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Une année nantaise, par Christian Degoutte

dimanche 15 janvier 2017, par Cécile Guivarch

Hublots, Portholes, John Taylor
Peintures de Caroline François-Rubino
Bilingue, Trad par Françoise Daviet

L’objet est beau : dans une jaquette cartonnée à rabat, il y a 2 liasses de 16 pages. Ce qui vient aux yeux en premier, ce sont les hublots peints de Caroline François-Rubino. Comme tracés avec l’encre Bleu-nuit de Waterman (vous savez pour stylo-plume…). Caroline François-Rubino a peint des lunes d’eau marine, des lunes inverses ; qui contiennent la mer ou des nuits nuageuses alors que le papier autour est lisse et lunaire. Vers la fin du livre, les lunes pâlissent (avec l’arrivée du matin ?)
…au crépuscule // lignes / sur l’eau / griffonnées / avec de l’eau
Il ne faut pas lire ce livre n’importe comment. Il faut s’organiser. D’abord aller près d’une fenêtre. Comme on n’a pas tous la mer sous les yeux, on se contentera de sa rue bientôt déserte, d’une pelouse qu’envahit la pénombre, même d’un horizon de montagnes : toute chose qui au bout du compte permettra de s’abîmer dans la contemplation du peu spectaculaire. Ensuite ton oreille contre le hublot  : de la musique, donc. De celle qu’on peut choisir d’écouter ou d’oublier. Debussy ? La cathédrale engloutie ? John Taylor étant anglophone (certes américain), je suggère Moonligth extrait des Four Sea Interludes de Benjamin Britten (voire tout l’opéra Peter Grimes, si vous acceptez de vous en donner le temps). Britten sait rendre l’imprévisibilité (de la mer) comme personne. Ça va mollement, il y a des pics acides, mais d’un coup l’alerte criée de loin par un cor, une bousculade parmi les violons vous tirent de votre rêverie : c’est le moment de reprendre ferme la barre, d’offrir à vos yeux un bref poème de John Taylor ta main dans le vent / aussi sûre que n’importe quel œil / pour ce qui doit être vu. Ainsi se laisse-t-on aller de l’écoute à la rêverie, de la vue aux poèmes de John Taylor, aux presque toujours mêmes mots de John Taylor, aux fines variations de John Taylor (au bout du compte peut-être plus proche du tintinnabuli d’Arvo Pärt que de Britten) : l’ombre de la nuit – les nuances de bleu – éclaboussures de nuit – cercle céruléen – encerclant ce qui pourrait s’unir – assombrir ce côté / pour que l’autre côté / retienne / plus longtemps / la lumière – en retrait / jusqu’à ce que / surgisse / le tournoiement bleu – Quand, vers la fin du livre, apparaît le tu, en face de toi, on hésite sur le visage à donner à cet autre qui sort de la méditation, se sépare de son reflet sur la vitre du Hublot.

l’œil ébloui éditeur, Nantes, 13 € - www.loeilebloui.fr


Temoin, Sophie G. Lucas,

Voulez-vous lire un livre noir ? Pas un polar, un vrai. Sophie G. Lucas ne fait pas de l’esthétisme avec les misères ; qu’elles soient économiques, morales, éducatives, affectives. Elle ne fait pas dans la belle photo de pauvres. Elle ne change pas, d’un clic, une algérienne dévastée par la douleur en vierge Marie. Pendant quatre mois, elle s’est rendue aux audiences du tribunal de Nantes pour les affaires jugées en correctionnelle : vol, escroquerie, abus de confiance, coups et blessures graves… : La fillette a parlé. La mère a déposé plainte. La fillette a dit. J’en veux à ma mère. Elle m’a laissée aller là-bas. Il a nié. Il a dit. Elle a interprété des câlins des bisous. Je n’ai pas d’attirance pour les enfants. J’ai eu des femmes. Il ne fait pas de différences entre un enfant et un adulte Il est d’une fratrie de sept enfants. Il dit. Je n’ai pas eu une enfance heureuse. On ne voulait pas de moi. Il a été placé en institution. Il est illettré. Il dit de lui. On m’a traité comme un débile. Il a un logement. Un travail. Il est plongeur depuis dix ans. Il a des problèmes avec l’alcool. Il peut boire une bouteille de whisky par jour. Il dit. C’est pour ça que je me souviens pas. Puis. Personne ne m’aime.
Sauts d’une phrase à l’autre du style direct au style indirect. Mélanges sans transition d’éléments narratifs et d’éléments dialogués. Introduction des didascalies dans la matière du texte. Ainsi au tribunal tout fait voix : ce qu’on est comme corps, comme vêtements, les attitudes, l’élocution, et bien-sûr ce qu’on dit. C’est le mélange des voix - prévenus, magistrats, témoins - qui fait la voix de la justice. La voix de la raison de la société est un mauvais orchestre. Donne un concert à pleurer, à se foutre en colère.
Mais ce livre en contient un second : les souvenirs du père de Sophie G. Lucas qui, sous le titre La longue peine, reviennent 18 fois : un quart des 74 pages de Témoin. D’abord par-ci par-là en écho aux actes racontés au tribunal : Mon père a fait la guerre. Et la guerre ne fabrique pas des hommes, elle les détruit. Puis, plus on avance dans Témoin, plus les souvenirs s’accélèrent ; montent comme des spasmes, une crise, jusqu’à cette explosion « mon père est cet homme qui ment, mon père est cet enfant qui frappe, mon père est ce voleur, mon père est cette jeune femme sur les nerfs, mon père est un homme nombreux, mon père n’a pas de loi… »
Couverture noire illustrée de barreaux blancs. Avec un espace noir ouvert entre les barreaux : une porte.

La Contre allée, 12 € - www.lacontreallee.com

Christian Degoutte


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