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Lucien Suel

mercredi 14 janvier 2015, par Cécile Guivarch

Lucien Suel, poète ordinaire, romancier et traducteur, habite dans les Collines d’Artois où il a bâti sa maison. Il a édité la revue « The Starscrewer », consacré à la poésie de la Beat Generation. Il anime le blog « Silo –Académie 23 ». Ses œuvres imprimées comme ses prestations scéniques couvrent un large registre, allant de coulées verbales beat à l’expérimentation de nouvelles formes (vers justifiés, twittérature), du collage et du caviardage (poèmes express) à la performance, notamment avec le groupe de rock Potchük ou en duo (Cheval 23) avec le guitariste Arnaud Mirland. Il a publié de nombreux ouvrages de poésie et trois romans aux Éditions de La Table Ronde.

Extrait de Je suis debout, La Table Ronde, 2014

Les terrils

Je suis debout devant le vieux terril dans l’air humide d’une matinée d’automne. Je m’ouvre à son histoire. Je tourne les pages du paysage dans ma tête. Je pivote, m’enfonce dans le temps, je remonte, imagine la suite. J’ai le cœur qui bat et les yeux qui se mouillent.

Je traverse le coron du Transvaal. J’ai du mal à imaginer les mines d’Afrique, je saute des terrils de Johannesburg aux mines du Roi Salomon, mais le brouillard persiste autour des maisons de briques rouges, au-dessus des crassiers mouillés. Je remonte le col de mon manteau, me frotte le nez sur la manche. La sueur coule au fond, coule au sud. Pour qu’elle coule de nouveau ici, il faudrait grimper, grimper sous le soleil de l’été, et à la fin se laisser rafraîchir par le vent qui souffle là, tout in o dech terri.

Devant le vieux terril, je fredonne la chanson de Dylan : How many years can a mountain exist, before it is washed to the sea ? Je regarde les sillons tracés par les pluies du printemps et de l’automne ruisselant sur les pentes, je vois la poussière que le vent soulève en été au sommet. J’entends les schistes glacés se fendiller, s’émietter sous la pression du gel en hiver. De très loin, au-delà des siècles, j’imagine le terril usé, aplati, nettoyé.

le
terril
est-il une
friche stérile
schiste et schlamm
c’terril stérile a une
âme sous le schlamm et les
schistes ça sort du puits puis
ça monte au terril ce n’est pas du
tourisme on prend des risques c’est du
dur c’est dur ça durcit ça endurcit on est
mat usé on paie le prix on fait le tri bon gré
mal gré crasse terrible terre stérile schlamm noir
schiste rouge ça cuit la peau ça use l’âme ça te finit
on ferme pas de trace le terril se tasse le péril s’efface

Autrefois, sur des rails, les locomotives fumantes traînaient les wagons de charbon. Les ouvriers en vélo mettaient pied à terre devant les grandes barrières rouges et blanches qui descendaient dans un bruit de ferraille cliquetante. Les rails ont été déboulonnés, fondus dans les aciéries, sont devenus portières de voitures, cocottes-minute ou cuves de congélateurs. Les traverses en bois imbibées de goudron, de carbonyl, se dessèchent ou pourrissent tout debout, reliées par des fils de fer barbelés en bordure des pâtures.

Les mineurs ne toussent plus. Les puits sont des trous noirs dans l’espace. La sueur et les crachats se sont évaporés. Le sang s’est desséché. La poussière retourne à la poussière.

*

Devenir le poème (extrait)

[…]
Je m’autorise la liberté. Je suis borderline sans frontière. De nouveau, je danse : je suis debout, je respire, j’essaie un costume.
Je danse : je mange une tartine beurrée avec un carré de chocolat, je me mouche, je prends une photo, j’écrase une guêpe.
Je danse : je me hausse sur la pointe des pieds, je souffle sur les braises, j’écris un sonnet, je relance la balle.
Je danse : je bats des mains, je saute à cloche-pied, je dépose un € dans la timbale en plastique de la mendiante.

Dérive dans la ville, station après station,
Tel Guy Debord, l’homme de la situation.

