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Lus et approuvés (avril 2015)

samedi 4 avril 2015, par Valérie Canat de Chizy

Yannis Ristos, La marche de l’océan, Bruno Doucey, 2014

Pour saisir toute la portée de La marche de l’océan, œuvre de jeunesse de Yannis Ritsos, qui a à peine trente ans, en 1939, lorsqu’il termine ce volet d’une trilogie commencée avec Le chant de ma sœur et Symphonie du printemps, il nous faut nous reporter à la préface de Bruno Doucey, qui revient sur l’enfance du poète, marquée par la folie et la ruine du père, par la mort de la mère, et le départ de Yannis et de sa sœur pour Athènes, démunis de tout. Mais, lorsque le poète fait allusion à son enfance, passée dans la baie de Monnemvassia, dans le Péloponnèse, il demeure surtout la limpidité de ces moments calmes passés au bord de la mer, comme si la beauté avait le pouvoir, la force, de balayer la plus profonde douleur.

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Nous avions le jardin au bord de la mer.
Par les fenêtres glissait le ciel
et la mer assise
sur le tabouret bas
brodait la campagne du printemps
avec les seuils ouverts des maisons blanches
avec les rêves des cigognes sur le toit de chaume
inscrit dans l’azur limpide.

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Reviennent, de manière récurrente, les allusions à la mort de l’innocence, incarnée par les mouettes, leur blancheur au soleil.

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On trouve des petites tombes blanches
de mouette innocentes
loin des îles isolées de l’inconnu
qui n’ont connu que
l’illumination de l’océan surpris par la nuit.
Là nous avons déposé nos premières fleurs
notre premier sanglot la première pensée.
Nous avons entendu la chanson de la mer
et nous ne pouvons plus nous endormir.

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Des pages ne suffiraient pas pour aborder la richesse de cette publication. Derrière la splendeur de la mer, se cachent des allusions répétées aux tourments du peuple grec et du jeune Ristos : la dictature, le début de la seconde guerre mondiale, la répression. « La marche de l’océan » est aussi un hommage vibrant à la grécité.


Cécile Guivarch, Renée, en elle, Éditions Henry, 2015

Dans ce récit, Cécile Guivarch nous parle de son aïeule, Renée, celle qui la visite dans ses rêves, celle qui l’empêche de dormir, avec ses plaintes et sa douleur. De sa bouche s’écoule la rivière de son corps, de ses peines, de ses souffrances. Il y a d’une part l’évocation de cette mémoire trans-générationnelle dont a hérité Cécile Guivarch, la mémoire de cette aïeule qui continue de la hanter, avec son poids de souffrance. Et puis il y a l’histoire de Renée, au 19ème siècle, à une époque où l’on mourait facilement de maladie, de dysenterie, de froid ou de faim. Renée enfant, épluchant les carottes avec sa mère, la maison en pierre de granit, entourée de champs, les travaux de la ferme, les conditions de vie précaires. Renée à quinze ans, au feu de la Saint-Jean, tombe amoureuse. C’est ainsi que j’aimerais continuer de voir Renée. Son sourire, même avec ses dents déjà mortes et sa peau décolorées avec les années. Cécile Guivarch raconte le mariage de Renée, puis, les fausses couches successives, les enfants mort-nés. Sa déperdition, à la suite de tant d’enfants morts. Ce récit m’a autant bouleversée que Lambeaux de Charles Juliet. Toute cette douleur de femmes séparées de leurs enfants, emprisonnées de force, nous saisit. Ce livre fait partie de ceux qui nous tirent de notre torpeur. Il ne nous laisse pas indifférents.


Sabine Huynh, Ville infirme, corps infini, La porte, 2014

Sabine Huynh écrit sur la ville où elle vit, Tel Aviv, ville infirme qu’elle cherche à édifier avec des lettres, des fragments de textes, des échafaudages de feuilles qui finissent par s’effondrer.

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c’est ça et pas tout à fait ça
ce corps fuyant au ras de la page
jamais vraiment ça
pas ça du tout à la fin
puisque c’est toujours comme ça
que ça commence
par la fin

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Dans ces textes, Sabine Huynh tente de définir cette ville qui lui échappe sans cesse, insaisissable dans ses multiples ramifications, ville prolixe qui résiste et se dérobe, mosaïques / de bohème de modernité / d’avenir de printemps sur laquelle elle trébuche, en tentant de la saisir. Cette cité mouvante, au corps ample et splendide ne peut se suffire de la carapace des mots qui l’enferment plus qu’ils ne la révèlent. En écrivant sur Tel Aviv, Sabine ruse et joue avec elle, comme avec un animal sauvage qu’elle voudrait approcher. Elle voudrait l’apprivoiser avec des lettres de papier tout en lui laissant sa liberté, cette créature toujours personnifiée, dont le corps infini se déhanche au gré des rues délabrées. Petit à petit l’écriture se libère pour épouser les contours d’un corps vivant, dansant avec lui au gré de ses variations, laisser déferler la joie et l’ivresse de vivre dans ce lieu à la fois si imparfait et si accueillant, Tel Aviv.

Valérie Canat de Chizy


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