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Joël Bastard

dimanche 23 février 2014, par Cécile Guivarch

Paysage au pied levé et Entre deux livres, tous deux textes de résidence, l’un au bord de la Loire à Rochefort sur Loire, l’autre à la villa Beauséjour à Rennes, au bord de la Vilaine (en son canal).

Extraits de Paysage au pied levé - Trames - avec 4 lithographies de Patrick Devreux

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« Paysage au pied levé »
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Se délie le pays dans mes jambes, épaulé de collines doublement arrondies de brume. Les collines sont à la brume et au vent. Elles nous promènent de l’une à l’autre. Sans jalousie. Elles savent qu’en nous tournant la tête ainsi dans le grand ciel, nous n’appartiendrons à personne.
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C’est un fleuve débordant qui ne contient pas son nom !
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Le fleuve n’est pas d’ici. Nous nous reconnaissons en lui.
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Nous nous lisons les uns les autres. Au pied levé. Dans les mouvements de la nature. Le trait feutré d’une rivière sous les pollens. Le passage d’une aile de vent. La paume matinale du soleil sur la joue. La rosée couronnant d’une ombre les genoux. L’éclair d’une fenêtre s’ouvrant sur l’étranger et le balayant d’un sourire. Nous marchons ensemble dans le vide.
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« Pas à pas, cherchant le titre »
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Les lumières discutent dans la chênaie. Des loupes de pluie dégouttent en gerbe, captant dans leur précipitation des compositions abstraites. Quelques mots déstructurés en leur transparence.

Je pourrais bien tomber là. Dans l’assombrissement des lierres et des houx. Dans l’empreinte des paysans. A leur suite. A l’étranger de ma vie.

Mon corps, mais c’est le corps de tous. Je devais passer là dans l’organisme rutilant de cette matinée. Chair tremblante pour un friselis sur l’esprit laqué des eaux.
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Que va chercher l’escargot au bout du brin d’herbe, après l’avoir fléchi lentement ? Sinon le sol.

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Extraits de Entre deux livres - Folle avoine – 2013

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« Je respire par petites images »
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« Allant vers l’immobile, je décompte les objets de ma vue. »
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« Ni du ciel, ni de l’eau, encore moins de la terre. Le nénuphar a besoin de tous pour vivre. »
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« Les radios s’allument une à une dans les jardins. »
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A la pause, ce que l’on peut dire sur les pontons, c’est, méfions-nous des embarcations toutes faites. Empruntons de préférence la faiblesse d’une brindille, la déliquescence d’une feuille morte, le musclé d’un ragondin ou la sécheresse d’une guenille sans attrait qui n’appartient à personne.
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Parfois je sens que j’étonne ou agace mon auditoire avec mes aventures. C’est que tout m’arrive toujours pour la première fois et j’en suis moi-même le premier étonné. La naïveté est difficile à doser pour ne pas décevoir dans un monde qui se répète sans cesse.
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Le verbe s’impatiente les mains sur les balustrades. Il se demande quelles phrases conduire aujourd’hui.

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Extraits de Bâton rouge – Joël Bastard avec des photographies de Tony Soulié - Editions Virgile – 2010

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Tous les paysages sont là dans la bûche à brûler, dans la veillée du monde au cœur de la nuit. De l’absence de vue. Les flammes éclairent cette absence à l’intérieur d’un foyer contenu pour mes yeux. L’arbre crépite et se consume comme moi, loin des hommes.
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Vers l’immobile, cette idée, cette évidence, que marcher, c’est aller vers l’immobile. Vers ce mont, cette rivière. Vers cet horizon, vers cet arbre, cette enseigne lumineuse. Vers...L’immobile.
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Nous tombons dans la profondeur de la forêt. Les mots, s’il y en a, restent à l’orée. Il est plus facile d’écrire contre un mur, le regard renvoyé à lui-même. Se ruminant longuement. Devant cette fenêtre, nous tombons en avant, alors qu’immobiles, freinés.
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Vers l’immobile, cette idée, cette évidence, que marcher, c’est aller vers l’immobile. Vers ce mont, cette rivière. Vers cet horizon, vers cet arbre, cette enseigne lumineuse. Vers...L’immobile.
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Il y a une source dans chaque être vivant. Lorsque je trouve la mienne je bois avec calme et m’abreuve longuement.
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Je comprends cette nuit, une des dernières en ce pays, que ces deux pommiers remarqués le jour même de mon arrivée. Ces deux pommiers là-bas, ensemble, au fond de la combe, tantôt éclairés, tantôt dans le sombre, soient le sujet principal de ma présence ici. Le sujet principal de mon écriture. Si je les rejoins pour les toucher de ma main, les voir de près, ils disparaîtraient. Non par leur étrangeté ou ce que je pourrais leur faire porter comme fantasques pensées. Si je les rejoignais, disparaîtrait cette distance qui lie nos solitudes. Disparaîtrait notre désir d’être ensemble.