Dans le tumohubohulte d’azur et d’acier, le promeneur est un espion, un danseur sur la scène sur le champ de bataille.
Je peux feuilleter à mains nues des manuels de psychogéographie, ajouter au feutre indélébile des commentaires sur les photomontages de la propagande publicitaire.
Je peux décoller des affiches, pousser des cris-rythmes, relever dans la rue les empreintes des voyageurs et des animaux sauvages ou domestiques.
Chats, ours, girafes, loups, castors, chevaux, chameaux, antilopes, gazelles, léopards, lions, lynx, pumas, zèbres, pingouins, élans, macareux, pigeons, gnous, veaux, vaches, cochons, poulets.
Je peux inventer des cosmologies, photographier des enfants, enregistrer et filmer le catalogue des images subliminales et des mots lus sur les lèvres.
Je peux établir la cartographie des ocelletaches de chewing-gums sur les trottoirs, sculptures mâchées, piétinées, incrustées dans la poussière et le macadam.
Je peux rédiger un bulletin documentaire de mes déambulations sporadiques en y collant plumes de tourterelles, photographies, tickets, listes des courses, poèmes trouvés.
[…]

Extrait de Flacons, flaques, fioles… Editions Louise Bottu, 2013

Le chien

Spaak ! C’était le nom du chien de ma grand-mère, un nom d’homme politique, un Belge des années cinquante. Il (le chien !) était abrité dans une niche en bois plantée au bord du vivier, un grand vivier entièrement recouvert de lentilles vertes. En avant du vivier, était le trou d’obus dans lequel nous jetions toute l’ordure imputrescible, les déchets solides : berlingots tout aplatis et transparents de sunsilk ou de dop, assiettes cassées, bouteilles vides de quintonine... Spaak en était aussi le gardien. C’était un chien au poil noir et court avec une allure de chien de chasse, d’épagneul. Personne ne l’emmenait à la chasse. C’était un très bon aboyeur. Je ne sais ce qu’il est devenu, ou plutôt, quand, comment il est mort. Je me le rappelle le nez en l’air, regardant un maçon vider un litre de bière bock blonde au goulot.

Les maçons reconstruisaient la maison qui avait été détruite par la guerre, les Anglais, je crois. Dans l’attente de leur maison, ma grand-mère, Rachel Martel et Fleury Verbrugghe, son mari qui était à la fois mon grand-père et mon parrain, avaient été relogés dans un baraquement très provisoire planté devant le trou d’obus. C’est là aussi que vécurent mes parents pendant deux années après leur mariage. C’est dans cet abri aux planches badigeonnées de goudron noir que je suis né, que j’ai passé les premières années de ma vie.

Après le déménagement de mes parents, l’installation de mes grands-parents, je suis souvent revenu près du vivier explorer le trou d’obus. Une ligne de saules têtards avait été plantée tout le long du vivier, entre la maison et le baraquement. On avait transféré la niche de Spaak plus près de la maison neuve. Tous les trois ans, l’hiver, à la période des gelées, mon grand-père étêtait les saules et je l’observais, maniant la serpe. J’écoutais le bruit des grosses branches qui s’abattaient sur la surface dure du vivier, sur la glace qui emprisonnait les lentilles.

J’essaie vainement de me souvenir. Je ne sais plus si Spaak était encore là aboyant au ciel en remuant sa chaîne.

Extraits de Journaljardin, Carnets du Douayeul, 2014

Journaljardin
13 mars 2012
Ciel doux, premiers semis de l’an dans la parcelle bêchée hier matin, trois lignes : laitue batavia, appia et reine de mai, poireaux.
Ciseaux, scie, serpe, éclairci la haie entre jardin et frênaie, enlevé branches mortes, lierre asphyxiant, coupé rejets cinglants des ormes.
Le lent glissement de la serpe affûtée tout au long d’une perche coupée ratiboisant rameaux à l’aisselle, lame de rasoir sur la peau.

14 mars 2012
Jardin bêchant, j’enterre du vert et trois autres couleurs : jaune ficaire, bleu véronique, blanc cardamine hirsute (identifiée par Maryse).
Jardin bêchant, exhume une charlotte et un oursin de calcaire, même taille mais âge différent, font connaissance dans la poche de mon jean.
Écoute un pic épeiche au boulot sur un frêne avec son pistolet à clous, puis la scie du pouillot véloce au faîte d’un saule marsault.

19 mars 2012
Sureau, sentir au bout des doigts l’odeur des primes feuilles froissées, voir briller les étoiles jaunes perçant le tapis de ficaires.
Jardin bêchant, artichauts gelés ; pensée émue pour le voisin disparu qui ne verra pas le printemps nouveau, ne sortira plus son motoculteur.

