, envoûtements opaques, énigmes lithiques ; il est rare qu’à piocher dans le reste de l’œuvre à laquelle il participe on ne découvre quelques racines qui, à les mâcher, révèlent leur efficience médicinale ; et puis, rien ne réprouve que l’on sollicitât son prochain, d’autres lecteurs, d’autres vivants, d’autres collègues enrôlés dans le même chapitre, attelés à la même besogne ; c’est bien le diable si quelques-uns, dans leur expédition, n’ont pas ouvert des galeries sous-jacentes où ruissellent les clartés qui vous manquent. – Le chaînon excessif.

Nous publions des livres d’écriture. On écrit des lettres, on écrit également des icônes, aussi avons-nous deux collections : L’Égoutier, écriture littéraire et L’Angelier, écriture graphique ou les deux conjuguées.
Nous ne publions pas de poésie, enfin rien qui se revendique comme tel, qui se pose comme participant d’une essence que l’on peut ainsi qualifier. Par contre, nous souhaitons que la plupart des textes que nous publions soient de fait des poèmes.
Pour l’instant nous ne publions que des textes que nous avons sollicités avec, pour nous garder justement de la poésie poétisante, la consigne suivante : ça raconte une histoire. Nous avons fait ce choix de procéder par commande afin d’asseoir une tonalité, il nous semble désormais que nous pouvons recevoir des manuscrits si tant est que ceux qui nous les soumettent aient pris la peine de lire quelques-uns de nos livres et au moins du dimanche qui donne le la et pose quelques principes, si tant est aussi qu’ils acceptent que leur nom ne figure pas sur la première de couverture. C’est là une singularité à laquelle nous tenons, pas de nom d’auteur en vitrine. Si l’on veut savoir à quel écrivain on doit ce livre on l’apprendra à la fin, dans le colophon, avec le nom de l’imprimeur.
Si l’auteur subsiste dans le livre, ce ne peut être que sous les espèces du livre : des signes sur de la pâte sèche, un nom, le fil d’un nom, pour qui souhaite suivre la trace, le sceau d’un nom posé au fil du temps sur des livres qui s’agrègent, et peut-être cristalliseront, et une œuvre adviendra qui parlera d’elle-même, n’en finira plus de parler. Passé le temps de l’écriture l’auteur n’est qu’une fiction, pieuse et didactique pour professeurs légistes, ou mondaine, afin de parader dans les comices littéraires, de pérorer sur les ondes, raison sociale afin de revendiquer tous les droits éponymes, postuler à des résidences, des bourses d’écriture ; statut certifié d’acteur culturel pour faire valoir ce que de droit.

De nature l’auteur est mort, il n’est pas exhibable, pas ostensible, pas interviewable. Je tiens en grande estime parmi les écrivains, ceux qui se savent des auteurs morts, se veulent des lecteurs vivants et épousent le sort commun des particuliers de leurs temps. – Le chaînon excessif.

[...] considérant qu’il ne peut s’agir, pour ces activités singulières - quand bien même leurs amateurs s’y révèlent et s’y exposent - de simples modes d’expression ; l’enjeu ultime n’étant, en aucune manière, de développer sa créativité, de laisser jaillir les éruptions de sa singularité, d’affirmer son originalité, ses talents, son génie, de publier ses humeurs, d’exhiber ses affects, de libérer ses pulsions, de célébrer ses sentiments, de hurler ses offuscations, de se lâcher, de délirer, de s’éclater, quoi ! mais bien de voir et montrer l’invisible, de saisir et dire l’indicible, de traquer le mystère du monde, de subvertir son ordre, de dissiper les apparences ; on n’approche cette finalité que dans l’affûtage du geste, du mot, du timbre, que dans le guet et l’obstination, les ruminations, les repentirs et les grandes patiences ; ces activités, donc, sont bien des disciplines et nous ne chipoterons pas sur « artistique » comme qualificatif générique à leur appliquer [...] - Sagittaire considérable.

Une dernière chose peut-être. Nous publions des livres d’écriture et comme, ainsi que l’affirme Paul Claudel, « L’écriture à cette particularité qu’elle parle », dans la collection L’Égoutier nos livre sont accompagnés de l’enregistrement sonore de la totalité du texte.
Nous publions un ou deux livres par an que nous tirons à une centaine d’exemplaires, par principe nous ne sollicitons aucune subvention, chaque livre est donc financé par la vente du précédent. Nous distribuons essentiellement par voie contagieuse. Nos livres, pour l’instant peuvent être lus intégralement et gratuitement sur notre site.