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Extraits de Le sentiment du lièvre, Gallimard, 2005

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J’envisage l’écriture comme un bricolage. Un morceau de scotch pour une chanson dans les guirlandes attachantes du tamier. Au fond de la forêt, je colle un théâtre d’ombres et de marionnettes en papier. Un roman marche avec moi dans les ficelles du chemin. J’épingle des oiseaux dans le fût des sapins. Profite du vent pour balayer les acquis. J’espère l’image du lynx pour tout cela. La poésie.
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Comme si le vent protégeait les arbres des bûcherons ! Craquements. Une fibre, puis deux... L’arbre s’est assommé au sol. Dans un bruit sourd de nuque monumentale. Mes pieds dans la résonance. Puis le retour du grand reste. L’oiseau la terre. Les bûcherons couchent les arbres sous le vent.
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La lumière nous conduit mieux qu’un paysage dans le temps. D’hier les doigts liés sous le jet d’une fontaine pour boire à la coupe de chair. Dans un chemin qui bat entre les tempes ! Se fait contre le front. La lumière nous adresse des souvenirs anciens engrangés dans l’espace. Qui ne tiennent en ce lieu aucune place. Elle sait nous prendre en main pour nous enivrer.

Extraits de Casaluna, Gallimard, 2007

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« Longtemps j’ai cru que cette rivière était la mienne »
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Se tenir là. Sur cette rive. Pieds nus dans le silence des éboulis. Le long du lit mobile. La pente se tenant elle aussi sur la rivière. Se dressant dans le bleu excédé. Se retenant dans la chute à sa propre disparition. Elle finira par se laver de sa verticalité légendaire. Dans le mélange des chemins. Le retournement des fondations confidentielles. Les portes désolées. Elle finira dans le ventre éviscéré des truites noires. Dans l’accourse de cette langue glacée.
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« J’ai ouvert les yeux sur un alexandrin »
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Les yeux en l’air. Sous des oiseaux morts piqués au pilou dans son chapeau de paille. Elle attend des américains aux dents blanches dans le ciel, des colis de victuailles parachutés avec élégance de leurs avions Dakota. Elle tient contre son ventre un sac à ain en peau de chèvre rempli de cailloux et de petits sarrucchini de même dureté. Pains bénits à la va-vite un matin de plâtre, de Javel et d’encens. L’orage lui fera ôter ses vêtements - elle aime l’eau - et les enfants se précipiteront au pont de Cambia pour lorgner son cul blanc grotesque barbu ! Elle habite nulle part et ne fait rien que marcher dans la caillasse sur le fil désarticulé de ses talons aiguilles.

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« Je connais l’aube tue »
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L’entier paysage retourne dans sa bouche. Avec ses lèvres. Sa voix. L’un se penche sur elle pour l’embrasser une dernière fois. L’autre manque de se faire avaler avec un reste de charcuterie. Un brocciu tout juste écumé du chaudron. Une vache et son enclos de branches noires. Un verre d’eau renversé sur une ardoise au-dessus du ruisseau de Lombrattu - le laver de deux doigts serrés faisant le tour du col. Ce livre aussi, qu’elle ne lira pas, retourne dans sa bouche. Dans ce long couloir qui se retire du monde.


Joël Bastard est né en 1955 à Versailles. Poète, romancier et auteur dramatique, il réalise aussi de nombreux livres d’artiste avec Patrick Devreux, Joël Leick, Evelyn Gerbaud, Tony Soulié, Ricardo Mosner, Jean-Luc Parant, Georges Badin, Koschmider, Alexandre Hollan, Marie L., Patricia Erbelding, Christian Jaccard, Jephan de Villiers, Claude Viallat, Mylène Besson, CharlElie Couture... Il collabore avec des musiciens comme Érik Truffaz, Malcolm Braff, Christine Python, Christian Graf, Cheik Tidiane Dia…Il écrit depuis l’adolescence et après avoir exercé parallèlement de nombreux métiers comme facteur, quincaillier, peintre en bâtiment, camionneur, manœuvre, galeriste, ouvrier bijoutier… en 2000, il décide de se consacrer à plein temps à l’écriture. Il participe régulièrement à des lectures publiques et anime aussi des ateliers d’écriture : poésie et théâtre. Quand il ne voyage pas, il vit dans une ferme isolée des Monts Jura.


Bibliographie sélective

  • Beule, Gallimard 2001
  • Se dessine déjà, Gallimard 2003
  • Le sentiment du lièvre, Gallimard 2005
  • Casaluna, Gallimard 2007
  • Bakofè, Al Manar 2009
  • Manière, Gallimard 2009
  • Derrière le fleuve, illustrations de l’auteur, Al Manar 2010
  • Bâton rouge, avec Tony Soulié, Virgile 2010
  • Sans revenir, avec Georges Badin, Æncrages 2011
  • Théâtre Blitz ( trois pièces ), Passage d’encres 2011
  • Sur cet air gracieux et léger, Cénomane 2012
  • Ce soir Neil Armstrong marchera sur la lune, avec Patrick Devreux, Esperluète 2013
  • Journal foulé aux pieds, Isolato 2013
  • La clameur des lucioles, avec Charlélie Couture, Virgile 2013
  • Entre deux livres, Folle Avoine 2013

http://joelbastard.blogspot.com/

Photo : Dominique Scheid, Montréal
Choix des poèmes : Roland Cornthwaite et Cécile Guivarch


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