21 mars 2012
Jardin bêchant mécaniquement, pensée dérive, passage d’Archimède et de son levier, suivi de Newton et du second principe de thermodynamique.

22 mars 2012
Jardin bêchant près de l’endroit où est enterrée la chienne Java dans son lopin d’un m², depuis l’été 2006 (écrivais « Mort d’un jardinier »).
La tombe de la chienne recouverte d’oreilles d’ours et de pieds de veau à travers lesquels parvient à se glisser un peu de chiendent.

Extrait de Jules-Alexis Muenier, la retraite de l’aumônier, collection Ekphrasis, éditions Invenit, 2011

Le bréviaire (extrait)

bord de mer dans l’almanach vagues mouettes dunes et bateaux - pêcheur d’hommes homme pécheur - j’attends de jour en jour d’heure en heure - attendre encore - Mon Dieu jusqu’à quand - au-dessus du village avec mes gros sabots mes chaussettes de laine au mois d’août - je sens ma sueur - elle ne sent pas le sang - calix sanguini mei - mon latin à me rentrer dans la tête - la langue du Bon Dieu - à plat ventre dans la cathédrale aux pieds de Monseigneur l’évêque - première tonsure et maintenant mes cheveux comme de l’étoupe grise - la fierté de Maman et Papa leur petit qui célèbre la messe au village - banc de communion - je ne sais même pas à qui je lèguerai mon bréviaire - l’humiliation mes mains qui tremblent et le rouge aux joues aux oreilles aussi mais à cause du froid - Saint François pauvre d’Assise comprenait les hirondelles - la joie de ma jeunesse - c’est fini mais je ne suis pas vraiment triste pas de mélancolie c’est une maladie – les artisans de Coulevon le sabotier et le bourrelier trois couturières des menuisiers-charpentiers - je peux aussi prier la Sainte Vierge Ave Maria gratia plena - toutes les fleurs du jardin pour l’Assomption - cet hiver la soupe aux choux et aux navets - bûche craque dans le feu - des étincelles comme étoiles filantes à la Saint Jean - le feu sur la terre - Libera me Domine - de jour en jour matines laudes prime tierce sexte none vêpres complies ma prière ordinaire - fermer les yeux - pour mieux voir – pour toujours

Extrait de Petite Ourse de la Pauvreté, Dernier Télégramme, 2012

Fleury-Joseph Crépin, Chti-qui-peinture (extrait)

[…]
o°o°o°o°o°o°o°o°o°o°o°o°o°o°o°o°o°o°o°o°o°o°o

Fleury-Joseph tes tableaux sont des talismans
peintre médium ton monde est illuminé coloris
scintillants dans des formes hiératiques tous
tes tableaux sont comptés par exemple je sais
que ton tableau n° 32 fut accroché à Lausanne
par les soins de Michel Thévoz dans son Musée
de l’Art Brut près de la toute première toile
d’Augustin Lesage unique maître et concitoyen

je sais encore qu’il y a deux petits tableaux
de toi envolée de papillons dans la mairie de
Montigny-en-Gohelle le village où tu vécus la
majeure partie de ton existence où tu es mort

o°o°o°o°o°o°o°o°o°o°o°o°o°o°o°o°o°o°o°o°o°o°o

tu es mort le 10 novembre 1948 et moi je suis
né le 17 décembre 1948 tu n’es pas le seul de
mes amis de l’ailleurs à te désincarner cette
année-là je pense à Kurt Schwitters à Georges
Bernanos à Antonin Artaud et à cet artisan de
paix comme toi le Mahatma Gandhi assassiné en
1948 Fleury Joseph Crépin 1875-1948 la vie te
quitte la veille du trentième anniversaire de
l’armistice de 1918 trois ans après la fin de
ton travail le 7 mai 1945 la veille du second
armistice il te restait à finir un tableau de
la nouvelle série des 45 tableaux merveilleux
ceux qui allaient établir une paix définitive

ce n’est vraiment pas de chance que tu n’aies
pas achevé ton œuvre de peintre pacificateur
je n’aurais guère entendu parler de la guerre
d’Indochine de la guerre d’Algérie du conflit
israélo-arabe de la guerre du Vietnam de tous
les massacres tueries bains de sang génocides

ce n’est vraiment pas de chance que tu n’aies
pas pu peindre ton quarante-cinquième tableau
merveilleux avant que la congestion cérébrale
n’altère et tranche ton lien avec les esprits

