Entretien avec Philippe Agostini par Cécile Guivarch
Bonjour, votre maison d’édition existe depuis 2018, comment est-elle née ? Et de quelle nécessité ?
Bonjour et merci de nous accueillir ici. La maison d’édition est née d’une rencontre fortuite entre quelques auteurs dont les textes n’avaient que peu de visibilité et l’envie de Bruno Guattari de, je le cite, « avoir le plaisir de glisser ces écrits dans la poche de sa veste ». Alors que nous ne nous connaissions pas, j’ai proposé mon aide et rejoint Bruno assez vite pour la réalisation des maquettes, puis, l’amitié venant, pour développer son projet. Mais ni Bruno, ni moi-même, ne savions sans doute que ces premiers livres déboucheraient sur le catalogue que nous avons constitué depuis. Si la nécessité première - ou tout au moins le désir de voir exister ces livres - était tout à fait spontanée, elle s’est peu à peu transformée, au contact des auteurs et des découvertes, en quelque chose de plus réfléchi, plus structuré…
Et en quoi publier de la poésie est important selon vous ?
Tout d’abord, il se trouve que parmi les manuscrits que nous recevons, la poésie – ou la forme poétique devrais-je dire – est majoritaire. En un sens c’est plutôt rassurant de constater que ce territoire manifeste aujourd’hui une telle vitalité et une telle diversité de propositions et il nous semble important d’y porter attention. Mais cette réponse n’est évidemment pas suffisante. Nos parcours différents, à Bruno et à moi-même (lui de formation scientifique et moi artistique), ainsi que celles des membres de notre petit comité de lecture, se sont néanmoins rejoints sur un terrain commun : l’émotion renouvelée de la pratique de la langue dont la forme poétique, par ses écarts, ses laps, ses rythmes, ses sonorités, etc. nous semblait en condenser les enjeux. Cependant il ne saurait s’agir uniquement d’aspects formels : la forme ne suffit pas toujours à dissimuler le manque de fond. Aussi, me viennent plutôt les mots « densité et économie, flux et fulgurance, rigueur, aspérités et sensualité, élans, écarts et remous indicibles… ». La poésie est ce qui nous saisit par ses dépliages et ses fracturations du convenu (le convenu étant ici pensée commune ou normative par répétition des codes sur eux-mêmes). Mais la poésie est aussi parfois ailleurs que dans le registre admis : dans certains romans ou quelques écrits scientifiques par exemple.
Comment avez-vous constitué votre catalogue au fil des années ? Au fil des rencontres aussi certainement ? Comment choisissez-vous les textes que vous publiez ?
Notre catalogue contient de fait beaucoup de publications de poésie, quelles qu’en soient les formes, mais aussi des romans ou des nouvelles, des pièces de théâtre, bientôt des traductions en bilingue d’auteurs étrangers. L’idée n’étant pas de couvrir tous les champs mais de tendre des liens entre toutes ces catégories.
Par ailleurs, je tiens à attirer l’attention sur le fait que nous n’éditons pas que des écrits mais aussi des ouvrages d’images (photographies, gravures, dessins, tant dans margelles que dans les collections Cahiers [appareil] et depuis peu dans < le trombone >). Parfois les images accompagnent des textes, ou l’inverse.
Cette diversité des catégories nous intéresse en cela qu’il s’y joue une sorte de porosité et d’interaction qui façonnerait les facettes d’une macle. Il n’y a pas de ligne directrice immuable, pas d’idée préconçue, pas de « type » d’écriture attendue.
Nous recevons, comme les autres maisons d’édition j’imagine, beaucoup de projets de publication au format numérique, nous les lisons en nous laissant autant surprendre par des écritures naissantes que par des écritures déjà confirmées. Aussi, un grand nombre de publications font-elles place à de nouveaux auteur(e)s : Julie Buisson – Aube tracasse, Manuel Reynaud-Guideau – Quartz, Sara Balbi di Bernardo – Biens essentiels. Nos choix sont forcément subjectifs et sont mus autant par notre curiosité pour la particularité d’une écriture ou d’un univers graphique que par notre fidélité aux auteurs comme Fabrice Farre, Isabelle Sancy ou aux photographes comme Jimena Miranda Dasilva, Jorge Valenzuela Cruz, Frédéric Billet. Nous favorisons le ton (l’esprit) plutôt que le thème. Les labourables de Lou Raoul par exemple, bien que faisant état du confinement lors de la pandémie récente, nous a surtout intéressés par sa transposition onirique, au jour le jour, d’un moment vécu, de même À Pétros, crise grecque, d’Anne Barbusse, long poème épique et lyrique restituant les différents temps d’une trahison amoureuse sur fond de crise économique.
Évidemment, quand l’élaboration d’un livre avec l’auteur(e) se passe bien, nous aimons suivre son travail en accueillant avec un plaisir renouvelé (et pour ma part avec gourmandise) les nouveaux manuscrits, les nouvelles images qu’il /elle nous propose.Je suppose qu’être éditeur est une expérience riche en expériences humaines, quelles anecdotes aimeriez-vous raconter à propos des relations que vous avez pu tisser avec vos auteurs ou avec vos lecteurs ?
En effet, plus de 80 % de l’activité éditoriale repose sur des rencontres, d’abord avec des écritures ou des images et derrière celles-ci avec leurs auteurs. La maison d’édition a une adresse physique mais les collaborateurs vivent très éloignés les uns des autres, l’essentiel de l’élaboration des livres ou des revues se fait donc à distance, de ce fait, il y a quelques-uns de nos auteurs que nous n’avons jamais rencontrés. En revanche pour ceux que nous voyons plus régulièrement lors de manifestations, c’est une relation de confiance, et d’amitié même, qui s’est créée au point que certains s’investissent personnellement pour favoriser la circulation et la visibilité de livres qui ne sont pas toujours les leurs, nous mettre en relation avec d’autres auteurs ou plasticiens dont ils apprécient le travail, jusque dans la prise en charge du pilotage de certains numéros de notre revue margelles.