Extrait de Le lit de Gepetto

Il a failli rater l’arrêt et par chance, une vieille dame a appuyé sur le bouton. Ils descendent tous les deux. Il l’aide, il lui tient la main. Elle a les mains douces et les ongles peints en rouge. Elle lui dit :
– Vous êtes très aimable, mais vous n’habitez pas dans le quartier.
Elle laisse planer une déception coquette au bout de la phrase.
– Non ! Mon père y habitait, dit-il. Il est mort.

Elle lui serre le poignet. Ses yeux sont très beaux, un bleu de faïence ancienne. Il est très rare de parler sincèrement à quelqu’un. On use généralement des mots et de la voix que la situation nous dicte. Curieusement, lorsqu’il a fermé la bouche, il a senti que sa voix avait sonné vrai. Il a rarement entendu une tonalité semblable hormis dans la bouche des acteurs, bizarrement et rarement… Cette pensée le traverse alors que la vieille dame le quitte en souriant tristement, que son beau regard se détourne de lui et se pose sur le trottoir, sur les bosselures, sur les difficultés qu’elle doit encore franchir pour retrouver sa maison, l’entassement des souvenirs et cette étrange obligation qu’il y a de vivre dans l’attente, l’attente de la fin des jours, vraiment la fin des jours.

Extrait de Mars
Deux jours durant ils n’ont pas fermé l’œil ; tout juste prenaient-ils le temps de s’asseoir. Les femmes leur apportaient à manger. Ils dévoraient debout ; les gourdes passaient de l’un à l’autre qu’ils buvaient à la régalade ; lorsque l’une était vide, celui qui l’avait asséchée la jetait derrière lui ; les enfants se faisaient mission de les ramasser, de les leur rendre pleines.
Ce fut un journalier qui donna l’alerte. Les fenaisons finies, il s’en allait à la louée. Il s’était arrêté pour la nuit, endormi dans une borie à l’écart de la route. Le sabbat strident des oiseaux en fuite l’avait réveillé et, dès avant qu’il ne fût debout, le fond de l’air l’instruisit du désastre. Dehors, le ciel rougeoyant derrière le plateau ne laissait plus de doute. Il a fait demi-tour, il a cogné aux portes, il a crié au feu. Les hommes, braillés à la va-vite, se sont précipités, les gamins dans leurs jambes, trop contents. Ils ont pris pêle-mêle, les haches, les pelles, les pioches, les grandes scies. Tout le monde a dévalé. À trois heures de marche le feu remontait le coteau. Les femmes avaient suivi. On leur demanda de rebrousser chemin, de revenir avec des provisions, des pains de graisse et des bandages.

Extrait de Pannuc

C’était il y a très longtemps ; un très vieux temps où le monde était encore dans sa jeunesse.
Les hommes en ce temps-là avaient quitté les forêts profondes, les vastes prairies ; les hommes déjà habitaient les cités.
Afin de conjurer le remords des cités, le regret des forêts profondes, des vastes prairies ; afin aussi d’adopter leurs enfants, de congédier leurs morts, les hommes en ce temps-là avaient coutume de raconter des histoires fabuleuses ; avaient à cœur de se souvenir.
Ils se souvenaient du temps encore tout proche où ils traquaient les bêtes effarées ; où - leur disputant les cavernes - ils séjournaient parmi les bêtes effrayantes ; où ils rassasiaient de bois mort des brasiers lumineux sous l’abri sombre des cavernes.
Ils se souvenaient de leur courage quand ils chassaient les bêtes effrayantes, les bêtes effarées ; ils se rappelaient leur ruse et leur infinie patience quand ils s’avisèrent de les domestiquer.

Extrait de Raphaël

Qu’est-ce que tu attends ? Que je te dise de partir ?
Je ne prononcerai pas ces mots. Je suis tellement fatiguée, Raphaël.
Offre-moi un peu de silence.
Offre-moi la lenteur.
Te souviens-tu de la chapelle de Vence. Oui, celle de Matisse. Difficile à imaginer quand on ne l’a pas vue. Un tel lieu de paix et de beauté. J’en avais du ciel plein la tête. Là-bas, les fenêtres rêvent.
Déjà tu étais ailleurs.
Maintenant que j’ai accepté de tomber de si haut, je voudrais tenter de vivre. Simplement. Vivre. Exister.
Tu comprends, Raphaël ?

(Page réalisée avec la complicité de Roselyne Sibille)


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