o°o°o°o°o°o°o°o°o°o°o°o°o°o°o°o°o°o°o°o°o°o°o

FLEURY-JOSEPH CREPIN RHABDOMANCIEN PECHEUR DE
PERLES SACREES ARTISAN BENEVOLENT SOURCIER DE
PAIX PEINTRE MERVEILLEUX FLEURY-JOSEPH CREPIN
JE TE NOMME CHAMAN JE TE NOMME FLUIDIFICATEUR
PHILANTHROPIQUE JE TE NOMME CHTI-QUI-PEINTURE

o°o°o°o°o°o°o°o°o°o°o°o°o°o°o°o°o°o°o°o°o°o°o

Bibliographie

  • Morceaux Choisis. 1991, Editions Les Contemporains.
  • Chapelet. 1996, Ecbolade Éditions.
  • La Justification de l’abbé Lemire. 1998, Éditions Mihàly.
  • Théorie des orages. 1998, Editions de La Main Courante.
  • Sous-bois standard (les idiots). 1999, Éditions de l’Attente.
  • Têtes de porcs, moues de veaux (photos de P. Roy). 1999, Editions Pierre Mainard.
  • Visions d’un jardin ordinaire (photos de Josiane Suel). 2000, Editions du Marais du Livre.
  • L’envers du confort. 2001, Voix Éditions.
  • Les coups. 2001, Éditions de l’Attente.
  • Une simple formalité (avec Sylvie Granotier). 2001, Editions du Marais du Livre.
  • Coupe Carotte. 2002, Éditions Derrière La Salle De Bains.
  • Canal Mémoire. 2004, Editions du Marais du Livre.
  • Duodâne (avec Christoph Bruneel). 2004, Editions L’âne qui butine.
  • Poèmes marcottés des quatre saisons. 2005, Éditions Contre-allées.
  • Un trou dans le monde. 2006, Éditions Pierre Mainard.
  • Transport visage découvert. 2006, Éditions du Dernier Télégramme.
  • Les terrils : ombre et clarté (photos de Patrick Devresse). 2007, Centre historique minier.
  • Sombre ducasse. 2007, Éditions Le Mort-Qui-Trompe.
  • Poussière (avec Josiane Suel, photographe), livre numérique, 2008, Éditions Publie-net.
  • Nous ne sommes pas morts, (avec la plasticienne Hélène Leflaive). 2008, Dernier Télégramme.
  • Patismit Livre CD, 2008, Éditions du Dernier Télégramme.
  • Photoromans (avec Patrick Devresse, photographe). 2008, Éditions Michel Husson.
  • Mort d’un jardinier. 2008, Éditions de La Table Ronde et, 2010, Folio Gallimard.
  • La patience de Mauricette. 2009, Éditions de La Table Ronde et 2011, Folio Gallimard.
  • Rose devant, rose derrière, 2009, Editions Contre-mur.
  • Les versets de la bière (journal 1986-2006.) 2010, Éditions du Dernier Télégramme.
  • Journal du Blosne, 2010, Éditions Apogée.
  • D’azur et d’acier, 2010, Éditions de La Contre allée.
  • Traduction du Livre des esquisses de Jack Kerouac, 2010, Editions de La Table Ronde.
  • « Jules-Alexis Muenier, la retraite de l’aumônier », 2011, Editions Invenit.
  • Blanche étincelle, 2012, Éditions de Éditions de La Table Ronde.
  • Petite Ourse de la Pauvreté, 2012, Éditions du Dernier Télégramme.
  • L’Avis des veaux, 2013, L’Âne qui butine.
  • Flacons, flasques, fioles.., 2013, Éditions Louise Bottu,
  • Journaljardin, 2014, Les Carnets du Douayeul,
  • Le lapin mystique, 2014, Editions de La Contre allée.
  • Je suis debout, 2014, Éditions de La Table Ronde.
  • Les aventures de la limace à tête de chat, 2014, Téètras Magic.

Sur internet

Ses Blogs : Silo-Académie23Lucien Suel’s DeskA noir E blancPhotoromans

Son compte Twitter : https://twitter.com/LucienSuel
Lucien Suel sur Remue.net

Vidéos : Cheval23 :Souffler dans le ciel Taper dans la terreLucien Suel lisant Patismit, poème en picard - Lucien Suel lisant un extrait de D’azur et d’acier au porte-voix

Entretiens : Entretien avec Sylvain CourtouxEntretien avec Philippe Boisnard -


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