Comment sont accueillis vos livres par la presse ? Quelles sont les difficultés que rencontre un éditeur pour mettre en avant les livres publiés ? Mais aussi peut-être de belles surprises ?
Vous mettez ici le doigt sur les points encore faibles de notre petite maison d’édition, à savoir la communication et la diffusion. Jusque-là, notre catalogue n’était pas assez fourni pour intéresser des diffuseurs, aussi, pour y remédier, nous avons plutôt concentré nos efforts sur la réalisation des ouvrages que sur leur mise en circulation. Et puis, comme indiqué tout à l’heure, en nous lançant dans cette aventure éditoriale nous n’étions pas très au fait de tous les rouages. Nous apprenons au fur et à mesure, grâce aux auteurs notamment qui nous aident grandement à corriger ces fragilités.
Vous éditez aussi des textes bilingues. Parlez-nous de cela… des livres publiés, de leurs auteurs et de votre vision de la traduction…
L’envie d’inscrire au catalogue des traductions de textes étrangers (surtout des poèmes pour l’instant) est due à une conjonction de plusieurs facteurs. Tout d’abord, c’est presque évident, la curiosité de ce qui s’écrit ailleurs, d’autre part la lecture de la revue CAFE a conforté ce sentiment. Enfin quelques-uns de nos auteurs, étant également traducteurs, nous ont apporté les premiers éléments de ce matériel. Nous souhaitions une version bilingue par respect pour la langue d’origine. Mais la mise en page en bilingue, liée aux contraintes techniques (vers longs) ou linguistiques, aux problèmes de droits, etc. a été plus longue à mettre en place que ce qui était envisagé. Ces publications prévues pour l’été se feront finalement à partir de l’automne 2024 avec La dame des Vignes de Yannis Rítsos (par Benoît Sudreau) puis Exil à la naissance de Yorgos C. Stergiopoulos (par Anne Barbusse). Espérons que d’autres contributeurs se joindront bientôt à ce projet. Nous serons donc davantage en mesure, à la parution de cette nouvelle collection (dialogues), de vous en dire plus…
En parallèle de la maison d’édition, il y a aussi la revue margelles, en quoi complète-t-elle la maison d’édition ? Comment on concilie activité de revuiste à celle d’éditeur ? Peut-être que pour vous c’était une évidence et pourquoi ?
La revue margelles est née en 2020, d’abord sous forme numérique avec l’envie de sortir de l’isolement du confinement et de mettre en partage des travaux (textes et images) qui n’avaient pas encore trouvé d’espace de diffusion. Ce n’est que l’année suivante que la version numérique s’est accompagnée d’une version papier. Le format (A5), le parti-pris du noir et blanc, l’absence de thématique, le choix de réaliser 4 numéros par an, se sont imposés d’emblée et nous nous y sommes pour l’instant tenus. Nous envisageons la revue comme un laboratoire où les différentes contributions agencées par cahiers font à la fois état de leurs singularités mais rentrent en résonance les unes par rapport aux autres. La place accordée aux textes ou aux images dépend de ce que retenons des différents envois qui nous sont adressés. L’articulation entre elles de ces parties n’est pas qu’une simple compilation mais davantage une sorte d’assemblage utilisant comme dans certaines pièces de menuiserie un jeu qui permet une souplesse. La revue est pensée et construite avec deux ou trois numéros d’avance ce qui permet, par exemple, par un principe de vases communicants, d’ajuster chaque numéro et trouver une sorte d’équilibre à l’ensemble.
Une évidence, oui absolument. Espace de présentations (souvent même inaugurales), de circulation, de confrontations et de télescopages des écritures (avec un goût pour la pluralité et les croisements entre textes et images), de retrouvailles et d’échos, de tentatives renouvelées et d’expérimentations, margelles se veut moins une construction aboutie qu’un chantier permanent où, sans que ce soit une règle absolue, nombre des ouvrages monographiques que nous publions s’y préparent.
Pour conserver cette dynamique, renouveler aussi les participants, le pilotage de trois numéros a été confié à certains de nos auteurs (Isabelle Sancy, Laurent Billia) et bientôt d’autres puisque l’expérience s’avère concluante.
Enfin, et puisque le tirage de la revue est modeste et que la vie de toute revue est par définition éphémère, la maison d’édition a fait le choix jusqu’ici d’archiver numériquement et de mettre gratuitement à disposition l’ensemble des numéros depuis sa création. Comme aime à le rappeler Bruno, « nous sommes une maison d’édition militante ».S’il y avait un livre en particulier à nous recommander dans votre catalogue, ou un numéro de revue, ce serait lequel, et pour quelles raisons ?
Je serais évidemment tenté de vous dire les derniers publiés : Enjambées de Philippe Di Méo, Suite Milan (à Canale) d’Adèle Nègre, Dans cette brèche d’Isabelle Sancy, Sole Povero de Stéphane Bernard ou L’approche de Benoît Sudreau, par exemple, mais tous en fait, sans exception, par des écritures et des univers différents, participent aux tons (et non à la ligne) de notre projet éditorial, tous contribuent à nous faire comprendre et même à nous rendre visible notre propre cheminement.
Quels sont vos projets à venir ?
Plusieurs ouvrages sont en préparation pour la fin 2024 et 2025, dont certains seront des premières publications, d’autres des textes d’auteurs que nous suivons et d’autres encore des textes d’auteurs plus confirmés qui nous ont fait le plaisir de nous confier leur manuscrit… Cela nous encourage à continuer.