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Lus et approuvés (juillet 2014)

samedi 19 juillet 2014, par Valérie Canat de Chizy

Jacques Morin, Sans légende, Rhubarbe, 2013

J’ai beaucoup aimé ce livre dans lequel Jacques Morin dissèque, sans en avoir l’air, les impasses mentales, les pièges de la pensée, notre inaptitude à nous relier à nous-mêmes et aux autres. Même si la plupart des textes sont écrits à la première personne, chacun pourra se reconnaître dans ces images qui saisissent comme des flashs. Qu’il s’agisse de l’angoisse, du poids de la conscience, de l’enfermement, Jacques Morin aborde notre inaptitude à habiter pleinement notre vie. Il semble que chaque texte ait été écrit dans une prise de recul par rapport aux mécanismes qui nous régentent, nous, humains. De cela, il est question dans la partie principale du recueil, et la plus importante, intitulée « Sans légende ». Il y est surtout question de notre difficulté à communiquer, prisonniers que nous sommes des codes sociaux, des masques de l’apparence, de l’indifférence.

on tait bonne figure
masque parfait

rayure des rides
peau parchemin
où l’on n’écrit plus rien

visage muet
sans mémoire aucune

huître cimentée.

Une première partie, « Les encres de la nuit », introduit en douceur dans cet univers de murs et de palissades, qui ne va pas sans rappeler l’évolution actuelle de notre société. Dans « Les encres de la nuit », c’est la poésie qui distille sa douceur, ainsi que le rêve, même si l’insomnie veille

la nuit porte conseil

il suffit de voir l’assemblée des étoiles

Le recueil se clôt sur une série de « Circonstancielles », une suite de texte écrits en 2012 sur des faits d’actualité, restitués ici de manière poétique. Nous retrouvons les nouvelles du monde, telles que nous les envoient les médias. Certaines ne sont plus d’actualité, d’autres continuent de nous hanter, telles celles des Syriens d’Homs ou des boats people.


Erwann Rougé, qui sous le blanc se tait, Éditions Potentille, 2013

Il s’agit d’un recueil court, une vingtaine de pages, mais qui renferme une multitude de parfums ; lorsqu’on l’ouvre, tout émane, comme l’odeur de terre mouillée après la pluie, et cela nous saisit, nous bouleverse presque. Ce recueil a été écrit au Mexique et se présente comme voulant restituer une atmosphère, un état d’être, à un moment précis et dans un lieu précis. Déjà le titre porte en lui la douceur, et le premier texte est caresse faite à une femme :

tout commence
dans un dédale de rues

dans le même blanc d’une heure
vide, pavée, couchée

entre l’air et le rien du monde

au plus intime et au plus clair
étourdissement du cœur

pour aller pas dans un lieu
pas dans un corps

mais quelque part
dans le dehors de soi
mon souffle en toi

ce que tu murmures
au comble de la douceur

L’atmosphère ici se situe à l’entre-deux, « entre l’air et le rien du monde », « entre le bleu et le noir-soir », « entre le dehors et le dedans ». Erwann Rougé traque l’infime, ce qui ne se laisse pas saisir, il cherche à rendre palpable ce que d’ordinaire on ne perçoit pas, et il y parvient admirablement avec ces textes d’une grande beauté.

Il écrit ces moments où « les mots ne sont plus là », et où l’on va à la rencontre du dehors, tous sens éveillés, saisir un peu de la quintessence du monde, de la vie. De fait, ce dont il s’agit ici, le thème central du recueil, c’est l’écriture, « qui sous le blanc se tait », qui se situe à l’entre-deux.

n’oublie pas que sous les paupières
il faut mordre la nuit

qui sous le blanc se tait


Marie-Françoise Ghesquier di Fraja, À hauteur d’ombre, Cardère éditeur, 2014

Il s’agit du premier recueil de Marie-Françoise Ghesquier du Fraja, après une publication chez Encres vives. Les textes opèrent par paliers, deux ou trois vers ceints par une majuscule et un point à la ligne. Ils semblent illustrer les photographies en noir et blanc qui se trouvent en regard. Photographies d’arbres découpés dans le ciel, de chardons, de ronces. Beaucoup de branches dans la nudité du décor. Mais les textes vont plus loin, comme en écho à la part d’infini des photographies. Ils semblent aller en équilibre, funambules, soucieux de donner sens aux mots, afin que la parole emprisonnée se libère enfin.

Si seulement
les mots improvisés en étincelles
pouvaient creuser en nous le lit
d’une rivière souterraine
dont on entendrait le chant éthéré.

À portée de ciel
la note bleue s’échapperait
dans les arpèges du soleil
qui font comme des cils très doux
entre les nuages.

Les mots, comme les troncs des arbres, sont noués. « Le poème en équilibre fragile / sur une ligne à travers ciel ». Les tiges des grandes herbes nous parlent de « la peur de ne pas être », de la fragilité et de la solitude. Ainsi le poème, enclos en lui-même, peine à accéder au dire. C’est peut-être cela, à quoi renvoient les photographies et les textes en miroir : au sentiment d’une nature pétrifiée, à l’image de la vie, et des mots. Mais les textes, au squelette ciselé, peaufiné, dessinent une ossature. Et donnent une impression de maîtrise du langage.


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